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Maudits braconniers. Ça ne vous a pas suffi d’en tuer autant ? Il faut encore que vous en emportiez d’autres ?

Elle s’agenouilla près de lui, mais pas un mot ne franchit la barrière de ses lèvres. Dans un éclair subit, elle se souvint de leur première rencontre. Fier comme un paon, il levait haut les pattes dans des gestes gracieux et secouait la plume-pompon sur son front. Il était déjà maigre et seul, mais cela n’abîmait ni son panache, ni sa volonté. Deux choses qu’il avait perdues à présent.

Un petit baku se rapprocha, et tout doucement, posa le bout de sa trompe sur le front de l’hippalectryon.

Monsieur Plume-verte, exprima-t-il.

Un deuxième orphelin le rejoignit. Il attrapa la crête de l’hippalectryon et se mit à tirer dessus.

Monsieur Plume-verte !

Cornélia les regarda faire, le ventre noué. Les nivées ne portaient pas de noms, elles n’en donnaient pas à leurs petits. Pourquoi avaient-elles adopté ce sobriquet ridicule donné par Blanche ? L’hippalectryon finit par remuer, dérangé par les petites trompes qui le tripotaient ; il se recoucha en leur tournant le dos. Le message était clair.

– Je suis désolée, dit Cornélia à voix basse. Je suis désolée que des humains aient pu vous faire des choses pareilles… Je suis désolée pour le petit…

Elle se remémora le petit poulain orphelin. Puis le vieil hippalectryon borgne qui le leur avait confié. Le vieillard était certainement mort quelque part, de faim ou de soif. Il ne saurait jamais ce qu’il était advenu du petit. Les deux étaient morts chacun de leur côté dans l’ignorance la plus totale du sort de l’autre. Les yeux de Cornélia s’embuèrent. Quand une trompe timide lui tapota le bras, elle regarda le bébé baku qui essayait de la réconforter. Sans se rendre compte que c’était lui qui en avait le plus besoin.

– Je n’ai rien pu faire, chuchota la jeune femme. Je n’étais pas là, je ne mérite pas d’être consolée. Je suis désolée pour vous tous... Aegeus n’aurait jamais dû faire confiance à ces gens-là. On n’aurait jamais dû vous laisser partir comme ça…

La présence attentive des nivées pesait tout autour d’elle.

– Aegeus a eu tort. Ce n’est pas toujours un bon chef. Mais bon, c’est le seul qu’on a sous la main, pas vrai ? On n’a pas trop le choix...

L’hippalectryon la regardait sous ses paupières mi-closes.

– Monsieur Plume-verte, je vous en prie, vous devez continuer. Vous n’allez pas nous laisser partir sans vous, quand même ? Sans votre belle crête rouge, le convoi perdrait gravement en élégance.

Elle eut l’impression que le compliment le touchait. Sa vanité n’avait pas tout à fait disparue. Ainsi encouragée, elle se remit debout. Elle contempla toutes les nivées qui l’entouraient.

– Je ne sais pas si j’ai le droit de faire ça, mais au nom de tous les boyards de ce convoi, je vous demande pardon. Pardon pour tout.

Derrière toutes les nivées, Pouet s’approcha. Toujours aussi mutique, il braquait son regard pourpre sur elle. Elle hésita un peu, se tritura les mains.

– Je vous jure que nous allons vous mener à bon port. Nous allons vous mettre à l’abri loin d’ici, loin des braconniers, loin de tout ça… Mais pour ça, il faut que vous continuiez. Si vous abandonnez… Si vous mourez ici… tous vos efforts n’auront servi à rien.

L’hippalectryon la regardait vraiment, à présent. Mais il avait toujours l’air aussi aigri. Elle entendit Aaron qui arrivait derrière elle, mené par Iroël, avec certainement de l’eau.

– On a déjà fait une belle route ensemble, non ? acheva-t-elle en désespoir de cause. On a marché plus de sept cents kilomètres, tous ensemble, malgré la fatigue, la faim et la soif, et même l’absence de toilettes, comme dirait Blanche. On a survécu à Actéon, aux archanges, à Midas. On y est presque. On est presque au bout de ce voyage… Et j’aimerais…

J’aimerais pouvoir me dire que j’ai réussi au moins une chose qui a du sens dans ma vie. Que j’ai réussi à tous vous amener à bon port, dans mon monde à moi, loin des immortels, loin des braconniers...

La trompe d’un bébé baku se glissa dans sa paume ; elle la serra délicatement en tâchant de ne pas montrer qu’elle pleurait.

– Vous méritez tous d’avoir un endroit à vous, quelque part. Vous méritez tous de vivre libres.

Ce n’était pas un bon discours. Ce n’était même pas vraiment un discours, juste des mots en vrac. Mais ils venaient du cœur, et elle eut l’impression que c’était ce qu’attendaient toutes ces nivées depuis le début. Pouet la fixait toujours, sans bouger un muscle. Une petite coulobre saisit la main de Cornélia avec sa patte palmée ; elle pleurait elle aussi. Peut-être à cause des mots « un endroit à vous, quelque part ». À ses yeux, ce devait être un rêve inatteignable.

En se détournant, Cornélia tomba nez à nez avec Iroël et les boyards. Aaron l’observait d’un œil curieusement doux pour quelqu’un d’aussi aigre qu’un cornichon. Il fit signe à Gaspard d’amener un seau d’eau et se tourna vers l’hippalectryon. Celui-ci redressa la tête. Il fixa longuement le changelin, avec une sorte de défi épuisé dans ses yeux d’oiseau. Cornélia et Iroël retinrent leur respiration ; les nivées firent de même.

Aaron s’accroupit devant l’hippalectryon, et les petits orphelins s’écartèrent, effrayés. Ils avaient dû le voir se battre contre Pouet, avec fureur, pour sauver le boyard. Ils ne devaient pas comprendre dans quel camp il était. Avec douceur, il dit à voix basse :

– Alors, Monsieur Plume-verte.

Décidément, ce surnom avait été adopté par tout le monde.

– Je suis là pour vous protéger. (Il regarda les petits serrés les uns contre les autres.) Je suis là pour tous vous protéger. Je vous emmènerai au bout, coûte que coûte, et si un seul de ces imbéciles touche à l’un d’entre vous, je l’enverrai tout droit en enfer.

Pouet le fixait toujours, à distance. Aaron planta son regard dans le sien. Il dit de sa voix étrangement douce :

– Ce n'est pas à vous de vous venger, de vous battre ou de faire justice. C'est à moi. Je suis là pour ça.

Il reporta les yeux sur l'hippalectryon.

– Monsieur Plume-verte. Est-ce que vous voulez bien continuer avec nous ?

L’hippalectryon ferma les yeux un instant, comme s’il n'avait plus le courage de faire quoi que ce soit. Anxieuse, Cornélia se triturait les mains.

Quand Monsieur Plume-verte se hissa sur ses jambes tremblantes, ils poussèrent tous un même soupir de soulagement. La réponse était oui.

Monsieur Plume-verte ! Monsieur Plume-verte ! barrirent les bébés bakus en agitant leurs trompes.

Même Aaron sourit, malgré la blessure suintante sur sa joue et l'épuisement qui régnait sur ses traits.

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