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***

Blanche n’arrivait pas à s’arrêter de pleurer. Elle avait déjà eu mal dans sa vie, très mal même, comme lorsqu’elle avait couru cinq cent mètres chez Midas avec les pieds en charpie, en portant des squonks en danger de mort. Mais cette nouvelle douleur dépassait toutes les autres. Dans un mouvement compulsif, elle appuyait sur la plaie et regardait le rouge écarlate maculer sa paume. Elle avait reçu deux balles. Deux impacts. Elle les avait parfaitement sentis. Mais elle n’avait pas réalisé tout de suite ; l’adrénaline avait court-circuité la douleur.

Le bruit saccadé des mitrailleuses lui revint en tête. Quelle pauvre idiote ! Elle avait failli faire tuer tout le convoi.

– Attends, grogna Aaron en la portant dans l'un des camions de réserve. J’vais faire de la place. J’vais te poser dans un coin…

– Je suis désolée, articula-t-elle entre deux sanglots. Je suis désolée. J’ai cru que… il ressemblait aux robots d’Homère, il avait pas l’air agressif… J’aurais dû m’approcher pour vérifier… mais… J’ai cru…

– C’est bon, te fatigue pas, je sais ce que t’as cru. (D’un grand coup de pied, il poussa un énorme paquetage qui encombrait l’arrière du camion.) Fais chier ! J’vais te botter les fesses, la naine ! Quelle incapable !

Il la déposa par terre, tira laborieusement une couverture sous elle.

– Mets-toi là. Tu devrais savoir qu’il faut toujours se méfier, non ? Depuis le temps ! T’es plus une bleue, maintenant !

Le bras de Blanche avait décidé de s’accrocher à son cou ; il dut attendre plusieurs secondes pour qu’elle parvienne à le lâcher.

– Je suis désolée, répéta-t-elle en claquant des dents.

Pourquoi avait-elle aussi froid ?

– Il manquait plus que ça, sérieux ! continuait-il de tempêter en fouillant dans le bric-à-brac du camion. Ça t’a pas suffi de nous voir faire de la merde, il a fallu que t’en rajoutes de ton côté ? Et puis tu vas niquer les couvertures ! Le sang, ça part pas comme ça !

– Pardon…

Il s’accroupit près d’elle, aspergea sa plaie avec un liquide qui la brûla jusqu’au fond du ventre. Bloquées net par la douleur, même ses larmes cessèrent de couler.

– C’est bon.

Il la retourna sur le dos, un peu brusque.

– Ça va aller. Les balles sont ressorties. J’pense pas qu’il ait touché quelque chose de trop grave. Ça a dû t'égratigner l’intestin.

Blanche pâlit. D’un coup de dents, Aaron ouvrit un sachet stérile, en extirpa une sorte de gaze souple qui ne ressemblait pas à celle qu’on avait dans le monde de Blanche – ou en tout cas, pas celle de son époque. Il la lui jeta sur le ventre.

– Appuie fort. Six minutes. Normalement ça suffit.

L’objet, froid et humide, sentait le produit chimique. Blanche s’exécuta, mais la douleur la submergea d’un coup, omniprésente. Un éblouissement lui fit lâcher la gaze. Elle entendit un soupir. Puis le son feutré des gants qu’Aaron était en train de retirer.

– Faut vraiment tout faire soi-même.

D’un coup, elle se souvint que quand il avait été blessé à la jambe, lors de son combat dans la cathédrale d’Actéon, personne n’avait été là pour lui. Personne ne l’avait aidé. Il avait simplement disparu dans les camions, seul, et était réapparu au bout d’un certain temps, déjà partiellement guéri. S’était-il roulé en boule ici, dans un coin obscur entre un ballot de couvertures et un stock de médicaments ? C’est ce que faisaient les animaux lorsqu’ils allaient mal. Ils se cachaient dans un coin et attendaient la guérison – ou la mort.

– Arrête de gigoter, la naine ! Tu pisses le sang.

Blanche serra les dents lorsqu’il appuya sur son aine avec ses deux mains. On aurait dit qu’il essayait de la réduire en bouillie. Son souffle lui réchauffait le ventre ; une goutte de sueur coulait le long de sa tempe. Sans réfléchir, elle leva la main pour l’essuyer, ce qui eut pour effet de lui étaler une trace sanglante sur la figure. Puis elle lui toucha la joue.

Si seulement il pouvait m’embrasser encore, avant que je meure…

Il lui attrapa la main, puis sembla se demander quoi en faire, avant de la chasser avec énervement.

– « Il veut nous souhaiter la bienvenue ». Il veut nous souhaiter la bienvenue ! J’t’en foutrai, des robots qui veulent nous souhaiter la bienvenue.

– C’est bon… J’ai déjà dit que j’étais désolée…

Le silence s’étira entre eux, seulement troublé par les dents de Blanche qui jouaient des castagnettes.

– Prends ça.

Sans cesser de comprimer la plaie, il attrapa une couverture d’une main et lui couvrit le bas du corps. Sous ses paupières à moitié closes, Blanche contempla son visage. Il n’arrêtait pas de grommeler dans sa barbe. Mais il avait enlevé ses mitaines pour l’aider. Il les avait même jetées par terre, alors qu’il ne les retirait jamais d’habitude. Sauf en cas d’extrême urgence. Du bout des doigts, elle en trouva une échouée au sol et articula entre ses lèvres sèches :

– Tu l’aimais beaucoup… pas vrai ?

Il se figea un bref instant.

– J’ai vraiment pas envie de parler de ça maintenant.

– Pourtant, c’est le bon moment, grommela-t-elle. Parce que dans cinq minutes, je serai morte. (Elle retint un cri de douleur.) Aïe ! Ça y est, je me sens partir… T’aurais pu m’embrasser une dernière fois. Tu crains trop.

Il lui jeta un regard en coin.

– Si t’as encore la force de crier, c’est que ça va.

Au bout d’un moment, il recula ; le froid remplaça ses mains chaudes. Il contempla Blanche quelques instants. Elle émergeait de la couverture, entièrement nue. L’hémorragie avait cessé.

– Il est mort parce que j’étais pas là, souffla-t-il. Si j’avais été là… je… Je l'aurais protégé. (Son regard se durcit.) Mais bon, c’est trop tard. C’est du passé, maintenant.

Nouveau sachet ouvert d’un coup de dents. Nouveau matériel médical inconnu.

– C’est bon. Maintenant, le bandage. Ça va aller.

Il s’exécuta avec des gestes vifs, retourna Blanche comme une crêpe.

– Ça va aller, répétait-il sans cesse. Ça va aller. C’est du matériel militaire de 2050. Ces trucs peuvent soigner n’importe quoi. Ou presque.

Blanche n’avait plus la force de retenir ses cris.

– Aïeuh !

Il frémit.

– C’est presque fini. (Nouveau regard en coin.) Avec un peu de chance, ça te servira de leçon et tu diras plus jamais qu’un machin équipé de mitrailleuses veut nous souhaiter la bienvenue.

– Mais elles étaient dans un état terrible ! pleurnicha-t-elle en se tortillant par terre. Comment j’étais censée reconnaître des armes ? Même les boyards se sont faits avoir ! Aïe !

Il venait de serrer d’un coup sec.

– En te servant de tes yeux, espèce de myope !

– J’suis même pas myope quand je suis un raijū…

– Alors t’as vraiment aucune excuse !

Elle couina en sentant une brusque piqûre ; elle se rendit compte un peu tard qu’il était en train de lui faire une injection. Puis il s’assit lourdement à côté d’elle, ce qui lui fit comprendre qu’il avait terminé. Du bout des doigts, elle palpa le bandage. Une boule de chaleur était en train d’apparaître juste à cet endroit. Ainsi qu’une sorte de vague anesthésiante, plutôt agréable.

– Désolé.

Elle tourna la tête vers Aaron, surprise de l’entendre s’excuser. Il avait la nuque appuyée contre le mur, le regard levé vers le toit bâché du camion.

– J’suis pas en colère parce que tu t’es trompée. (Sa voix se raffermit.) Comme dit ta greluche de sœur, t’as déjà été assez punie comme ça.

Il se leva, les poings serrés sur les sachets plastiques.

– J’suis en colère parce que t’as été blessée. C’est tout.

Ses pas ébranlèrent le camion. D’habitude, ils étaient si légers qu’on les entendait à peine.

– Trois jours, la naine ! Trois jours de repos, quatre si t’es vraiment une tapette. Et après, t’es de retour au boulot.

Sur ces mots, il disparut, abandonnant Blanche dans une pénombre rassérénante.

Il avait oublié ses mitaines.


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