65 - Judas Iscarioth
Judas haussa ses épais sourcils.
– Gaspard est éphémère comme un humain. Il a vécu une trentaine d’années. Toi et moi, nous voyons passer les siècles, mais mes alias ne sont pas comme nous. Parfois, je les fais durer quelques décennies… puis j’en change lorsque leur vie me fatigue.
Les traits de Mitaine se creusèrent. Cornélia vit bien qu’elle commençait à se rendre à l’évidence – comme eux tous.
– Qu’espérais-tu avec lui ? demanda doucement Judas. Un humain et une dryade ? Ta longévité…
– Tais-toi ! lui cria-t-elle. On y pense pas, à ces trucs-là ! Pas quand on est soldats dans la State, quand on bosse pour des gens comme Midas ou Aegeus ! On essaie juste de vivre un peu ! Et toi… toi, t’as tout foutu par terre. Qu’est-ce que tu foutais chez Midas, à l’époque ?
– Peu importe. Une mission stupide à la solde d’un immortel, comme toujours.
L’immortel marqua une pause.
– Une mission vite avortée à cause de ta présence.
Sans se soucier de la menace des deux armes pointées sur lui, il toucha la joue de Mitaine. Elle se libéra dans un frisson choqué.
– Me touche pas !
– Je suis Gaspard, répéta Judas avec patience. Gaspard est moi. Toutes les émotions de Gaspard… tous ses sentiments sont les miens.
Cornélia inspira entre ses dents. Cet immortel était-il vraiment en train de…
– Je t’aime, Mitaine.
Il l’avait dit. Ses yeux clairs, emplis d’une incroyable douceur, attrapèrent ceux de Mitaine et un sourire semblable à celui de Gaspard, simple et chaleureux, émergea sur ses traits.
– Je t’aime vraiment, la plante verte. (Un fracas métallique entrecoupa sa phrase, celui de Bibiche qui s’écrasait par terre.) Mais ce n’est pas facile à avouer quand on est un soldat humain. Je suis désolé de t’avoir fait attendre.
Mitaine recula lentement, pas à pas, abandonnant son arme échouée au sol.
– Je suis un être maudit, ajouta Judas en touchant son diadème de pièces hérissé d’épines. J’ai fauté jadis, et je porte dans ma chair tout le poids de cette trahison. Gaspard n’était qu’une part de moi, la part humaine, drôle et franche. Il est encore là, mais il y a aussi le reste. Et tout ce reste n’est ni beau, ni facile à accepter. J’en suis conscient.
Il mit une main sur son cœur, près de la petite croix en argent qui saignait éternellement. Aaron fit un pas en arrière, les bras ballants, oubliant même sa menace de mort tant il était choqué par ce qui se déroulait.
– Mon existence me semble beaucoup trop longue, comme tous ceux qui ont été humains un jour. Elle est douloureuse, et surtout… elle est vaine. (Ses yeux se relevèrent fugacement vers la dryade.) Mais avec toi, je n’ai plus cette sensation de vide. Avec toi, je suis entier, je ressens quelque chose.
Il marqua une pause. Tous les boyards observaient la scène ; Cornélia et Blanche avaient la bouche ouverte comme deux carpes.
– Tu n’en es pas consciente, mais tu as beaucoup façonné l’être qu’est devenu Gaspard. Au commencement, il n’était qu’un boyard de Midas comme il y en a des dizaines ; mais à ton contact, il a changé. Il a pris des caractéristiques… Il a fait rejaillir des choses…
Pour la première fois, Judas hésitait.
– Tu as fait rejaillir des choses de moi, des choses enterrées depuis deux mille ans. Des facettes qui étaient les miennes lorsque j’étais humain, jadis… et qui avaient disparu à cause de tous ces siècles de châtiment.
Judas se tut. Il leva les yeux vers Mitaine, sans s’approcher. Sans rien quémander. Silencieux, il attendit. Mais elle ne bougeait toujours pas. Alors il attendit encore. Et tous attendirent avec lui. Cornélia, malgré elle, espéra qu'une quelconque émotion allait apparaître sur le visage de la dryade. Si Judas était Gaspard, y avait-il une chance pour que peut-être, ces deux-là… ? Mais Judas était un menteur et un traître, et il était impossible de prévoir les réactions de Mitaine.
– Je t’aime, répéta enfin Judas.
Un peu de désespoir affleurait dans sa voix. La dryade s’avança de nouveau, ramassa Bibiche et la cala contre sa hanche, à sa place habituelle.
– Moi, c’est Gaspard que j’aimais.
Elle recula.
– Et toi, t’es pas Gaspard. T’es qu’un immortel qui joue avec les gens. Comme tous les autres. (Elle cracha dans l’eau.) C’était à lui de me dire qu’il m’aimait. Mais il l’a jamais dit.
Le visage de Judas se décomposa. Cornélia en eut presque mal pour lui. Mitaine poursuivit, avec une expression de molosse sur son visage délicat :
– Alors j’vais oublier Gaspard. Il a jamais existé. Et toi, tu vas oublier Mitaine. De toute façon, les dryades… ça fraie pas avec les humains.
Elle se détourna et acheva à mi-voix :
– Encore une règle que j’aurai mieux fait d’respecter. J’suis vraiment trop bête.
En passant près d’Aaron, elle fit un geste vague, laissant entendre qu’elle se fichait bien que Judas soit exécuté. Aaron dévisagea l’immortel. Celui-ci soutint son regard. Puis il désigna l’arme que le changelin tenait toujours en main.
– Nous voilà donc revenus au point de départ.
Aaron observa le canon noir du Sig Sauer dans son poing serré. Lentement, ses phalanges se relâchèrent. Il leva les yeux, cherchant quelqu’un parmi les boyards. Blanche. Celle-ci fronça ses sourcils blonds et secoua vivement la tête. Cornélia n’en crut pas ses yeux. Aaron, ce petit coq autoritaire, cherchait l’approbation de sa sœur ?
Elle en crut encore moins ses yeux quand le changelin réenclencha la sûreté de son arme, avant de la ranger dans son étui.
– J’ai même plus envie de te buter, enfoiré. (Il désigna la tunique noire de Judas, empesée de ses deniers d’argent massif.) À ce stade, ça serait faire la charité, et je fais pas la charité à ceux qui ont condamné mon maître. Va traîner ton sale argent encore quelques millénaires dans la Strate, ça te fera les pieds.
Judas secoua lentement la tête, comme s’il refusait d’entendre ses mots.
– Arrête.
– J’ai l’air de rigoler ? (L’expression d’Aaron se durcit de nouveau.) Dégage.
Judas fit un pas en arrière, lourdement. Son regard chercha quelqu'un dans la foule, exactement comme venait de le faire Aaron ; mais il ne trouva personne. Mitaine était partie. Alors il recula encore.
– Tu es un mauvais chien, tout compte fait, dit-il d’une voix sourde.
Aaron découvrit ses dents.
– C’est ça. Moi, au moins, je suis loyal. Est-ce que ce serait pas ça, la première qualité d’un chien ?
Judas accusa le coup. Le visage marqué, il se détourna.
Il s’en alla dans le cliquetis de ses pièces d’argent, les pieds nus sur le bitume brûlant. Bientôt, on ne distingua plus que son habit noir battu par le khamsin.
Puis il s’évanouit pour de bon.
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