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Plus ils progressaient dans la ville, se frayant un chemin malhabile entre la mangrove, les trous d’eau et les bâtiments poussiéreux, plus il devenait clair que le territoire d’Orphée était à l’abandon. Mis à part les poissons qui tournaient en rond dans leurs lagons miniatures, tout était mort. La ville n’était qu’un gigantesque cimetière balayé par le sable et le vent.

– Est-ce qu’on va voir Orphée ? osa finalement demander Blanche. Ou est-ce qu’il est… mort ?

Aaron était d’une humeur massacrante, ce qui l’avait convaincue de limiter leurs interactions au maximum. Il devait porter tout le convoi à bout de bras, tout en regardant dépérir son maître. L’état d’Aegeus faisait mal aux sœurs chaque fois qu’elles lui apportaient ses repas. Iroël seul aurait pu l’aider, mais Aaron ne lui adressait même pas la parole, sachant pertinemment que cela ne servirait à rien. Un silence glacial régnait donc entre eux. Une fracture de plus en plus visible, qui s’ajoutait à celle qui séparait les boyards des nivées.

Ce convoi ressemble de plus en plus à une vitre cassée en mille morceaux, songeait Blanche en les observant tous chaque jour. Et le scotch ne tient plus que par miracle…

– J’sais pas si on verra Orphée, gronda Aaron, qui marchait sans la regarder. Si ça se trouve, il est déjà crevé dans un coin.

– Super, maugréa-t-elle. Est-ce qu’il est dangereux ? C’est un méchant ?

Ce mot n’avait aucun sens dans un monde tel que la Strate, mais c’était encore le moyen le plus simple de catégoriser les gens qui voulaient freiner ou dévorer le convoi. Aaron lui lança un bref regard.

– Avant, non. Orphée, il est plutôt dans le genre d’Homère, si tu vois ce que je veux dire. Il est safe. Mais ça, c’était avant.

D’un geste, il désigna la Djibouti brûlante qui les avait avalés dans ses méandres.

– C’était pas comme ça la dernière fois que je suis venu. (Il dit entre ses dents.) Orphée règne sur les oiseaux. Il devrait y avoir des piafs partout, à nous user les tympans avec leurs mélodies à la con.

Il shoota dans une racine morte. Blanche observait son visage, plus fermé qu’une porte de prison.

– Déjà qu’Orphée était instable à la base… J’sais pas c’qui s’est passé ici, mais ça craint.

– Epona a parlé de machines, rappela-t-elle. On aurait dit qu’elle voulait nous mettre en garde.

– Ouais, c’est pour ça que tu devrais être en train de patrouiller, éclaireuse. Là, tu sers à rien.

Elle leva les yeux au ciel en saisissant son masque.

– Je te tiens compagnie.

Ses yeux à lui étaient injectés de sang, abimés par le vent et le soleil, et aussi par le manque de sommeil. Quand il les tourna vers elle, elle ne put s’empêcher de frémir.

– J’ai pas besoin de compagnie. J’ai besoin de vous garder en vie, toi et tous les autres. Enfin… ceux qui restent.

Elle s’enfuit dans un souffle chargé d’électricité ; mais avant de disparaître, les derniers mots d’Aaron lui caressèrent les oreilles – et le cœur.

– Mais merci quand même, la naine.

***

– Hop-là ! Et voilà, c’est bon ! T’es tout propre.

Cornélia ne s’était jamais occupée d’un bébé, et elle s’était toujours sentie mal à l’aise en se confrontant aux enfants. Mais elle avait fini par apprendre. Tous les jours, il fallait aider les petits du convoi à faire leur toilette, puisque leurs parents n’étaient plus là pour le faire.

– Allez, à toi, maintenant ! dit-elle en tapotant le bec d’un petit basilic tout hirsute.

Avec ses mains en coupe, elle lui versa de l’eau sur la tête, lissa ses ailes vers l’arrière, lui tirailla les plumes comme l’aurait fait le bec d’un congénère. En réalité, ils n’avaient pas vraiment besoin d’être lavés. Ils avaient surtout besoin de sentir qu’on s’occupait d’eux, qu’ils n’étaient pas seuls. Le petit aveugle produisit un ronronnement tremblant et pinça les doigts de Cornélia. Elle se retint de se plaindre, sachant que c’était un geste d’affection. Derrière elle, Iroël se chargeait d’un bébé zonure. L’un des deux seuls survivants de son espèce. À distance, l'hippalectryon les regardait.

– Au suivant ! lança-t-elle en donnant une petite tape affectueuse sur le derrière du basilic.

Certains petits la regardaient de loin, prostrés. Elle savait ce que ça voulait dire. Depuis le massacre des braconniers, ils avaient des terreurs nocturnes et s’urinaient dessus. Et ils n’osaient pas réveiller les autres : ils étaient déjà assez grands pour ressentir de la honte.

– Venez là, vous trois. Allez, venez !

Pipi, dit le plus jeune en fixant le sol d’un air malheureux. Ça pue.

Plus ils avaient honte, plus ils avaient peur que cela se reproduise, et plus ça empirait. Elle ne savait pas comment arranger les choses. Iroël soupira et alla s’asseoir près d’eux.

– C’est normal. Ça peut arriver à tout le monde.

Cornélia regarda l’eau de la Strate se propager dans le tissu de sa chemise, par capillarité. Soudain, une idée lui vint.

– Hé, regardez Iroël ! Il s’est fait pipi dessus, lui aussi !

L’intéressé lui jeta un regard en coin.

Tu fais quoi, là ?

– Bah alors, Iroël ? On tient plus sa vessie ?

Les petits le dévisageaient avec des yeux tout ronds. Iroël était leur humain préféré ; ils n’auraient jamais imaginé une telle chose de sa part. Son regard s’éclaira lorsqu’il comprit.

– Oui, dit-il en soulevant les pans de sa chemise. Ça colle.

Il grimaça de dégoût. Cornélia mit les mains sur les hanches.

– C’est pas très agréable, mais bon, c’est pas grave ! T’inquiète pas. Il faut juste te laver.

Elle se tourna vers les petits, qui suivaient l’échange avec beaucoup d’intérêt.

– Alors, on fait comment pour laver Iroël ?

En ayant l’impression d’être Dora l’exploratrice en pleine représentation, elle pointa du doigt le trou d’eau qui leur servait de baignoire.

– On prend de l’eau ?

Leurs yeux se mirent à briller, mais ils n’osaient pas encore répondre. Alors elle prit de l’eau dans ses mains, comme elle le faisait pour eux d’habitude, et la versa sur la tête du jeune homme. Il se contenta de battre des paupières, résigné.

– Vous voulez bien m’aider à laver Iroël ? dit-elle en l’aspergeant de plus belle.

Oui ! lancèrent les petits.

Ils se précipitèrent. Ceux qui avaient une trompe s’en servirent avec entrain ; les autres se contentaient de l’éclabousser à coups de pieds, comme le faisait Cornélia, en arrosant la moitié de la Strate autour d’eux. Iroël faisait la grimace, les yeux fermés, en restant aussi zen qu’une statue de Bouddha sous les trombes d’eau qui pleuvaient sur lui.

– C’est bon, c’est fini ? demanda-t-il avec précaution quand ils commencèrent à fatiguer.

Cornélia reprit son rôle de Dora l’exploratrice.

– Regardez ! Il est tout propre !

Eux aussi. En fait, ils étaient tous trempés, Cornélia incluse.

– Oui, je suis bien propre, confirma Iroël en essorant sa chemise.

Tu ne perds rien pour attendre, lui dit-il dans un regard en coin.

Mais c’était une super idée, rétorqua Cornélia.

À distance, Mitaine contemplait la scène, un grand sourire sur son visage vert. Il se changea en fou rire lorsqu’Iroël décida de se venger en précipitant Cornélia droit dans le trou d’eau.

– Iroël ! tempêta-t-elle avant de disparaître dans un gros plouf.

Un raz-de-marée se déversa sur les petits surexcités. L’un d’eux sauta à son tour, oubliant qu’il ne savait pas nager ; Cornélia le repêcha in extremis au milieu des coraux.

– Iroël ! crachota-t-elle. T’as intérêt à courir loin, parce que ça va barder si t’es encore là quand je sors !

Il s’était déjà enfui.

Cornélia s’extirpa de l’eau, le bébé dans les bras, avec une petite sensation fragile au creux du cœur. Un fragment d’espoir. Elle le garda soigneusement au fond d’elle, espérant qu’il y resterait longtemps.


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Coucou les filles ! Je ne sais pas si je dois garder cette petite scène avec les bébés bakus et Iroël qui se fait faussement pipi dessus xD Je la trouvais sympa, même pour la relation Cornélia - Iroël mais peut-être que c'est pas utile et que ça ralentit le récit plus qu'autre chose. Qu'est-ce que vous en pensez ?


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