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Coucou les filles ! Encore beaucoup de fun aujourd'hui ! On est dans la partie la plus joyeuse du tome 4, j'espère que vous appréciez :]

Si encore elle avait pu mettre ses insomnies à profit pour surprendre la nivée qui lui faisait des offrandes… Mais celle-ci n’était plus venue depuis quatre jours. Parce qu’elle avait décidé que Blanche était humaine, qu'elle ne méritait rien du tout ? Cette idée lui donnait mal au ventre. Elle aurait tout donné pour retrouver une flaque de vomi sous son hamac.

Un bruit étrange lui parvint soudain, à travers ses idées noires. Elle sourcilla. Quelqu’un marchait vers elle.

Non ! Elle est revenue ?

Mais on aurait dit un pas de bipède, pas celui d’une nivée. Un boyard qui revenait d’une pause pipi ? Blanche ouvrit les yeux pour en avoir le cœur net. Elle distingua une silhouette sombre, immobile au-dessus d’elle. Les petits poils dans sa nuque se hérissèrent et la peur l’envahit. Puis elle reconnut ces cheveux en épis, ce torse svelte…

Aaron ?

Il ne bougeait pas. Elle n’entendait que le bruit de sa respiration qui se mêlait à celles des boyards endormis. Très lentement, comme s’il risquait de s’enfuir au moindre geste brusque, Blanche se redressa dans son hamac. Elle le discerna un peu mieux. C’était bien lui… il sentait la bête fauve, une odeur de fourrure et de musc, teintée d’un peu de sang. Mais sa sueur était celle d’un être humain.

Il s’est transformé ?

Au-dessus de leurs têtes, le vent brûlant de Djibouti agita la bâche, et un rai de lumière pourpre traversa soudain l’obscurité. Les yeux d’Aaron le reflétèrent, brûlants comme ceux d’un animal nocturne. Blanche aperçut alors la longue griffure sur sa tempe. Sa joue était nappée de sang. Son cœur bondit dans sa poitrine.

– Aaron ? dit-elle d’un ton très bas pour ne pas réveiller les autres.

Le regard du garçon s’accrocha au sien, presque surpris, comme s’il venait de découvrir sa présence. Il dit d’une voix éraillée :

– Il faut que je dorme…

Il se tenait un peu recroquevillé sur lui-même, comme s’il souffrait, ce qu’il faisait toujours lorsqu’il venait de subir une transformation.

– Je peux dormir ici ?

Blanche resta muette, la bouche ouverte comme une carpe parfaitement stupide.

– Euh, je… tu-tu… je hein ?

Lorsqu’elle reprit conscience, elle parvint à coasser :

– Oui, bien sûr.

Elle se poussa un peu. Aaron se laissa tomber à côté d’elle, assis, la tête entre ses mains. Il avait le dos voûté comme celui d’un vieillard.

– Aaron… murmura-t-elle. Il se passe quelque chose ?

Il secoua la tête, puis dit d’une voix étranglée :

– Un des boyards est mort. Il l’a tué. Pouet l’a tué.

Blanche sentit sa cage thoracique se resserrer, comprimer ses poumons jusqu’à l’asphyxie.

– Quoi ?

Aaron lui glissa un coup d’œil rougeoyant à travers ses doigts.

– T’as rien entendu ?

Elle secoua la tête, luttant toujours pour respirer. Était-ce un bruit issu de l'extérieur qui l'avait réveillée ? Autour d’eux, les boyards ronflaient, plongés dans un sommeil de plomb. Ils étaient tous épuisés par la chaleur, par la marche épuisante sur le terrain désertique de Djibouti.

– Un des boyards de garde s’est approché trop près des petits. Ils dormaient. Pouet l’a attaqué sans prévenir. (La voix d’Aaron n’avait jamais paru si vide.) Le mec n’a même pas eu le temps de crier. Quand je suis arrivé pour les séparer, il lui restait la moitié du corps.

Blanche lutta contre la nausée qui l’envahissait. Les épaules d’Aaron tressautèrent, et un bruit étrange lui échappa, comme un sanglot à moitié ravalé. Sonnée, elle se demanda s’il était en train de pleurer. Il pleurait pour la mort d’un boyard ? Il y avait forcément autre chose. Un mauvais pressentiment l'envahit.

– Le deuxième boyard de garde a dégainé. Il a voulu lui tirer dessus, mais Pouet a réagi trop vite. Il a couru vers lui et… je ne pouvais pas le laisser faire…

Un froid glacial se diffusa en Blanche, étirant des filaments de givre dans ses veines.

– Aaron ?

– Il fallait que je l’arrête.

– Aaron ? répéta-t-elle. Qu’est-ce que tu as fait ?

– Je me suis transformé pour les séparer. Pouet m'a attaqué. Il a essayé de me tuer, comme quand Asmar…

Nouveau sanglot réprimé.

– Comme quand je me suis battu contre Asmar, dans la cathédrale.

Blanche posa une main sur son dos à lui, essayant de respirer malgré les grands coups paniqués de son cœur. La peau du changelin lui sembla brûlante. Il était blessé. Elle sentit les bords suintants d'une plaie en travers de ses omoplates, puis d'une autre déchirure béante.

Pouet a fait ça, dit une voix étrangère au fond d'elle. Pouet a attaqué Aaron. Pouet a tué un boyard.

– Il est en vie ? demanda-t-elle d'une voix étranglée. Aaron, tu ne l’as pas… ?

Aaron se dégagea brusquement.

– Je ne l'ai pas quoi ? Qu’est-ce que t’es en train de dire ? Tu crois que je l’ai tué ? Tu crois que j'ai tué Pouet, c'est ça ?

Son éclat de voix réveilla certains boyards. Ils jurèrent, grommelèrent dans les bruits de tissu froissé. Cornélia se redressa juste à côté d’eux, le visage chiffonné par la fatigue. Aaron désigna la nouvelle balafre qui lui décorait la moitié de la joue.

– Il est fort, mais il est encore jeune. Il arrive pas à la cheville d’Asmar ! La prochaine fois, il y réfléchira à deux fois avant de s’en prendre à l’un des nôtres.

L’un des nôtres.

Blanche le dévisagea. Il se figea devant l’aveu implicite qu’il venait de faire. La jeune fille sauta de son hamac :

– Je vais le voir.

Aaron lui saisit le bras. Sa paume était comme un étau brûlant, ses prunelles luisaient dans la pénombre.

– C’est ça ! C’est clair que c’est le bon moment pour aller le voir ! Tu restes ici, la naine.

Une injure vint aux lèvres de Blanche, mais elle la ravala. Il avait raison. L’image de Pouet s’imposa devant ses yeux. Elle les imagina se battre tous les deux, deux forces de la nature pétries de rage. Alors qu’ils s’aimaient tant l’un et l’autre, sans jamais le montrer…

Elle ravala une brusque envie de pleurer, mais une larme coula tout de même. Aaron la fixa en silence. La même larme roulait sur sa joue à lui. Elle regarda la main du garçon serrée autour de son bras, les doigts forts et agiles, zébrés de cicatrices anciennes. Il la lâcha.

– Est-ce qu’on va s’en sortir ? murmura-t-elle d’une voix faible. Comment on va pouvoir continuer ? Après tout ça ?

Cornélia les regardait en silence, le visage noyé d’ombres – et d’autres boyards, eux aussi réveillés, dont ils n’avaient aucunement conscience. Dans le Berliet surchauffé, empli du bruit des respirations, chacun semblait suspendu à leurs voix.

– On va s’en sortir, assura Aaron d’un ton rauque. On va s’en sortir.

Il leva une main vers elle, essuya doucement la larme accrochée au bas de sa joue. Blanche vit ses lèvres trembler, se demanda s'il retenait le même sanglot qu'elle. Le regard du changelin papillonna partout sur le visage de Blanche, sur ses paupières, ses taches de rousseur, ses cheveux et sa bouche. Encore sa bouche. Puis il déglutit et tourna les talons.

– Tu peux… tu peux dormir ici, chuchota Blanche d’une voix timide.

– Non. Vaut mieux pas.

Il disparut à grands pas dans les ténèbres. Blanche ébaucha un geste pour le suivre, sans oser le faire vraiment. Sortir du camion, c'était se confronter à la réalité. À la tarasque qui rôdait dehors. Pouet a tué un innocent. Il aurait pu tuer Aaron. L'adorable petite créature qu'elle avait connu à Lyon, qui dormait sur son lit et grignotait ses chaussettes, n'existait plus. Elle ne reviendrait plus jamais. Sans savoir où aller, ni que faire, Blanche tourna en rond entre les hamacs, se cogna à l’un d’eux, provoquant un juron. L'image de Pouet occupait tout son esprit, elle l'imaginait jaillir des ténèbres en silence, sans prévenir, tel un spectre noir aux dents acérées. Un monstre. Elle tenta de se raccrocher à quelque chose, n’importe quoi.

On va s’en sortir, se répéta-t-elle. On va s’en sortir.

Mais elle ne parvenait pas à retenir cette pensée, elle lui échappait comme de l’eau entre ses doigts ; alors elle se rendit compte, terrorisée, qu’elle n’y croyait pas. En levant les yeux, elle aperçut Aegeus qui dormait dans son hamac, le visage déformé par la douleur. Il remuait sans cesse. Et à travers son sommeil agité, il exprimait une litanie sans fin.

Ça viole ça tue ça découpe et ça dépèce… ça fait la guerre, ça détruit ça tue ça torture ça ampute

Lui aussi... Blanche se laissa glisser par terre, à même le sol, et enfouit son visage dans ses bras. Elle sentit à peine la main de Cornélia, sur son épaule.

– On va s’en sortir, Blanche. Tout va s'arranger.

Mais pour la première fois, Blanche avait cessé d’y croire.

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