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Les nivées s’étaient toutes réfugiées dans un coin du convoi, en un bloc soigneusement défensif. Pouet montait la garde devant elles. À distance, les boyards lorgnaient ses mâchoires de cauchemar hérissées de dents ; leurs armes étaient dégainées, prêtes à épauler. Deux camps irréconciliables. Par terre, entre eux, gisait une dépouille déchiquetée – le corps du boyard tué par Pouet. Ainsi que les lambeaux de peau d’Aaron, éparpillés dans l’eau comme une sinistre mue.

Ce matin-là, personne ne songea à prendre son petit déjeuner. Personne n’avait même allumé les réchauds, et l’air qui fleurait d’ordinaire le café et le chocolat chaud ne sentait que la mort.

Sous les yeux de tous, Aegeus se montra enfin publiquement.

Appuyé sur Aaron, il apparut tout en haut du Berliet, en faisant de son mieux pour se tenir droit, mais tout le monde vit bien qu’il avait l’air à peine humain. Blanche et Cornélia le fixèrent comme les autres, avides d’entendre des mots capables de réparer cette inextricable situation. Elles étaient les seules à ne pas avoir rejoint un camp ni l’autre ; même Iroël avait choisi le sien, auprès des nivées.

Mais Aegeus dit :

– Nous allons reprendre la route, et soigneusement oublier ce qu’il s’est passé cette nuit.

Les boyards grondèrent, mais il les fit taire d’un geste.

– Nous ne pouvons pas nous attarder. Ni nous diviser, nous perdre en querelles et en meurtres. (Une toux grasse et profonde, qui semblait provenir du fond de ses bronches, lui fit perdre son souffle.) Vous devez vous montrer exemplaires. Quelle que soit votre espèce.

Son regard survola tous les rangs, fusillant l’un des boyards en particulier. Toute sa posture exprimait la rage et l’envie de mordre, comme celle d’un animal. C’était peut-être celui qui avait vu son camarade tranché en deux par Pouet. Puis Aegeus croisa les yeux pourpres du tarascon. Celui-ci soutint son regard sans fléchir ni rien laisser transparaître. Il avait bien plus de maîtrise de lui que le boyard ; et cela terrifia Blanche et Cornélia, car malgré cette retenue, il n’avait pas hésité un instant à tuer quelqu’un.

– Boyards comme nivées, vous devez vous serrer les coudes, plus que jamais auparavant, toussa Aegeus. Vous approchez de la fin du voyage. Vous faites partie d’une même horde ; vous mourrez ensemble ou vivrez ensemble.

Cornélia se figea. Il s’excluait systématiquement de ses phrases. Une idée lui vint soudain, une idée glaçante qui lui retourna l’estomac.

Il se sait déjà condamné. Il pense que nous devrons finir le voyage sans lui.

Elle le suivit des yeux alors qu’il retournait se tapir dans l’ombre du Berliet, avec des gestes hachés par la douleur. Et la peur – la vraie – lui serra l’estomac comme un poing de fer.

***

Le convoi repartit.

Toujours scindé en deux comme la langue bifide d’un serpent.

Pouet continua de montrer les crocs, les boyards de le menacer en silence, Aaron de crier sur tous les tons. Blanche s’éloigna de tout cela avec soulagement, et s’en alla à travers Djibouti dans une myriade d’étincelles afin de surveiller les alentours.

Elle ne put s’empêcher de songer : Pourvu que tout n’explose pas pendant mon absence. Pourvu qu’il ne reste pas que des morts à mon retour…

Rien n’explosa. Du moins, pas dans les dix premières minutes. Cornélia, restée sur place, en fut témoin. Mais elle se rendit compte que quelqu’un avait du mal à suivre le rythme du convoi – pourtant très lent. Quelqu’un à qui plus personne ne prêtait attention.

Lorsque l’hippalectryon s’écroula en pleine marche, sans faire le moindre bruit, elle fut la seule à le remarquer. Il était bon dernier et, si elle ne s’était pas retournée à ce moment-là, peut-être le convoi aurait-il continué sa route en l’abandonnant. Elle réagit au quart de tour.

– Iroël ! lança-elle. Monsieur Plume-verte !

Sans attendre sa réponse, elle descendit toute la cohorte des nivées, qui, la voyant faire, se retournèrent également et découvrirent celui qu’elles avaient laissé derrière elles. L’hippalectryon était si seul ! Lorsque Cornélia parvint devant lui, elle devina que ses pattes squelettiques avaient cessé de le porter. Les yeux clos, il s’était couché et avait enfoncé son nez dans son aile, comme un oiseau blessé, pour se protéger du khamsin poussiéreux. Le bandage fait par Iroël autour de son oreille amputée avait déjà l’air bon à changer.

– Monsieur Plume-verte ? dit doucement Iroël, derrière elle.

L’oreille survivante pivota dans sa direction, mais rien d’autre ne bougea.

– Monsieur Plume-verte, répéta Cornélia. Vous pouvez vous lever ?

De nouveau cette oreille. Puis un frémissement.

Non.

Il avait le ventre si creux ! Cornélia et Iroël s'assuraient chaque jour que les petits mangeaient, mais ils ne surveillaient pas les adultes.

Vous voulez manger ? tenta Cornélia. Vous n'êtes pas obligé de marcher. On peut vous porter dans l'un des camions...

Mais son corps répondait invariablement la même chose. Non. Non. Le désespoir affleura en Cornélia. Derrière elle, des nivées s’approchaient. Les bakus orphelins, les coulobres, les zonures faisaient cercle autour d’eux. Iroël s’agenouilla près de Monseur Plume-verte, l’observa un instant, avant de se relever aussi vite.

– On va lui apporter de l’eau. Je vais demander à Aaron.

Avant que Cornélia n’ait pu faire un geste, il était déjà parti. La jeune femme secoua la tête. L’hippalectryon ne boirait pas. Il avait décidé qu’il ne voulait plus continuer, c’était tout. Que pouvaient-ils faire contre ça ? Ils étaient impuissants.

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