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– Je répète ma question, grogna Aaron, hargneux. Pourquoi t’es là ?
Il se tenait campé sur ses jambes ; les deux sœurs reconnurent cette posture caractéristique qu’il prenait à l’orée d’un combat. Attendait-il une attaque de Judas ? Dans un même geste, elles touchèrent leurs masques.
– Je suis là pour Aegeus.
Aaron tressaillit. Judas toucha son diadème de torture d’un geste négligent, tordit une épine qui le gênait. La pointe s’enfonça ailleurs, ajoutant une nouvelle blessure à l’écheveau de stigmates qui recouvrait son front.
– Je suis là pour m’assurer qu’il mourra. Ce sont les ordres d’Actéon. (Un sourire sombre étira ses lèvres.) Tu sais que je n’ai pas le choix. Il lui suffit de faire tinter ses écus d’or pour que j’accoure.
Cornélia plissa les yeux. « Il sait pas résister à l’argent », avait dit Aaron. N’importe qui peut l’acheter. Et Actéon s’en prive pas. » Cette malédiction dont Judas parlait… Était-il obligé de faire les quatre volontés de tous ceux qui pouvaient le payer ? Ne pouvait-il résister à l’appât du gain, quelles que soient ses opinions personnelles ? Elle jeta un coup d’œil à Blanche. Sa sœur lui renvoya la même œillade :
C’est sans doute sa malédiction.
Une punition parfaite pour un traître qui avait jadis vendu l’un des siens. Était-ce Dieu qui l'avait condamné à cette existence vide de sens ?
Cornélia remonta dans sa mémoire, refit le trajet du convoi en sens inverse. Ils avaient tous été aveugles. Non seulement Gaspard en savait long sur Orphée et Judas, mais il avait aussi défendu ce dernier, en précisant que les deux immortels étaient très amis. Chez Bastet, Argos avait dit : « Prends garde à toi, Aegeus. Jusqu’à ce que tu sortes de la Strate, j’aurai des oreilles partout, et dans ton convoi même… » Dire que Cornélia avait pensé à une nivée qui aurait espionné pour son compte... Et encore bien avant, sur le territoire des archanges, Gaspard semblait bien connaître le Jardin d’Eden et ses arbres interdits – l'arbre de la connaissance, l'arbre de vie.
Gaspard… Tu en étais conscient, tu savais que tu étais Judas, songea la jeune femme. Depuis le début.
Le visage de son ami se forma devant ses yeux. L’amertume lui tordit le ventre. Il n’y avait jamais eu de Gaspard. Ils avaient toujours été la même personne.
– Est-ce que Io dit vrai ? gronda Aaron d’une voix basse qui n’augurait rien de bon. Est-ce que c’est toi qui a volé l’orbe du chef ?
Judas passa une main dans sa tignasse noire. Était-il gêné ?
– Eh bien, oui. C’était aussi un ordre d’Actéon. Mais ça n’a pas été sans mal. C’est la dernière vouivre, après tout. Il a survécu à plus de tentatives que nous autres n’en connaîtrons jamais…
Les mains d’Aaron tremblaient de fureur. Les deux sœurs les fixaient, aux aguets, prêtes à réagir s’il se jetait sur l’immortel. Mais réagir comment ? Fallait-il le retenir ? Ou l’aider ? À quel point Judas pouvait-il se montrer dangereux ?
– Tu n’es qu’un… (La voix d’Aaron se muait en grognement que sa gorge peinait à retenir.) Et maintenant tu le surveilles pendant qu’il dépérit, comme le chien que tu es, pour être sûr d’apporter une bonne nouvelle à ton maître !
Sa rage était si forte que Cornélia la sentait presque irradier, brûlante comme un incendie ; elle redouta soudain qu’il se mette à arracher sa peau humaine pour laisser libre cours au crocotta. Imperméable au danger, Judas lui lança un regard tranquillement moqueur.
– Nous sommes donc deux chiens face à face, prêts à nous battre pour nos maîtres. Te crois-tu vraiment au-dessus de moi ?
Aaron expira toute sa hargne dans un souffle, et, d’un coup sec, il dégaina son Sig Sauer. Cornélia cessa de respirer. Tout le monde se figea, suspendu au canon noir pointé droit sur la tête de l’immortel.
À cette distance, les dégâts seraient irréparables. Sur un humain, du moins… À quel point Judas était-il humain ? À quel point craignait-il les balles ? Cornélia se mordit l’intérieur de la joue. Si Aaron tuait Judas… il tuerait Gaspard avec lui, à jamais.
Très lentement, les lèvres de Judas s’incurvèrent en un sourire cynique. Puis il pencha la tête, doucement, jusqu’à ce que son front vienne se poser contre la gueule froide de l’arme. Aaron eut un rictus :
– Tu te fous de moi ? Tu crois que j’en suis pas capable ? J’ai passé l’âge de ressentir de la pitié pour des enflures dans ton genre.
– Oh si, je sais que tu es bon tueur et excellent homme de main. Je te l’ai dit. Nous sommes tous les deux des chiens dévoués. À ta place, je n’hésiterais pas longtemps.
Le sourire de Judas s’évanouit. Ses paupières se fermèrent, son souffle ralentit. Médusé, Aaron le fixa, comme Cornélia et tous les autres. En un éclair, la même prise de conscience les frappa tous. Judas était sincère. À sa façon, il quémandait une mise à mort. Glacée, Cornélia serra ses bras autour d’elle ; elle observa cet immortel si étrange, avec ses sourires cyniques et son calme tranquille, et pour la première fois, elle se demanda combien de douleurs et de désillusions il fallait à un homme pour en arriver là.
Dans les yeux d’Aaron, une noire détermination avait remplacé tout le reste. Son arme cliqueta contre les cheveux de Judas, prête à tirer.
– Non !
Mitaine. Sans bouger, Aaron tourna la tête vers elle. Il parut sur le point de dire quelque chose, se ravisa. D’un pas lent, la dryade vint se placer devant Judas, sa mitrailleuse en main. Tout son désespoir semblait l’avoir quittée, ainsi que le reste de ses émotions. Ses mèches de fougère s’étaient toutes racornies, enroulées sur elles-mêmes comme des insectes blessés ; dans son visage bruni luisait l’éclat surnaturel de ses yeux violine. Elle ressemblait à un diable des broussailles. Un diable dépourvu de pitié.
Quand elle se campa devant lui, l’immortel la regarda pour la première fois. Avec une tendresse visible, ses yeux caressèrent son visage rond. Mitaine lui planta aussitôt le canon de son arme dans la joue.
– Me regarde pas comme ça ! Lui me regardait comme ça. Toi, je te l’interdis.
Il soutint son regard du coin de l’œil, sans rien dire. Alors elle le toisa. Elle enfonça ses prunelles dans ses yeux à lui, au fond de son crâne, au plus loin dans son cerveau d’immortel, pour y chercher l’ombre de l’homme qu’elle aimait.
– Est-ce qu’il est encore là, quelque part ?
Judas baissa les yeux un instant. Lorsqu’il les releva, ils étaient d’un bleu pâle, exactement comme ceux de Gaspard, semblables à deux pépites de lumière dans ce visage sombre. Cornélia se contracta. La dryade laissa échapper un petit hoquet. Le canon de la mitrailleuse s’enfonça davantage dans la joue d’Iscarioth.
– Réponds, enfoiré !
– Je suis Gaspard. Gaspard est moi.
– N’importe quoi ! T’as dit que c’était un alias. Il parle même pas comme toi ! Essaie pas de m’enfumer ou je te jure…
– Me fais pas répéter deux fois, la plante verte. Et pose ce truc avant de me faire un trou dans la joue !
Saisis par cette façon de parler, qui était l’exacte reproduction de celle de Gaspard et de son accent, tous les boyards se pétrifièrent. L’expression de Mitaine ne laissa rien paraître, mais une ombre désespérée passa dans ses yeux.
– Gaspard ?
– Il n’y a plus de Gaspard, Mitaine. Il y a moi.
– Gaspard est une vraie personne, rétorqua-t-elle, têtue. Il a pas pu disparaître comme ça.
– Mes alias sont vrais car ce sont des parties de moi. Des « moi » déformés, si tu veux. (D’un geste lent, il écarta le canon de Bibiche pour pouvoir la regarder en face.) Mais quand ils sont découverts, ils tombent en morceaux. Parce qu’ils n’ont plus d’utilité. J’en referai un, plus tard… mais ce ne sera pas Gaspard. Je préfère changer. J’aimerais ne pas devenir aussi fou qu’Actéon et ses mille masques. Les miens ont au moins l’avantage d’être éphémères.
– Ephémères ? répéta-t-elle. Je connais Gaspard depuis un bail. Il était déjà là chez Midas, à l’époque ! Il m’a fait sortir de là, il m’a aidée à m’échapper ! C’était il y a des années !
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