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Hello les filles ! On entre dans un arc que j'ai presque entièrement réécrit. Il va y avoir de grosses révélations qu'on attendait depuis longtemps, j'espère que ça va vous plaire !

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– Pourquoi Vol ? questionna-t-il. Il n’a pas d’ailes. Juste des nageoires.

– J’en sais rien, moi. J’imagine qu’il peut voler quand même. Ou au moins sauter au-dessus de l’eau. Il est pas connu pour être très gracieux non plus.

Une contraction agita le visage d’Aegeus et fit bouger ses écailles ; des imprécations lui échappèrent, mais il contint sa souffrance. Il tapota le corps segmenté du Léviator, hérissé de nageoires dorsales. On aurait dit un minuscule serpent de mer à la gueule grande ouverte, ridiculement colérique.

– Tu sais ce qu’est une vouivre, Blanche ?

Alors elle comprit enfin. Une nuance presque menaçante vibrait dans la voix d’Aegeus, mais Blanche devina que ça n’avait rien à voir avec elle – c’était simplement l’emphase qu’il mettait sur son nom d’espèce, peut-être sans même s’en rendre compte.

– Non, dit-elle prudemment.

Elle savait bel et bien ce qu’était une vouivre, elle avait assisté à des bribes du passé d’Aegeus, grâce à la projection numérique d’Homère. Mais ce n’était pas le moment de se trahir. De nouveau, l’émotion étrange passa dans les yeux d’Aegeus.

– Type Eau et Vol. Oui. J’imagine qu’on pourrait dire ça.

Il était fasciné par l’objet. Sa voix se changea en murmure et se troubla, pleine de circonvolutions sifflantes, basculant définitivement dans l’animalité. Blanche ne comprenait plus ses mots qu’à grand-peine.

– Jadis, je pouvais voler moi aussi…

Blanche n’en croyait pas ses oreilles. Était-ce bien Aegeus devant elle, qui semblait si troublé, si fragile ? Son cœur se serra. Elle comprit réellement pourquoi Aaron fuyait le contact avec son chef.

– Tu sais quoi ? dit-elle d’une voix rauque. Tu peux le garder. Je te l’offre.

Aegeus ne répliqua rien, le souffle coupé par un spasme brutal qui le plia en deux ; mais lorsqu’il releva ses yeux de vipère, un Merci luisait à l’intérieur. Blanche battit en retraite, plus heurtée par ce remerciement muet que par tout le reste.

Lorsqu’elle se hissa hors de la benne, le visage giflé par le khamsin, une détermination nouvelle grandit en elle.

– Iroël, cette fois, je te jure que tu vas lui rendre son orbe.

Mais en réalité, elle ne dit rien du tout à Iroël en sortant du camion.

Et cela pour une bonne raison : le sol s’ouvrit sous ses pieds avant qu’elle ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

***

Quand Aaron avait dit qu’Orphée créait des brèches vers les Enfers, elle ne s’attendait pas exactement à ça.

Dans un grondement furieux, le vieux goudron de Djibouti se fractura en deux avant de s’écarter telle une gueule béante. Des vapeurs de soufre s’élevèrent vers le ciel, épaisses comme des miasmes, faisant voler les cheveux de Blanche. Elle fit un bond en arrière – sa blessure se rappela à son bon souvenir – et s’agrippa à l’énorme roue du Berliet. Mais le camion commença à glisser vers le gouffre, attiré par le vide. Svadilfari rua et s'arc-bouta dans ses liens pour réussir à le redresser. Les boyards hurlaient en fond sonore ; les autres véhicules reculèrent dans les rugissements de leur marche arrière. Blanche recula pas à pas, luttant contre les vibrations démesurées qui agitaient le sol. Elle jeta un œil vers l’abîme et aperçut, au fond des entrailles de la terre, des flammes blanches qui formaient un immense brasier fantomatique. Des fleurs d’asphodèles virevoltaient dans tous les sens, poussées par les gaz jusqu’aux cieux. Des créatures maigres et fugaces surgissaient du gouffre et s’agrippaient à ses bords fracassés pour tenter d’en sortir. Certaines ressemblaient à des matagots. D’autres étaient si décharnées qu’il était difficile de leur donner un nom. Un éclat blafard brûlait dans leurs yeux, semblable à celui de la tzitzimitl.

Blanche recula encore.

– Marche arrière ! rugissait Aaron. Allez, plus vite que ça ! Contournez-moi ça, bande d’imbéciles !

Les deux bras levés, il guidait les conducteurs des camions pour éviter au mieux les fissures. La brèche avait cessé de s’élargir. Elle cracha un nouveau nuage de gaz, dont la pestilence souleva l’estomac de Blanche ; puis elle gronda sourdement et commença à se refermer. Les nivées infernales qui avaient presque réussi à s’en extraire retombèrent à l’intérieur en poussant des cris outrés. Intriguées par le vacarme, des petites créatures jaillirent alors des ruelles les plus proches et s’attroupèrent autour de l’abîme. Ce n’étaient pas des nivées du convoi. Blanche en fixa une, à deux mètres d’elle. Elle était poilue comme un renard ou une belette, avec de toutes petites pattes, et portait le même pelage flamboyant qu’un tigre. Le plus curieux était son ventre énorme, rond comme un gros ballon. Elle s’était assise sur son derrière et avait posé les pattes dessus comme une mère enceinte. Blanche s’attendrit un instant devant cette vision. D’où sortaient ces créatures ? Elles ne ressemblaient pas aux esprits maléfiques comme Popobawa et les autres.

Comme si elle avait entendu ses pensées, la bestiole se tourna vers elle. Ses petits yeux noirs brillaient de ruse. Elle leva son museau pointu ; quand elle ouvrit la bouche, une longue fumerolle s’en échappa. Du gaz ? Fascinée, Blanche regarda la fumée décrire des circonvolutions pleines de grâce, portées par le vent tourmenté.

– Blanche ! hurla la voix d’Aaron. Chasse-les ! Ce sont des korōri ! Ils vont nous filer la peste ou le choléra !

Il se coucha sous le vent, au plus près du sol, et dégaina son Sig Sauer pour mitrailler le bord du gouffre. Les bestioles filèrent dans tous les sens sans cesser de cracher leurs volutes de gaz. Blanche reprit ses esprits, se plaça contre le vent et commença à leur jeter des cailloux. Se changer en raijū ne lui servirait à rien contre ces créatures.

– Protégez les nivées coûte que coûte ! hurla Aaron. Aucun korōri ne doit s’approcher des camions !

Les boyards obéirent aussitôt, les coups de feu commencèrent à tonner. Pouet courait en tous sens pour rassembler les nivées encore éparpillées ; Blanche croisa son regard affolé alors qu’il attrapait Greg par la peau du cou. Celui-ci grondait et feulait, furieux d’être traité comme un chaton. Cornélia atterrit soudain dans la mêlée. Elle se mit à chasser les korōri avec une jubilation typiquement féline. Blanche se demanda même s’il s’agissait bien de sa sœur, ou si une véritable tzitzimitl venait de débarquer.

– Cornélia ! lui cria-t-elle. Ne respire pas leurs gaz ! Fais attention !

La tzitzimitl rit ouvertement, faisant cliqueter tous ses os et ses bijoux. Au désespoir, Blanche la regarda s’amuser comme un gros chat sans prendre aucune précaution. Les korōri étaient trop rapides pour se laisser attraper ; Blanche en vit un cracher un énorme nuage toxique d’un seul coup, ce qui eut pour effet de vider son ventre. Il s’enfuit deux fois plus vite et nargua Cornélia en lui soufflant un zeste de fumée dans la figure.

– Cornélia ! hurla Blanche.

– C’est une tzitzimitl ! lança Aaron. Elle craint rien ! Laisse-la, elle fait du bon boulot ! Pour une fois !

La brèche infernale termina de se refermer dans les craquements de la roche et du goudron brisé. Pouet avait rassemblé les nivées à l'abri derrière un camion pour les protéger des gaz propagés par le vent. Les boyards s’étaient couverts le visage, couchés au ras du sol comme des snipers pour profiter de l’air pur. Blanche enfila son masque de raijū et se hâta d’aller surveiller le ciel. Il ne fallait pas que Popobawa décide de revenir profiter du grabuge !

– C’est bien ! lança la voix d’Aaron. Vous avez tous fait du bon travail ! On dirait qu’on a réussi à tous les chass…

Une seconde brèche s’ouvrit à cet instant, juste sous ses pieds. Un abîme très étroit, vertigineux comme un puits d’ascenseur. Un aller direct vers l’Enfer.

Blanche le vit perdre l’équilibre, puis basculer dans le vide. Saisie d’horreur, elle voulut crier, se rendit compte qu’elle n’avait pas de voix ni de langue, se souvint enfin qu’elle était un raijū et qu’elle pouvait le sauver en une fraction de secondes ; mais dans le temps que lui prit cette réflexion, quelqu’un d’autre avait déjà réagi.

Arc-bouté au bord de l’abîme, Iroël agrippait les bras d’Aaron de toutes ses forces.

– Je te tiens !

Il le ramena vers la terre ferme. Avec son aide, le changelin parvint à reprendre pied.

– Merci, siffla-t-il.

Quelque chose dans son regard mit la puce à l’oreille de Blanche.

Lorsqu’Aaron se retourna contre son sauveur pour le pousser dans le vide, elle réagit aussitôt.

Iroël !

Elle se jeta vers lui, reprit forme humaine à l’instant de l’impact, en comptant sur son élan pour les projeter tous les deux en lieu sûr. Mais la main d’Aaron se referma sur son poignet. Il avait su exactement où et quand elle allait apparaître, au quart de seconde près. Il la jeta derrière lui, en lieu sûr.

– T'es trop prévisible, Blanche. Reste en dehors de ça !

Son autre main s’était déjà refermée sur le cou d’Iroël. Celui-ci s’agrippait encore au rebord de l’abîme du bout de ses chaussures. Tout son corps était en équilibre précaire, et cet équilibre ne tenait qu’à une chose : Aaron. Stable sur ses appuis, autant qu’un roc, le changelin le fixa droit dans les yeux.

– Surveillez les korōri et les bestioles, vous autres ! Gardez-les à distance !

Médusés, les boyards obéirent. Un gigantesque massif d’asphodèles fleurit soudain au bord de la fissure, nimbées de flammes pâles qui léchèrent les pieds d’Iroël. Aaron dit alors :

– Maintenant, on va causer, fils de pute.

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