55 - Le robot

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***

Le robot surgit alors qu’ils traversaient une ruelle étroite.

Le passage était délicat : il fallait déblayer les gravats pour espérer faire passer le Berliet et les autres camions. Tous les boyards étaient au travail, suant à grande eau. Dans cette configuration, il était impossible de fuir.

Lorsqu’une gigantesque bête mécanique apparut entre deux bâtiments, la panique déferla sur le convoi. Il fallut une longue seconde pour que les boyards aient la présence d’esprit de braquer leurs armes. La machine était dans un état de décrépitude avancé. On aurait dit un oiseau de métal campé sur deux pattes lourdement articulées. Elle se déplaçait d’un pas pesant qui faisait vibrer l’asphalte sous eux, avec une régularité de métronome. Chacun de ses rouages grinçait dans une cacophonie stridente.

Blanche apparut parmi les boyards et leva la tête, sans peur.

– Vous avez vu ? Il y a des robots ici, comme chez Homère ! Ça fait un moment que celle-là se dirige vers nous. On dirait qu’elle veut nous souhaiter la bienvenue !

Les boyards se détendirent. Ils baissèrent leurs armes. L’œil unique de la machine – un capteur qui s’ouvrait au milieu de son front tel une gueule rougeoyante – se promena parmi les boyards et les nivées. Il vint se poser sur Blanche.

Puis tout se passa très vite.

Blanche ! hurla la voix d’Aaron. À couvert ! Ce truc est…

Tac-tac-tac-tac-tac-tac

Aux pieds de Blanche, l’eau gicla en une gerbe meurtrière, emportant des fragments de sol avec elle. La jeune fille disparut aussitôt.

…armé, acheva Cornélia, pétrifiée d’horreur.

Dans une prise de conscience soudaine, tous réalisèrent que la « tête » rouillée de la machine n’en était pas une. C'était une tourelle d'assaut.

– Mitrailleuses ! s’égosilla Gaspard entre les détonations frénétiques. À couvert !

– Protégez les nivées ! tonna Aaron.

Le chaos s’empara du convoi. Les nivées se ruèrent derrière les camions ; les bébés ouvrirent des yeux exorbités par la terreur. Cornélia attrapa un petit baku à bras-le-corps et le jeta derrière le Berliet, avant de chercher Pouet et Oupyre, l’esprit saturé par la panique. Quand la machine cessa de tirer, le bruit saccadé des balles mourut dans le silence. Puis, dans un cliquetis de rouages, les mitrailleuses s’orientèrent pour chercher de nouvelles cibles.

– Blanche ! hurla de nouveau Aaron à s’en casser la voix.

Cornélia chercha sa sœur des yeux. Lorsqu’elle la trouva, son cœur lui martela les côtes à grands coups. Sa sœur s’était recroquevillée au pied d’un mur.

Tout son ventre était rouge de sang.

***

– Blanche ! J’arrive ! cria Cornélia.

Mais alors qu’elle s’apprêtait à traverser le no man’s land, quelqu’un l’attrapa par le col avec une force surhumaine et la balança derrière le Berliet, comme elle venait de le faire pour le bébé baku. Elle heurta le sol de plein fouet ; le choc lui coupa la respiration. En un éclair, elle réalisa que c’était Pouet – il venait de l’attraper d’un grand coup de mâchoires.

Une rafale de balles déchiqueta l’endroit où elle se tenait un dixième de secondes auparavant. Les détonations firent bourdonner ses tympans.

Responsable, grogna Pouet. Pour toujours.

Il l’abandonna aussitôt et fonça comme une tempête noire vers une maman coulobre, en plein milieu de la rue, qui tentait de rameuter ses deux petits.

La machine orienta ses mitrailleuses vers eux, verrouilla sa cible. Puis tira.

– Pouet ! hurla Cornélia d’une voix qui jaillit tout droit de son cœur sans passer par la gorge.

Mais au lieu d’un coup de feu, un cliquetis caractéristique résonna dans la rue. Celui d’un chargeur vide.

Un soulagement terrible l’inonda. Les boyards qui s’étaient jetés à plat ventre redressèrent la tête. Un même ahurissement se lisait sur leur visage. L’oiseau géant continuait de tirer sans répit, sans se rendre compte qu’il n’avait plus de balles. L’une de ses mitrailleuses se décrocha lentement, s’arracha à sa tête détruite et s’écrasa dans la rue, dans une cacophonie stridente comme un crissement d’ongles sur un tableau noir. L’autre arme ne tenait plus que par miracle, rongée par le temps et le sable. Hébété, tout le convoi fixait la créature métallique. Elle aurait pu venir les écraser avec ses pattes, mais sa réflexion n’allait pas jusque-là. Elle avait été armée pour tuer à distance. Elle était comme une horloge mécanique qui, même en morceaux, continuait de faire ce pour quoi elle avait été conçue.

– Eh ben, super le comité d’accueil ! grommela Gaspard en sortant la tête de sa cachette.

Il s’était jeté sous un palétuvier, par-dessus Mitaine qui ressemblait à un tapis de mousse étalé entre les racines. Dans l’instant qui suivit, tous les soldats exhalèrent leur soulagement, vérifiant que personne n’avait été tué. Tous, sauf deux, qui hurlèrent un même prénom à l’unisson :

Blanche !

Cornélia et Aaron. Ils foncèrent vers elle d’un même élan ; le changelin arriva le premier. La cadette tremblait de tout son corps. Une tache écarlate s’agrandissait autour d’elle, teintant de sang l’écume salée de Djibouti.

– Mais putain, Blanche ! tonna-t-il. Tu le fais exprès d’être aussi conne ? C’est quoi cette éclaireuse qui sait même pas reconnaître une mitrailleuse ! Non mais j’y crois pas ! Quelle grosse naze !

D’autorité, il lui souleva un bras pour mieux voir la plaie.

– Et ce piaf de merde ! Heureusement qu’il t’a pas eue en plein dans le mille.

Cornélia arrivait derrière lui, soufflant comme un taureau furieux. Quand elle l’attrapa par l’oreille et la tordit brusquement, Aaron lâcha des imprécations.

– Qu’est-ce que tu fais, toi ? Lâche-moi !

Il était habitué à entendre Cornélia râler et crier. Mais il ne l’avait jamais vue vraiment énervée. Elle ne haussa pas la voix ; elle se contenta de siffler d’un ton bas, d’une voix injectée de colère :

– Qu’est-ce que tu oses reprocher à ma sœur ?

– Elle a failli faire tuer tout le convoi !

– Elle est en sang ! Tu crois qu’elle n’a pas déjà été assez punie comme ça ?

Le visage contracté, Aaron cracha vers elle :

– Elle a une responsabilité envers tout le monde ! Toutes les nivées, tous les boyards ! Et elle a complètement merdé. (Il désigna tout le convoi en un geste.) Tu crois pas qu’ils ont assez souffert comme ça ? Ils ont déjà été décimés une fois, ça suffit pas ?

Une bouffée de haine pure monta en Cornélia, d’autant plus forte qu’il avait raison. Elle savait qu’Aaron exprimait son inquiétude par la colère, elle savait qu’il tenait à sa sœur, mais elle ne l’acceptait pas.

– Elle fait ce qu’elle peut ! Nom de Dieu, elle a dix-huit ans, elle a jamais signé pour ça ! C’est pas un soldat, ni un mercenaire !

– Raison de plus pour qu’elle se montre irréprochable !

Cornélia le lâcha et, les poings serrés, fit front vers lui. Pendant qu’ils se disputaient, sa petite sœur se vidait de son sang !

– Dégage. T’approches pas d’elle. C’est toi qui a tout foiré, toi et Aegeus ! C’est à cause de vous qu’ils sont tous morts et qu’on en est là aujourd’hui !

Aaron recula. Des flammes noires brûlaient dans ses prunelles. Cornélia attaqua de plus belle.

– Vous les avez envoyés à l’abattoir et vous osez faire comme si de rien n’était ! Et ma sœur, ma sœur qui est plus digne de confiance que tous vos boyards réunis, qui fait toujours de son mieux, tu oses la traiter d’incapable et lui gueuler dessus alors qu’elle est blessée !

Elle fit un pas en avant et toisa Aaron de toute sa hauteur, les mâchoires serrées ; ses yeux brûlaient d’une lueur fantomatique, celle de la tzitzimitl. Quand tous ses os apparurent sous sa peau comme un tatouage livide, dessinant son squelette et la moindre de ses vertèbres, les boyards les plus proches se tassèrent sur eux-mêmes.

– Alors maintenant tu dégages et plus jamais tu hausses le ton sur elle. Plus jamais !

Le souffle saccadé, le changelin recula encore. Il courba l’échine devant elle, peut-être sans s’en rendre compte. Une onde de stupéfaction secoua les rangs des boyards. Alors la fureur de Cornélia s’apaisa. Le feu blanc s’éteignit dans ses yeux ; sa peau reprit sa carnation humaine, camouflant ses os. Elle s’agenouilla devant sa sœur.

– Blanche, on va s’occuper de toi. Ça va aller. Ils ont forcément ce qu’il faut pour te soigner…

Sa sœur bredouilla quelques mots, trop faibles pour être audibles. Cornélia voulut la porter ; mais sa sœur était trop lourde et son cri de douleur l’ébranla jusqu’au cœur.

– Aaron ! feula-t-elle en luttant pour ne pas lui faire mal. Viens la porter !

Les yeux du garçon lui promirent mille morts, mais il obéit. Ses bras accueillirent le corps de Blanche sans trembler, comme s’ils étaient faits pour elle, ce qui énerva l’aînée.

– Cornélia… chuchota Blanche. C’est pas de sa faute… Ils ont jamais voulu les envoyer à l’abattoir.

– Toi, tais-toi ! aboya sa grande sœur. Arrête de le défendre !

Elle jeta un regard dégoûté à Aaron.

– Il n’en vaut pas la peine. Pas du tout !

Ils se fixèrent un instant, en silence, et leurs deux colères se jetèrent l’une contre l’autre, fortes et acérées, chacune essayant de fracturer l’autre en morceaux. Cornélia gagna ; Aaron recula. Il serra Blanche contre lui, possessif.

– On a le nécessaire dans les camions. On va la soigner.

– C’est ça !

Cornélia le regarda partir, la bouche légèrement entrouverte – prête à mordre, comme l’aurait fait la tzitzimitl. Le garçon marchait vite, mais avec précaution. Le regard qu’il posait sur Blanche lui retourna les entrailles.

Car il l’aimait – Cornélia en était sûre à présent.

Ce regard-là ne mentait pas.

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