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Une grande forme noire obscurcit tout son champ de vision. Une odeur de soufre – gaz, œuf pourri – lui emplit les narines et la bouche. Son estomac se rebella, tenta de vomir. En vain. Elle était paralysée. Son corps ne lui obéissait plus. À retardement, elle réalisa qu'aucun son ne lui parvenait plus. Les trottinements des nivées, les sifflements du vent dans les ruelles de Djibouti, les moteurs des camions… tout avait disparu.

Un visage apparut dans l’ombre. Collé au sien, si proche qu’elle aurait pu l’embrasser. Il était sombre et déformé, avec des yeux plats et fixes comme les ocelles sur les ailes des papillons. La terreur envahit Blanche. Elle se demanda si c’était un vrai visage. Il avait l’air peint. Était-ce un leurre ? Une maladroite imitation conçue par des millénaires d’évolution, comme pour les papillons ?

Quelque chose s’enroula soudain autour de sa taille – un bras ? – et la pressa avec force contre l’intrus. Blanche hurla lorsque leurs visages entrèrent en contact, lorsque les faux yeux ronds s’écrasèrent contre les siens. Mais elle n’entendit pas le son de sa voix.

Puis :

– Lâche-la, enfoiré !

Un bruit de déchirure au milieu du silence. Une brèche lumineuse. L’ombre noire s’ouvrit en deux, laissant passer les rayons des soleils. Aveuglée, Blanche ferma les paupières ; elle se sentit à peine chuter en arrière, tomber sur les fesses. Quelque chose battit l’air tout près de sa figure, lui rabattant dans le nez l’odeur de soufre pestilentielle. Puis, dans un claquement d’ailes, la créature s’enfuit.

Ne resta qu’Aaron, hors d’haleine, un couteau à la main ; et autour de lui, plusieurs boyards qui dévisageaient Blanche. Ils étaient tous pâles comme s’ils avaient vu un spectre.

– C’était… c’était quoi ? coassa Blanche.

Elle ressentit un grand soulagement au son de sa propre voix. Ses oreilles lui semblaient bizarrement bouchées, comme après un changement de pression. Aaron l’observa de haut en bas, encore et encore, en s’attardant sur les moindres détails, comme s’il avait peur que la créature soit partie avec ses poils de jambes.

– Popobawa, dit-il enfin d’une voix rauque. C’était Popobawa.

Blanche leva les yeux vers le ciel. Elle discerna une forme noire et échancrée comme une aile de chauve-souris, fine comme un croissant de lune. L’ombre disparut loin dans les cieux.

– Il est pas censé attaquer de nuit ? souffla Mitaine. Si on doit se méfier d’un machin comme ça, maintenant, vous avez intérêt à doubler ma paie ! Vous pouvez même la tripler, tiens !

Aaron tendit une main à Blanche. Il l’aida à se remettre sur pieds avec une délicatesse inhabituelle, comme si elle était faite de porcelaine.

– Ça va ? Il t’a pas… Il t’a rien fait ?

Blanche fronça les sourcils en essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées. Son cœur vibrait encore de frayeur.

– C’est quoi, ce truc ? Il voulait me kidnapper ?

– Popobawa est un mauvais esprit de Zanzibar, mais ça faisait un bail qu’on n’en avait pas entendu parler. (Aaron plissa les yeux.) C’est un violeur.

Du bout de l’index, il effleura l’épaule de Blanche. Sa peau était couverte d’une pellicule poudrée et scintillante, comme celle des ailes de papillon.

– Il te kidnappe pas. Il te piège sous ses ailes de nuit et il te viole sur place.

Blanche sentit ses jambes flageoler un peu. Elle aspira de l’air entre ses dents.

– Et il risque de… il risque de revenir ? (Tout le sang se retira de son visage.) Pourquoi moi ? J’étais juste à côté de toi, en plus !

Aaron secoua son couteau à cran d’arrêt. Des lambeaux sombres s’en détachèrent, légers et presque translucides, comme un voile déchiré. Les ailes de Popobawa ? Puis il essuya la poussière de papillon qui s’y était déposée.

– Il se fiche qu’il y ait quelqu’un à côté. Au contraire, il tient à ce que tout le monde sache qu’il est là. Il a provoqué des hystéries collectives à Zanzibar. (Il la dévisagea intensément.) Ça aurait pu être moi, ou n’importe qui d’autre. Il est connu pour sodomiser les hommes. Mais il a dû voir que t'étais blessée. Tous les prédateurs aiment s’attaquer aux proies vulnérables.

Blanche plaqua une main sur sa poitrine tremblante.

– Sérieux ? Mais là, on est à Djibouti, pas à Zanzibar ! Qu’est-ce qu’il vient faire ici ? J'vous préviens, je sortirai plus jamais du camion, si c’est comme ça !

Aaron leva le nez vers les cieux.

– C’est un esprit maléfique. Orphée a créé une brèche vers les Enfers, donc ça attire les sales engeances comme ça dans le coin. Mais lui, au moins, je sais comment le chasser. C’est un démon shetani. Normalement, on peut protéger les endroits clos comme les maisons ; on va essayer de faire pareil avec le convoi.

Il héla les boyards qui les entouraient toujours :

– Trouvez-moi quelqu’un qui écrit l’arabe !

Un homme grimaça.

– On avait deux Algériens, mais ils sont morts.

Aaron jura.

– Sérieusement ? Personne ?

Le mot passa dans les rangs des boyards, assez vite puisque leurs effectifs étaient significativement réduits. Ils étaient peu nombreux à présent, et plus personne ne parlait l’arabe. Aaron réfléchit un instant, puis regarda Blanche. Celle-ci fixait le ciel, anxieuse.

– Tu sais écrire, la naine, non ? T’as une belle calligraphie, comme tous les intellos ?

Elle croisa les bras, agacée.

– C’est quoi, ce cliché ? J’écris très mal.

C’était faux.

– Tant pis. (Aaron sourit.) Viens. Tu vas m’écrire des versets du Coran. J’vais te les traduire en français. Ça marchera moins bien que les versets originaux… mais on va essayer quand même.

***

Il s’avéra qu’Aaron était un très mauvais traducteur. Lorsqu’ils eurent terminé, Blanche relut les « versets » qu’elle venait d’écrire, et fit remarquer qu’ils n’avaient pas beaucoup de sens.

– C’est pas grave, grommela-t-il. Popobawa sait pas lire, on se fiche que les phrases soient bien tournées. Faut juste que ça transpire le Coran.

Blanche baissa le nez sur son ouvrage, dubitative. Il lui avait fait écrire les versets sur des bouts de papier qui étaient en fait des emballages récupérés sur les rations de nourriture. Ce n’était pas très glorieux.

– Viens.

Ils accrochèrent les papiers sur la carrosserie de chaque camion, puis en suspendirent deux autres à l’intérieur de la benne-dortoir du Berliet, pour faire bonne mesure.

– T’as dit que normalement, ça servait à protéger les lieux clos, commenta Blanche. Mais rien n’est clos, dans le convoi.

– Ouais, bah peut-être que ça marchera quand même.

Blanche haussa les sourcils.

– Ils sont mal traduits et écrits en français. Sur des morceaux d'emballage.

Elle reçut un grognement pour toute réponse.

– Ça marchera jamais, pas vrai ? souffla-t-elle, résignée.

– J’en sais rien. Il faut au moins essayer. Personne a envie de tomber nez à nez avec lui en allant pisser. (Il soupira.) À partir de maintenant, tu te déplaces pas seule, compris ? Ça vaut aussi pour les autres, je vais leur dire.

Il croisa le regard de Blanche.

– Ça va aller. Les ailes de Popobawa sont fragiles. Tu as vu, j’ai juste eu à les déchirer avec mon couteau. La personne qui est avec lui sous la cape ne peut rien faire, mais les autres autour, elles peuvent. Le plus dur, c’est de réagir à temps, parce qu’il a tendance à paralyser les gens.

Blanche joignit les mains dans son dos.

– J’ai pas peur. Tant que t’es à côté de moi.

Aaron se détourna brusquement. Il avait rougi.

– Je pourrai pas toujours être à côté.

Il la raccompagna au Berliet, et la regarda monter l’échelle vers le dortoir. Il avait l’air presque plus anxieux qu’elle. Alors Blanche lui lança :

– Ça ira. Je crois que j’ai une nivée qui veille sur moi.

Elle le vit froncer les sourcils.

– Ah bon ?

– Oui. Je sais pas qui c’est, mais je suis sûre que si Popobawa ose rentrer la nuit dans le dortoir, elle sera là pour l’accueillir en beauté. Elle m’apporte des offrandes la nuit, et elle me régurgite de la nourriture. C’est drôle. On dirait qu’elle me prend pour son petit.

Aaron lui lança un regard bizarre.

– Ou alors elle te courtise.

Sur ces mots, il s’en alla.

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