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Cornélia eut l’impression que la foudre venait de frapper le convoi. Un silence assourdissant tomba sur la scène. Chacun dévisageait Gaspard.

Dans un mouvement très lent, presque millimétré, Mitaine se tourna vers son ami et compagnon. Il n’avait pas bougé. Il se tenait droit, les épaules larges. Mais une dureté nouvelle venait d'apparaître dans ses yeux.

Et soudain, ces yeux – ces yeux limpides, ces yeux de tigre ou de loup, un peu trop écartés pour le rendre beau – se mirent à changer.

Ils s’obscurcirent comme si une encre noire s’y répandait ; l’arc de ses paupières changea subtilement de forme. Son visage se carra et s'arrondit. Son nez s’élargit. Ses épais sourcils châtain virèrent au noir charbonneux. Un collier de barbe sombre colonisa ses joues. Et sa peau dorée par le soleil se para d’une teinte cuivrée, semblable à celle d’Iroël.

Bientôt, celui qui se tenait là, près de Mitaine, n’eut plus rien de Gaspard et tout d’un homme né en Galilée.

– J’aurais dû me douter que cela finirait ainsi. La belle Io ne sait pas tenir sa langue. C’est ce que dit la rumeur, et la rumeur est vraie.

Mitaine eut un hoquet de douleur pure. Sa voix… sa voix était encore celle de Gaspard. Mais elle n’avait rien gardé de son accent, de ses intonations gentiment moqueuses. Cornélia plaqua la main sur sa poitrine dans un stupide réflexe pour empêcher son cœur d’en jaillir. Gaspard… Gaspard auprès de qui ils avaient combattu, mangé et dormi pendant si longtemps, avec qui ils avaient survécu à Orion. Gaspard et son amitié infaillible, ses éclats de courage cachés derrière sa fausse lâcheté, Gaspard et son amour de Mitaine caché sous ses innombrables blagues sexistes…

Gaspard qui ne vieillissait pas. Jamais. Comme si le temps n’avait pas de prise sur lui.

– Gaspard, articula la dryade.

Elle ne pouvait ni pâlir, ni pleurer comme les êtres humains, mais toutes les fleurs minuscules qui parsemaient son corps fanèrent soudain. Sa peau de mousse s’assécha et se mit à brunir. Impuissante, Cornélia regarda son amie s’étioler. En quelques secondes, la verte luxuriance de Mitaine ne fut plus qu’un souvenir.

Io observait la scène, détachée, comme si elle ne venait pas de jeter une bombe au milieu du convoi.

– Je pensais qu’ils savaient.

– Bien sûr qu’ils ne savaient pas, stupide vache ! cingla celui qui avait remplacé Gaspard. Parce que ton époux sait des choses et a le tort de te les expliquer, tu crois que le monde entier partage tes connaissances !

Son visage à la peau brune se froissa comme un masque de mépris.

– J’ai pris position pour que tu puisses garder ton wolpertinger auprès de toi, j’ai juré à Argos de garder un œil sur toi, et voilà comment tu me remercies ?

D’un geste plein de colère, il arracha sa ceinture et jeta par terre les armes de Gaspard.

– J’ai mis des décennies à concevoir cet alias, à lui donner vie, à lui construire une existence propre !

Ses yeux sombres se déplacèrent vers Mitaine sans aller jusqu’à se poser sur elle, comme s’ils n’osaient pas l’effleurer.

– J’aurais pu vivre une vie entière sous les traits de Gaspard, j’aurais pu exploiter cette identité jusqu’à la moelle. Mais tout est fichu à présent, à cause d’une petite princesse gâtée incapable de tenir sa langue !

Une voix très sèche intervint. C’était celle d’Aaron, rongée par l’acide de la trahison.

– Iscarioth.

L’interpellé leva les deux mains, du geste théâtral de celui qui accepte toutes les accusations.

– Eh oui ! Mon petit chef, tu sais que je t’aimais bien. J’ai beaucoup bourlingué en tant que Gaspard. J’ai connu bien pire que toi.

Le visage d’Aaron semblait taillé dans la pierre.

– Metatron savait. Il a voulu nous prévenir…

En un éclair, la scène ressurgit dans l’esprit de Cornélia. Elle revit le chef des archanges tout de lumière sculpté, avec ses six ailes déployées dans son dos. Et ses mots sibyllins : « Je sens une aura impie parmi vous. Quelqu’un, ici, a causé beaucoup de mal à notre Père. »

Il n’avait pas pu retrouver la trace de l’individu parmi eux, et Cornélia avait bêtement pensé à Iroël… Quelle idiote !

– Bien sûr, siffla Judas. Metatron sait encore reconnaître l’odeur du traître, de l’avare qui a vendu l’enfant chéri il y a deux mille ans, pour trente deniers d’argent !

Il se débarrassa du treillis militaire de Gaspard et, d’un seul coup, comme si le dernier lien avec sa fausse identité avait été coupé, il se retrouva vêtu d’une tunique noire drapée, empesée de lourdes pièces d’argent. De l’argent…

Les trente deniers de la vente de Jésus, devina Cornélia.

Elle se souvenait peu de la Bible, mais cette trahison-là l’avait marquée – et son prix qui lui avait semblé si dérisoire lorsqu’elle était enfant. Vendre son ami pour trente pièces !

C’est vraiment Judas, le douzième apôtre.

Iscarioth portait sur lui la marque de sa traîtrise. Un diadème de pièces identiques lui enserrait le front, hérissé d’épines de métal qui le faisaient saigner, comme un sombre reflet de la couronne du Christ. Chacune de ses chevilles, chacun de ses bras était lesté de chaînes de pièces d’argent, soudées les unes aux autres, si serrées qu’elles avaient créé des ecchymoses noirâtres sur sa peau. Le vent de Djibouti ébouriffait ses cheveux noirs bouclés. Tout en lui était sombre, sauf cet argent terni qui l’habillait et le torturait à la fois.

Mitaine ne bougeait pas, pareille à une statue flétrie. L’immortel ne la regardait toujours pas. C’était comme s’il l’évitait. Cornélia reprit espoir. Restait-il encore un peu de Gaspard à l’intérieur ? « J’ai mis des années à concevoir cet alias, à lui donner vie, à lui construire une existence propre ! » Si Gaspard avait réellement existé, s’il n’avait pas été qu’une illusion, il était peut-être encore là, caché sous la surface cruelle de l’immortel.

– Pourquoi t’es là ? jeta Aaron. T’as rien fait depuis le début du voyage. Tu prévoyais quel coup d’éclat, au juste ? Tout seul, t’es pas de taille à te dresser contre nous tous. T’es pas un dieu, pas comme Bastet et les autres.

Des murmures parcoururent les rangs des boyards.

– C’est lui qui a tué les collègues.

– C’est lui qui les a abattus quand ils allaient pisser…

Un claquement de langue très sec échappa à Aaron, mais alors qu’il ouvrait la bouche, ce fut la voix de Blanche qui cingla à sa place :

– Mais non, c’est une nivée qui a tué et dévoré les victimes. Pas un… un…

Elle regarda Judas Iscarioth, le visage plein de colère. Mais quand une onde de gentillesse passa dans les yeux de l’immortel, elle fut désarçonnée par ce vestige de Gaspard et bredouilla :

– … un immortel humain…

– Merci, Blanche, dit Judas – et entendre la voix de Gaspard sortir de sa bouche fut pire que tout. C’est la vérité. Je n’ai tué personne. Je n’ai fait aucun dégât. J’ai été un boyard exemplaire, contrairement à certains d’entre nous… qui ont osé démembrer nos petites nivées pour l’appât du gain.

Les bébés bakus tremblèrent dans leur coin, serrés les uns contre les autres. Cornélia n’osait imaginer quel genre de souvenirs leur rappelaient ces quelques mots.

– Même si je suis bien placé pour comprendre leur geste, ajouta Judas à mi-voix.

Avec un éclat cynique au fond de ses yeux sombres, il toucha le pendentif qu’il portait au cou. Une croix chrétienne baignée de sang.

– L’argent nous maudit tous, et il faut du temps aux mortels pour discerner cette malédiction.

En l’observant mieux, Cornélia réalisa que ce n’était pas un collier. La croix avait été clouée sur le torse de l’immortel. Elle se soulevait à chaque respiration, délicatement, expectorant un peu de sang. Un rictus de répugnance échappa à la jeune femme.

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