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Blanche trouva Aegeus immobile dans la pénombre, étendu dans son hamac. L’un de ses chat-vipères s’était roulé en boule sur son large torse. Il feula doucement en apercevant la jeune fille, mais son maître ne bougea pas.
Blanche s’approcha encore.
Aegeus avait les yeux entrouverts. Une pellicule blanchâtre les recouvrait.
Le cœur de Blanche sursauta dans sa poitrine.
– Aeg… ?
Puis elle distingua le mouvement de son torse couvert d’écailles, qui se soulevait très doucement. Elle expira longuement pour chasser son angoisse. Aegeus dormait seulement. Ce voile blanc sur ses yeux était certainement une troisième paupière, comme celle des chats ou des oiseaux. C’était la première fois qu’elle le voyait plongé dans un profond sommeil. La scène saisissait par son étrangeté presque repoussante, due à l’aspect monstrueux de la vouivre ; mais la blondinette s’attendrit en voyant bouger une petite forme rondouillarde dans les replis du hamac. Un squonk. Non, deux squonks ! Ils étaient deux à s’être blottis contre Aegeus, dans l’ombre. Plus le chat vipérin… Ces trois-là sentaient-ils la détresse du maître du convoi ? Éprouvaient-ils de l'affection pour lui ? Pourtant, il ne leur avait jamais témoigné de tendresse. En tout cas, pas devant Blanche.
– Ouh, j’aime cette odeur ! s’exclama une petite voix à ses pieds.
Elle baissa les yeux pour découvrir le matagot, tranquillement assis par terre, qui fixait le hamac de ses yeux globuleux.
– Cela sent la mort, susurra-t-il.
Blanche réprima un petit frisson. Elle se pencha pour caresser le crâne du diablotin. Le contact poreux et tiède de l’os n’avait rien d’agréable, mais il lui avait presque manqué.
– Ça fait longtemps qu’on vous a pas vu, vous !
Tout ronronnant, il se frotta contre sa paume.
– Oh, j’ai eu quelques affaires à régler de-ci de-là, des âmes à récolter, ce genre de paperasserie. Certains de mes maîtres sont morts récemment, sais-tu ? (Ses yeux brillèrent de malice.) J’ai des places libres. Ne voudrais-tu pas devenir ma maîtresse ?
– Comment ils sont morts ? questionna-t-elle, redoutant la réponse.
Il remua les oreilles, prit un air indécis comme si tout cela n’avait guère d’intérêt.
– L’une a été accusée de sorcellerie et brûlée vive. L’autre a été battue par son époux jusqu’à la mort. Ma foi, rien de bien original. J’attendais que cela advienne depuis un moment ! (Il regarda de nouveau Aegeus inerte et lécha ses mâchoires d’os.) Leur mort est toujours si facile à prévoir. C’est beaucoup mieux que les souris : il n’y a pas besoin de chasser, ni de guetter. Leur âme nous tombe toute cuite dans le bec !
Blanche tâcha d’ignorer le frisson glacial qui lui remonta le long du dos.
– Décidément, vous donnez pas envie de devenir votre maître. Vous les aimez pas du tout ? Même pas un peu ? Vous nous aimez bien, ma sœur et moi, non ?
– Bah ! Parfois, on s’attache à eux, bien sûr. (Sa queue de vertèbres s’enroula autour de la cheville de Blanche.) Mais dans la limite du raisonnable. Mon affection ne m’empêche pas de les mener à l’abattoir, comme ils le font avec ces animaux qu’ils élèvent. Ils sont si délicieux ! Quand ils tardent un peu trop à mourir, on sait leur donner un petit coup de patte !
Blanche leva les yeux au ciel.
– Super. Ça ne s’appelle pas de l’affection, ça.
– Celui-là est bientôt mûr pour la cueillette, conclut le matou. Tu verras ! Encore quelques temps et son cœur s’arrêtera pour de bon. (Il renifla l’air de la benne.) Ça fleure bon la douleur, par ici !
Il s’éloigna dans un petit ricanement, caressant de sa queue une ombre recroquevillée dans un coin, que Blanche n’avait pas vue.
Son souffle se coupa quand elle réalisa que cette ombre n’était autre qu’Aaron. Il avait posé le front sur ses genoux ; on ne voyait de lui qu’une courte tignasse noire. Le ventre de Blanche se noua. Il avait forcément tout entendu.
– Hihihi ! ricana le matagot dans un dernier écho.
Doucement, elle alla s’agenouiller près du garçon. Aaron ne réagit pas. Elle finit par comprendre qu’il pleurait.
Aaron ? Pleurer ?
Une envie soudaine la prit aux tripes, celle de l’enlacer, de le serrer très fort contre elle.
Houlà, qu’est-ce qui m’arrive ? Il va me tuer si je fais un truc pareil.
Elle se força à rester immobile. Il savait forcément qu’elle était là. Et en effet, au bout d’un temps qui lui sembla interminable, il articula :
– Judas a raison. Je suis un mauvais chien.
***
Orphée gisait dans la prairie d’asphodèles, tout au fond du gouffre, immobile comme un oiseau aux ailes brisées.
Il aurait dû être plongé dans l’ombre, mais les fleurs produisaient leur propre lumière, terne et pâle, qui rehaussait les traits de son visage. De petits feux follets blancs flottaient autour de lui. Lorsque Cornélia s’approcha, ils s’enfuirent aussitôt, et elle se demanda s’il s’agissait des âmes des morts. L’endroit lui semblait empli d’une sourde mélancolie, et plus paisible que n’importe quel lieu sur Terre. Il lui donnait envie de se blottir entre les fleurs et de ne jamais en repartir. L’immortel lui-même n’en était pas reparti. Il était couvert de poussière. Depuis combien de temps se trouvait-il allongé là ?
Ses machines s’étaient couchées sur le sol, tout autour de lui, comme autant de collines de fer et de rouille. Le silence semblait étrangement pur à Cornélia ; elle mit du temps à comprendre que leurs mitrailleuses s’étaient enfin tues.
Autour d’Orphée, plusieurs lyres brisées émergeaient de la prairie, leurs courbes élégantes mêlées à la végétation. Elles étaient passées en noir et blanc, comme tout le reste ici-bas. Même les plumes émeraude et les bijoux d'or de la tzitzimitl avaient perdu leurs couleurs.
Seul Orphée avait gardé les siennes.
Jadis, il avait dû être humain, mais à l’instar de Panurge, une malédiction semblait l’avoir frappé. Son corps s’était couvert de plumes en désordre. Il n’était plus homme et pas encore oiseau, figé dans un entre-deux douloureux En guise de bras gauche, une aile gigantesque se tenait déployée sur son torse, au plumage marbré de jaune et de noir. En apercevant son visage rouge vif, Cornélia détourna brusquement les yeux, croyant qu’il avait été tué d’une façon atroce. Puis elle réalisa sa méprise : il n’y avait pas de sang sur cette face presque humaine. Sa peau s’était simplement colorée d’un rouge écarlate, comme la tête d’un chardonneret.
« Il n’est plus lui-même », avait prévenu Epona.
Quand l’immortel frémit, Cornélia sursauta, instantanément effrayée, avant de comprendre qu’il n’avait jamais été mort. Il était simplement endormi. Lentement, il ouvrit des yeux voilés ; ses plumes frissonnèrent comme s’il avait froid.
– Qui est là ? croassa-t-il.
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