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Coucou ! Là on arrive dans les scènes qui sont 100% nouvelles, que j'ai décidé d'ajouter récemment. C'était pour pimper un peu cette partie chez Orphée (dans laquelle il ne se passait pas grand-chose, à part la découverte de Judas Iscarioth). J'espère que ça va vous plaire !
***
L’ambiance du convoi, déjà sombre, vira au lugubre après le départ de Judas.
Hébétés, les boyards se contentaient de marcher et d’obéir aux ordres comme des automates. Ceux qui avaient bien connu Gaspard se renfermaient sur eux-mêmes. Une sorte de haine intangible se hérissait vers Io en permanence, comme si l’immortelle était coupable de la présence du traître parmi eux – alors qu’elle n’avait fait que déchirer le voile qui le dissimulait. Comme si, par sa simple présence, d’autres imposteurs et d’autres malheurs risquaient de surgir au détour d’une rue. Aaron lui-même lui parlait très sèchement lorsqu’il se trouvait obligé de lui adresser quelques mots. De sorte que seules les deux femmes renardes continuaient de marcher près d’elle comme à l’accoutumée.
– Les masques tombent, commenta la kumiho après l’incident. Et ils révèlent beaucoup des gens qui nous entourent.
Venant d’une dévoreuse de boyards… songea Cornélia qui trottait non loin sous forme de tzitzimitl. Lorsque vos masques à vous tomberont, qu’arrivera-t-il ?
Elle préférait ne pas l’imaginer. La confiance des nivées avait déjà volé en éclats, celle des boyards avait terminé en miettes ; Aegeus se mourait à petit feu et tout ce qui restait du convoi pesait lourd sur les épaules d’Aaron. Plus rien ne tenait debout et pourtant, il restait certainement encore des choses à briser. Cornélia craignait de découvrir lesquelles.
Et Mitaine… Mitaine n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle s’acquittait de ses tâches, les yeux mornes dans l’ombre de son voile. C’était tout.
Même Blanche accusait le coup. Elle prenait pourtant ses tâches très à cœur, comme si le moindre petit geste pouvait aider à cimenter le convoi. Cornélia l’admirait. Elle-même avait l’impression de foncer dans un mur – c’était une évidence, ils fonçaient tous dans le mur. La seule incertitude était de savoir quand est-ce qu’ils allaient le heurter. Quand le convoi allait-il s’arrêter pour de bon ?
– Est-ce qu’Aegeus est au courant ? questionna Blanche pendant un de leurs tristes repas. Pour… son orbe ? Et pour Gaspard ?
– Comment tu veux que je le sache ?
Aucune des deux n’avait osé annoncer la funeste nouvelle au chef du convoi : elles se contentaient de lui amener ses repas et de s’enfuir en vitesse.
– Aaron lui a forcément rapporté ce qu’il s’est passé, non ? chuchota Blanche.
– Qu’est-ce que j’en sais ?
– C’est ton crush, pas le nôtre, railla Danaé. C’est à toi d’aller à la pêche aux infos.
Blanche baissa encore d’un ton.
– J’ose pas lui demander… j’ose pas lui parler tout court. Vous avez vu comment il est ?
Elles avaient vu, oui. Aaron ressemblait à une pâle copie du changelin qu’elles connaissaient. Même Cornélia en avait mal au cœur. Elle se figea soudain, sa fourchette à mi-chemin de ses lèvres, lorsque quelque chose lui revint en tête.
– Quand Argos a dit…
« Prends garde à toi, Aegeus. Jusqu’à ce que tu sortes de la Strate, j’aurai des oreilles partout, et dans ton convoi même… »
– Judas était l'espion d’Argos, en plus de travailler pour Actéon. Il était censé garder un œil sur Io.
Blanche fit la moue.
– Ben oui. J’avais compris, il l’a dit lui-même. Et alors ?
– Et alors, Aegeus n’a pas eu l’air surpris quand Argos lui a dit clairement qu’il avait des oreilles à sa solde dans le convoi.
Blanche fronça les sourcils.
– C’est vrai.
– Donc Aegeus s’attendait à un traître...
– Mais tu crois qu’il était au courant pour Gaspard ? (Chaque fois, Blanche butait sur le nom de leur ancien ami.) Il faisait partie du… du groupe…
De notre groupe. Du groupe qui avait gagné toute la confiance d’Aaron, et par extension, d’Aegeus. Cornélia dit lentement :
– Quand on était chez les archanges et que Metatron a senti la présence de Judas au milieu du convoi, Aegeus a eu l’air surpris. Sincèrement surpris. Il a même dit qu’il était le plus vieux du convoi. Sauf qu’il n’a que six siècles.
– « Que »…
– Bon, t’as compris ce que je veux dire. Judas a plus de deux mille ans.
Blanche tripota ses lunettes, plongée dans ses pensées.
– Donc Aeg savait vraiment pas ? Remarque, il peut pas toujours tout savoir. Même si c’est difficile à croire. Enfin, je peux peut-être tâter le terrain. C’est à moi de lui porter son repas.
– Quelle perte de temps, grogna Cornélia. Il mange plus rien.
Et il va mourir. Il n’a plus aucun espoir à présent.
Quelque chose lui griffa les entrailles, assez violemment pour lui faire mal, mais elle n’en laissa rien paraître. Une vision rôdait sans cesse à la lisière de ses pensées, celle d’Aegeus mort dans son hamac.
– Mais on va pas le laisser dépérir tout seul, dit doucement Blanche. À mon avis, Aaron veut surtout qu’on y aille pour qu’il ait une présence amicale.
On croirait qu’on parle d’un chiot malade, songea Cornélia. Elle doutait qu’une présence amicale ait le moindre impact sur une vouivre au stade terminal. C’étaient des reptiles. Des reptiles anthropophages à plus forte raison. Ou bien Aegeus était-il moins solitaire, moins froid qu’il le laissait paraître ?
Elle n’avait pas envie de le savoir. Elle ne voulait plus risquer d’éprouver une seule once d’affection pour lui alors qu’il était condamné. Chaque fois qu’une de leurs bestioles disparaissait, quelque chose se fissurait à l’intérieur d’elle, et il était hors de question qu’Aegeus agrandisse cette brèche. Mais c’était perdu d’avance. Quelle idiote ! Malgré tout ce qu’il avait fait, malgré toutes les fois où elle l’avait détesté, il faisait partie de cette famille bancale qui s’était créée autour d’elles, qui les avait protégées, instruites et amenées à mûrir dans la Strate.
Son repas achevé, Blanche jeta ses restes dans la poubelle la plus proche, à savoir la gueule de Greg, puis elle alla chercher un peu de viande séchée et monta l’échelle du Berliet.
Cornélia refusait d’assister à ça. Et de toute façon, Aaron avait besoin d’elle.
– Éclaireuse ! rugit-il.
– C’est bon, c’est bon, grommela-t-elle. J’arrive.
Lorsqu’elle prit son essor vers le ciel, les machines tueuses d’Orphée levèrent la tête vers elle. D’un pas lourd et grinçant, elles décidèrent de l’accompagner. Cela arrivait parfois. Cornélia s’était habituée à leur encombrante présence.
Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’elles la guident vers leur maître.
***
Orphée gisait au fond d’un gouffre immense, bordé de fleurs blanches et de nappes de soufre.
Cornélia aperçut d’abord l’abîme. Il était gigantesque, béant au centre de la ville ; les machines s’étaient attroupées autour, les maisons s'étaient tordues et chevauchées aux alentours, comme dérangées par des secousses sismiques. En se rapprochant un peu, Cornélia distingua une prairie d'asphodèles tout au fond. Ces abysses lui semblaient étrangement pâles et fantomatiques, comme si les couleurs n'existaient pas en bas.
« Dans notre culture, elles fleurissent dans la prairie des Enfers », avait dit Danaé.
Le gouffre était plus profond que tous ceux qu’elle avait pu voir. Était-ce une porte ouverte directement sur l’Enfer ?
Malgré sa vision acérée de tzitzimitl, elle mit du temps à remarquer la silhouette sombre, immobile, qui semblait couchée parmi les fleurs.
Suspendu au bord du vide, un chemin étroit descendait à flanc de falaise. Les machines l’empruntèrent lentement, pesamment. Cornélia crut que la roche allait céder sous leur poids, mais seuls quelques fragments noircis s’en détachèrent. Sur leur passage, des massifs d’asphodèles se mettaient à pousser, luxuriants comme une jungle blanche. Des créatures infernales s’enfuyaient devant elles, apeurées par leurs foulées mécaniques. Elles grimpaient les parois du gouffre pour jaillir près de Cornélia. Des matagots, des kashas qui ressemblaient à des fauves en décomposition, et même des korōri au ventre rond. Cornélia ne les chassa pas. Ils ne représentaient aucun danger pour elle, et ils semblaient la considérer comme une semblable. Côte à côte, ils observèrent les machines descendre vers leur maître.
Du moins, elle supposa qu'il s'agissait de leur maître.
Qui est-ce ? demanda-t-elle. En bas.
L’un des korōri lui jeta un regard en coin.
Orphée, le maître musicien.
Le maître charmeur, gronda un kasha.
Le poète, ajouta un autre korōri.
Le prophète des oiseaux, acheva un dernier.
Cornélia observa la prairie blanche et grise, qui scintillait en silence.
Il est mort ?
Il est mort il y a longtemps, le jour où Eurydice est morte, se moqua l’un des kasha. Depuis, son cœur bat dans le vide.
Eurydice ?
Ce nom réveillait quelque chose dans la mémoire de Cornélia. Ce devait être celui de sa femme, celle qu’il avait tenté d’arracher aux Enfers… en vain.
Eurydice la dryade, renifla le kasha. Celle qu’il aurait dû épouser, celle qu’il n’a pas pu ramener. Tu ne sais vraiment rien, toi !
Il ricana comme une hyène et fila dans les ténèbres du gouffre. Les autres s'enfuirent aussitôt à sa suite dans des piaillements moqueurs, comme une bande de corbeaux attirés par une charogne.
Cornélia les regarda disparaître. Pendant un moment, elle pesa le pour et le contre. Puis elle s’engagea sur le chemin étroit et, elle aussi, descendit vers les Enfers.

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