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***

Plus ils avançaient, plus les massifs d'asphodèles se multipliaient dans la ville comme des moutons blancs étoilés. Cornélia n'aimait pas ça du tout. Lorsqu’elle descendait du ciel, une odeur fétide lui venait aux narines, semblable à celle du gaz ou des œufs pourris. C’était encore léger, au point qu’un humain ne pouvait certainement pas la percevoir, mais cela l’inquiétait. Cerise sur le gâteau, des créatures étranges rôdaient dans les rues. Certaines ressemblaient à des nekomata, de grands félins à la queue divisée en deux, comme le tout premier masque qu'Iroël avait testé sur Greg.

Lorsque Cornélia en vit un qui tournait autour du convoi, elle descendit sur terre pour le chasser. La créature se tourna vers elle, dardant une langue noire et visqueuse. Cornélia eut un mouvement de recul : la bête était décharnée à l'extrême, le corps en décomposition. Des mouches vrombissaient tout autour d'elle. Et des flammes blanches l’auréolaient toute entière, mais sans dégager ni fumée ni chaleur... C’était un feu spectral qui ne la brûlait pas, qui faisait partie d’elle.

Va-t’en, gronda Cornélia.

La créature se lécha les babines. Dépourvu de chair, tout le côté gauche de son visage laissait voir ses gencives et ses os.

La mort, la mort, ronronna-t-elle. Je suis là pour la mort, comme toi.

Avec un regard de connivence, elle désigna le convoi, les petits bakus qui marchaient courageusement, les coulobres orphelines qui se blottissaient les unes contre les autres. Le sang de Cornélia ne fit qu’un tour. Elle se campa sur ses pattes, laissant entendre qu'elle ne tarderait pas à attaquer.

Il n’y a rien pour toi ici. Et moi, je suis là pour les protéger. Dégage !

La créature ouvrit de grands yeux ; elle se gratta le cou comme un chien galeux, et Cornélia fut certaine qu’elle ne souffrait pas de sa condition. C’était simplement sa nature.

Une tzitzimitl qui protège des mortels ? grommela l’autre. On aura tout vu. Mais bon, comme tu voudras. (Elle lança un regard de pure convoitise vers les petites nivées.) De toute façon, ils n’iront pas loin. Les Enfers les auront tôt ou tard.

Cornélia se jeta sur elle. La créature bondit de côté, feula pour la forme, puis battit en retraite. Elle se coula dans un massif d’asphodèles et se dilua dans les ombres. Quand Cornélia se retourna, elle tomba nez à nez avec le matagot. Il avait visiblement assisté à la scène.

Tiens ! lui dit-elle. Vous revoilà, vous. Ça faisait longtemps !

Mais au lieu de lui répondre avec son petit air supérieur, il se contenta de cracher comme un chat en colère. Des flammes rouges dansaient dans ses prunelles démesurées. Un mauvais pressentiment enfla dans les entrailles de Cornélia.

Monsieur le matagot ? Ça va pas ?

Lorsqu’elle fit un pas vers lui, le petit démon poussa un hurlement de félin outragé et s’enfuit. Cornélia se rendit compte qu’il manquait deux vertèbres à sa queue de squelette. Elle se souvint alors qu'il n’avait jamais eu les yeux rouges.

Ce n’était pas le matagot qu’elle connaissait. Ç’en était un autre.

***

– Aaron, il y a quelque chose de louche ici.

Cornélia avait beau garder ses distances avec Aaron, il était encore son chef – et si elle devait avertir quelqu’un, c’était lui.

– J’ai vu un matagot. Mais pas celui du convoi, un autre. Il avait l’air… sauvage. Il parlait pas.

Aaron lui jeta un regard mécontent.

– Faut capturer un matagot pour qu’il se mette à parler. Tant qu’il a pas signé de contrat avec un humain, il parle pas, et il essaie juste de t’arracher la tronche. Aegeus a gardé le sien enfermé dans son coffre pendant un mois avant qu’il se laisse apprivoiser.

Ce n’était pas ça qui inquiétait Cornélia. Elle désigna les massifs de fleurs étoilées qui poussaient partout dans les ornières de la route.

– Ouais, peu importe. C’est pas censé être le chat du Diable ? Et ça, c’est pas censé être les fleurs du Diable ? Et j’ai vu d’autres créatures aussi. Des trucs qui ressemblent à des nekomata, mais en pire. On dirait des démons. Elles commencent à rôder dans le coin. Elles risquent d’attaquer le convoi, à force. Tu trouves pas ça inquiétant ?

Aaron soupira. Il baissa le tissu qui protégeait son visage du soleil et du vent brûlant, sortit sa gourde et but quelques gorgées d’eau. Avec convoitise, Cornélia observa une goutte rouler le long de son menton. Elle sursauta lorsqu’il lui jeta la gourde droit dans les mains.

– Tu parles trop. Bois un coup.

Elle montra les dents, mais finit par obéir.

– Ce que t’as vu qui ressemblait à des nekomata, c’est des kasha. Ils volent les corps des morts pour les dévorer, et ils sont très potes avec les matagots puisqu’eux se chargent de prendre les âmes. Tout ça, c’est des créatures infernales. Et il va y en avoir d’autres. (Il fronça les sourcils.) Fais surtout gaffe aux korōri. C’est des bestioles pas très grandes, qui ressemblent à des renards tigrés avec un ventre énorme. Tu les reconnaîtras. Leur ventre est plein de miasmes toxiques, ils produisent des germes et des infections mortelles. Les autres bestioles ne s’attaqueront pas à nous tant qu’on n’est pas à l’agonie, mais les korōri, ils vont essayer de nous tuer.

Fantastique. Sans cesser de boire tout son soûl, Cornélia roula des yeux. Aaron parut hésiter, puis finit par dire :

– Et si, ça m’inquiète. Tout ça. Les Enfers jaillissent à la surface, et vu l’état de l’endroit, ça fait un moment que c’est comme ça. (Il récupéra sa gourde vide avec un regard mauvais.) C’est l’un des pouvoirs d’Orphée. Créer des brèches vers l’Enfer. Le problème, c’est que quand il perd les pédales, ça lui échappe un peu.

Le visage sombre, il jeta un coup d’œil aux alentours.

– Depuis qu’il a perdu sa femme, il a jamais été bien stable. Mais là… ça pue vraiment.

Cornélia se souvenait vaguement de l'histoire d'Orphée, dont la fiancée était morte, et qu'il avait échoué à sauver des Enfers. Peu importait, elle avait déjà remis son masque de tzitzimitl. Si autant de bestioles peu recommandables fourmillaient dans le coin, elle ne pouvait pas se reposer plus de quelques minutes. Alors qu’elle allait décoller, Aaron lui lança un regard grognon.

– Fais gaffe à toi, d’accord ?

La tzitzimitl lui rit au nez, ce qui se traduisit par un frisson de squelette qui fit cliqueter tous ses bijoux d’or. Aaron comprit aussitôt ce que ça signifiait.

– Je me fiche de toi, se justifia-t-il. Je veux juste pas avoir à ramener ton cadavre à ta sœur.

T’es vraiment handicapé des sentiments, ricana Cornélia. Je sais que tu m’aimes bien, et moi aussi je t’aime bien, espèce de gros naze.

Sans cesser de cliqueter de tous ses os, elle s'élança dans les cieux.

Elle ne vit pas la créature qui planait loin au-dessus d’eux, en altitude ; et lorsque celle-ci piqua vers le convoi, furtive et noire comme une ombre, elle ne la remarqua pas davantage.

***

Blanche commençait à pouvoir remarcher tout doucement. Elle n’était pas au top de sa forme, mais le simple fait de pouvoir enchaîner quelques pas la faisait sourire bêtement. Maintenant, elle comprenait Mitaine et sa joie de voir sa jambe repousser petit à petit. Elle s’était sentie atrocement inutile pendant ces quelques jours, et surtout très vulnérable, comme un petit limaçon incapable de bouger.

Mais cela avait aussi ses avantages. Le simple fait de penser aux mains d’Araon posées sur elle, et à son air concentré alors qu’il changeait son bandage, la faisait rougir jusqu’aux oreilles.

– Rentre dans le camion. Il fait trop chaud dehors.

Quand on parlait du loup !

– Pfff ! souffla-t-elle en gonflant les joues comme un hamster. C’est bon, j’suis pas en sucre. Et il fait encore plus chaud à l’intérieur ! J’étouffe, là-dedans.

– Alors assieds-toi quelque part, j’en sais rien. Fous pas mes efforts en l’air, j’ai claqué quatre cents euros de matos pour te remettre sur pied, j’te signale.

Elle leva les yeux au ciel, mais bien évidemment, une vague de douleur se réveilla à ce moment-là, pile pour donner raison à Aaron. Elle posa une main sur son abdomen. Le changelin la regarda du coin de l’œil, puis lui proposa son bras. Elle s’y appuya en jouant l’indifférence, sans montrer que ce geste faisait naître une brassée de papillons au fond d'elle.

– Ta sœur a vu des bestioles dangereuses traîner dans le coin, dit-il. Je préfère que tu restes là. Vu comme t’es maligne, tu serais capable d’aller les voir pour leur souhaiter la bienvenue, pas vrai ?

– Pfff !

Elle ne trouva rien à répliquer, d’abord parce qu’il avait raison, ensuite parce qu’elle se sentait encore très bête d’avoir fait une telle erreur de jugement avec le robot mitrailleur.

Une rafale de vent lui rabattit soudain les cheveux dans la figure, et elle ne sentit plus le contact d’Aaron. Puis tout s'enchaîna très vite.

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