60 - Un Pokémon en plastique

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***

– Et là, j’entends « Lâche-la, enfoiré ! » suivi d’un bruit genre « scruiiiitch », tu vois, comme une déchirure, et là paf ! Le retour de la lumière ! Et ensuite je vois Aaron avec son couteau, qui me regarde comme s’il allait brûler le monde pour me sauver… Ouh là là ! Je suis toute émoustillée rien que d’y penser !

Cornélia hochait machinalement la tête aux propos de sa sœur, en essayant de digérer le fait qu’elle avait failli se faire violer par un croisement improbable entre un humain, une chauve-souris et un papillon de nuit.

– Il s’est attaqué à un esprit maléfique pour me sauver ! chantonna Blanche.

– Il a juste planté son couteau dans un truc, corrigea sa sœur. Moi aussi, j’aurais pu le faire.

– Pff ! Peut-être, mais toi, t’étais pas là. Et je préfère être sauvée par lui que par toi !

Cornélia roula des yeux si fort qu’elle faillit se fracturer le nerf optique.

– Arrête de rêvasser bêtement et concentre-toi !

Elles tentaient laborieusement de transporter un énorme mérou dans la benne du camion pour l’amener à Aegeus. Cornélia était censée porter le poisson toute seule – elle été couverte de mucus gluant – mais sa petite sœur avait eu pitié d’elle. Elle avait voulu l’aider, mais se contentait en réalité de tenir la queue du poisson. Cornélia ne l’aurait pas laissée porter un poids pareil avec sa blessure.

Aaron avait passé dix minutes à pêcher le poisson dans le trou d’eau le plus proche, dans le seul but de l'offrir à son maître.

– Mais Aegeus mange plus rien, de toute manière ! avait râlé Cornélia. T’as tué cette pauvre bête pour rien ! Et puis, t’as qu’à lui apporter toi-même, pour changer !

Mais elle avait fini par obéir. Au fond, elle espérait elle aussi qu’Aegeus allait retrouver l’appétit. Et puis, en son for intérieur, elle savait bien pourquoi Aaron ne voulait plus y aller lui-même dans le Berliet. Les confrontations avec son chef l’effrayaient sûrement. Le simple fait de voir Aegeus devait lui faire très mal.

En arrivant devant le hamac du concerné, le pauvre poisson leur glissa des bras – une énième fois – et heurta le fond de la benne dans un bruit sourd. Aegeus remua dans son hamac. Lui qui avait jadis l’habitude d’entendre le moindre murmure dans un rayon de vingt mètres et de les suivre à la trace où qu’elles se trouvent, il fallait désormais ce genre de sons pour le faire réagir.

– Voilà le repas, lança gauchement Cornélia.

Depuis quelques temps, elle avait beaucoup de mal à trouver comment s’adresser à lui. Il était de plus en plus difficile d’exprimer le cynisme mâtiné de crainte et de colère qu’elle lui avait toujours témoigné. La pitié les avait presque remplacés.

– Encore du mérou ? siffla la voix d’Aegeus.

Il jeta un œil par-dessus le bord de son hamac, dévoilant un visage qui n’avait plus d’humain que la forme. Sa peau blanche de serpent scintillait, découpée en dizaines d’écailles géométriques. Ses yeux s’ouvraient tels deux puits d’eau claire, leur pupille contractée en une fente étroite.

De la pitié… Était-ce vraiment le bon mot ? Cornélia n’en était pas au point de compatir à ses malheurs. Mais lorsqu’elle se trouvait face à lui, un certain malaise la prenait. Aegeus avait été une telle force de la nature, et à présent… il n’était plus que ça. La situation lui semblait irréelle. Presque injuste.

– Sa Majesté fait le difficile, en plus ? râla Blanche. Ce poisson pèse au moins quinze kilos et Aaron l’a pêché juste pour toi !

Elle pointa un doigt vengeur vers lui.

– Alors tu vas le manger, parce qu’il est hors de question qu’il soit mort pour rien !

Blanche ne rencontrait pas les mêmes difficultés que sa sœur. Elle avait même l’air de se réjouir de pouvoir rudoyer Aegeus comme il les avait souvent rudoyées.

– Je n’ai pas faim, répliqua-t-il. (Une quinte de toux sèche lui râpa la gorge.) Donnez-le aux hydres.

Cornélia pâlit. Blanche, elle, serra les poings.

– Il n’y a plus d’hydres ! Tu te fous de nous, ou quoi ? Tout ce qu’il reste, c’est d'autres nivées traumatisées et oui, on va leur donner ta cochonnerie de poisson mort puisque leurs proches sont morts par ta faute et qu’il faut bien qu’elles trouvent de quoi se nourrir !

Elle shoota dans un caillou qui traînait par terre, à deux doigts de le faire directement dans le hamac d’Aegeus. Un amusement fugace passa dans les yeux inhumains de la vouivre, aussitôt chassé par une onde de douleur. Les mâchoires serrées de toutes ses forces, il se prit la tête entre les mains, ou plutôt entre les serres griffues qui les avaient remplacées. Sa respiration sifflante se tarit un instant.

– Pff ! maugréa Blanche.

Sans lâcher son air de crapaud renfrogné, elle s’avança vers lui, s’empara de son oreiller de fortune et le tapota dans tous les sens pour le rembourrer un peu. Puis elle le remit à sa place. Aegeus y reposa sa tête avec un soupir d’aise.

– Merci, Blanche.

– De rien ! gronda-t-elle farouchement.

Cornélia avait déjà disparu en pestant, occupée à ressortir le mérou visqueux de la benne. La blondinette resta un instant à fixer Aegeus, les bras croisés.

– Dis donc, j’ai une question.

Sous ses paupières lourdes, l’éclat pâle des yeux d’Aegeus fusa vers elle.

– Est-ce qu’on peut enlever son masque de jackalope à Oupyre ? Maintenant que tout le monde a bien compris que c’était pas elle qui boulottait les boyards ? Non, parce que comme elle a un copain de son espèce, ce serait cool qu’ils fassent connaissance.

Un air goguenard apparut sur les traits d’Aegeus.

– Oupyre ?

– C’est bon, arrête ton cinéma. Je sais que tu sais.

– Je suis flatté… (Il toussa durement.) Que tu te soucies encore de mon avis à ce sujet. Ou à n’importe quel sujet, d’ailleurs. C’est Aaron qui gère ce genre de choses, maintenant.

Blanche eut besoin de quelques secondes pour trouver quoi répondre.

– C’est encore toi le chef du convoi.

Et notre guide à tous. Elle le pensait vraiment. Pour une raison obscure, il ne lui serait pas venu à l’idée de lui faire des cachotteries – plus maintenant.

Il lui offrit un demi-sourire torve.

– Fais ce que tu veux, Blanche. Je m’en contrefiche.

Elle exécuta une petite danse de la joie en son for intérieur, mais n’en laissa rien paraître.

– Bon. Merci.

Elle fronça le nez, ce qu’elle se retenait de faire depuis un moment. Aegeus sentait la vase, la vieille mare et la sueur – un mélange d’effluves aquatiques et humains qui n’allaient pas ensemble.

– Tu pues, commenta-t-elle. Ça t’arrive jamais de te laver ?

Il émit un bruit chuintant – un rire ?

– Pas ces derniers temps, non.

À cet instant, Blanche remarqua un petit objet bleu pâle qui reposait dans la paume d’Aegeus, au fond du hamac. Elle le reconnut au premier coup d’œil. Son sang ne fit qu’un tour.

– Hé ! C’est mon porte-clé Pokémon ! Non mais t’es sérieux, Aeg ? T’as volé mon porte-clé sur mon sac ?

Aegeus toussa de nouveau, leva l’objet devant ses yeux.

– Il était tombé par terre.

– Et alors ? Quand on n’est pas là, tu rampes par terre et tu ramasses tous les trucs qui traînent dans la benne ?

Aegeus leva les yeux au ciel. Voir une mimique si humaine sur ce visage presque repoussant fit du bien à Blanche.

– Je ne savais pas qu’il était à toi, articula-t-il avec effort. Ce dragon… D’où vient-il ?

Une émotion étrange filtrait dans sa voix, si incongrue que Blanche hésita. Soudain, on n’aurait plus dit la même personne. Quelque chose affleurait en Aegeus, en-dessous de sa couche habituelle de cynisme.

– C’est pas un dragon, c’est un Léviator. Un Pokémon de type Eau et Vol. Il est moche, mais je l’aime bien quand même. Ma tatie me l’a offert quand j’avais douze ans, et maintenant, j’me suis attachée à lui. Tu vas me le rendre, hein ?

Aegeus faisait tourner entre ses doigts la figurine en plastique. Une concentration intense plissait son front écailleux, mêlée à quelque chose d’autre. De la mélancolie ?

– Eau et Vol ? finit-il par répéter sourdement.

– Bah oui ! Non mais tu vis dans une grotte ou quoi ? C’est l’évolution de Magicarpe, il est super connu.

Blanche n’arrivait pas à comprendre sa fixette. Aegeus avait toujours évolué dans leur monde comme un poisson dans l’eau. Ce n’était tout de même pas le premier objet Pokémon auquel il était confronté !

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