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Son regard flotta vers elle, puis vogua aux alentours sans s’accrocher à la moindre silhouette. Orphée était aveugle.

– Qui est là ? répéta-t-il plus fort.

Comme appelées par sa voix, les machines baissèrent vers lui leurs têtes de métal informes, avec le même empressement que les chiens qui reniflent leur maître. À l’aveuglette, Orphée tâtonna par terre de son unique main humaine. Il trouva une lyre proche de lui, puis l’énorme patte articulée d’une machine. L’acier devait être brûlant, surchauffé par le soleil d’en haut, mais l’immortel s’y agrippa comme à une main amie. Une vive émotion teinta son visage rouge sang.

– Mes oiseaux. Mes chers oiseaux. Vous êtes là… Vous êtes… revenus…

Son index fit vibrer l’une des cordes de la lyre en une note très éthérée.

– J’ai enfin… réussi à vous ramener…

Ses yeux s’ouvrirent grand vers le ciel, emplis d’une vision que lui seul pouvait voir. Cornélia hésita longuement. Puis elle retira son masque et reprit forme humaine, accroupie près de lui. La douce fraîcheur de la prairie lui donna la chair de poule – c’était si différent du climat de Djibouti.

– Ce ne sont pas vos oiseaux.

L’immortel sursauta à peine. Ses prunelles voilées se déportèrent vers elle.

– Qui est là ? Je ne connais pas… cette voix.

Plus il s’exprimait, plus sa voix enrouée se dénouait ; on commençait à distinguer, derrière son timbre rauque, une voix de baryton à la richesse extraordinaire. La gorge nouée, Cornélia répondit :

– Je m’appelle Cornélia. Je… Je suis avec Aegeus. Nous sommes en train de traverser votre secteur.

– Aegeus, prononça lentement Orphée en faisant siffler le -s. Le nom d’un roi d’Athènes… qu’il a offert à un esclave sorti vainqueur d'une arène. Oui… je me souviens…

Il toussa comme si ses poumons étaient encombrés de poussière.

– Mes oiseaux… ils sont… revenus. (De nouveau, cet air extatique sur son visage.) Je les ai ramenés… des Enfers. Mon peuple…

Cornélia se mordit la lèvre, sans savoir que dire. Elle observa un matagot, assis à quelques mètres, qui fixait Orphée avec une déférence presque polie. Il n’attendait certainement qu’une chose : que l’immortel trépasse enfin. Comme toutes les autres créatures qui rôdaient ici-bas. Pourtant, l’idée qu’Orphée n’était pas seul lui parut étrangement réconfortante. Un matagot avait beau appartenir au Diable, il pouvait représenter une présence amicale – elle en savait quelque chose.

Elle finit par se souvenir qu’elle devrait rendre compte à Aaron, et qu’il aurait certainement des questions.

– Orphée.... Ce sont vos machines autour de vous, pas des oiseaux. D’où viennent-elles ?

Un étrange éclat s’alluma dans les yeux d’Orphée.

– Parfois… il faut savoir se défendre… Je ne veux pas… que mes sujets saignent… meurent… Les machines sont faites pour cela. Échidna… merci. Merci, mon amie. Grâce à toi… mon secteur est sauf. Mes fidèles oiseaux sont à mes côtés…

L’une des machines bougea un peu et, en entendant le froissement métallique, un bref sourire se dessina sur le visage écarlate de l’homme-chardonneret. Une ride se creusa entre les sourcils de Cornélia. Elle n’apprendrait rien de plus, et il ne servait à rien de le détromper. Orphée ne vivait déjà plus parmi eux. Il chantonnait une berceuse aux machines qui l’entouraient, sans se douter qu’elles avaient provoqué sa perte.

– Est-ce que vous voulez que…

Que je vous ramène à l’air libre ?

Mais l’immortel était bien trop grand et lourd pour qu’une tzitzimitl puisse le porter. Et Cornélia n’oubliait pas ce qu’Aaron avait dit : Orphée créait lui-même ces brèches vers l’Enfer depuis qu’il y avait perdu sa femme. C’était peut-être volontaire. Il voulait peut-être rester ici, au plus près d’elle – et de ses oiseaux morts.

Depuis combien de temps dépérissait-il ici ? Depuis que son secteur avait été exterminé ?

– Est-ce que vous voulez que je transmette un message à Aegeus ? finit-elle par dire.

Les traits d’Orphée se contractèrent. Sur son bras humain, quelques plumes poussèrent avec effort.

Sa métamorphose n’est pas terminée...

– Aegeus ? répéta-t-il pensivement. Je le connais peu. Que pourrais-je… bien lui dire ?

Cornélia croisa le regard du matagot. Il y brûlait une flamme violette qui lui crachait : Va-t’en ! Ici règnent les démons et les morts, et tu n’es ni l’un ni l’autre. Elle recula d’un pas, puis remit son masque. Le matagot la toisa avec mépris en la voyant redevenir tzitzimitl.

Menteuse ! feula-t-il. Menteuse, menteuse.

– Ah ! dit Orphée de sa belle voix usée. Dis à ton maître… petite… qu’il transmette mes salutations à mon plus cher ami. Je n'en suis plus capable à présent.

Cornélia se figea. Perdu dans les notes de sa vieille harpe, l’immortel ne la regardait plus.

– Voilà bien longtemps… que je n’ai pas vu Judas. J’espère… qu’il me pardonne… mon absence.

***

– Judas a raison. Je suis un mauvais chien.

D’un revers du poignet, Aaron s’essuya les yeux. Blanche distingua enfin son visage. Il lui sembla très jeune, malgré les vingt ans qu’il arborait sur cette ligne temporelle, malgré toutes les cicatrices qui marquaient ses traits. Elle sentit son cœur fondre comme une flaque de mélasse.

– Tu n’es pas un chien, chuchota-t-elle.

– Bien sûr que si. (Il fit un geste vers le hamac muet d’Aegeus.) Un clébard et un incapable. Il me faisait confiance… J’aurais dû voir venir les choses. J’aurais dû le protéger !

Blanche leva les yeux au ciel, agacée malgré elle.

– Oh, pitié ! On parle d’Aeg. Il est capable de se protéger tout seul !

Aaron la dévisagea, le front plissé comme si ce qu’elle racontait n’avait aucun sens. Elle reprit :

– Est-ce qu’il est au courant, pour Gaspard ? Pour l’escarboucle ?

Il détourna la tête.

– Non. Pas encore…

Est-ce que cela voulait dire qu’il y avait encore de l’espoir ? Qu’Aaron espérait trouver une solution ? Elle suggéra :

– Peut-être que son orbe a été détruit... mais on pourrait trouver celui d’une autre vouivre ?

– Il n’y a plus de vouivres, Blanche. C’est fini. Il…

Il inspira entre ses dents.

– Il était le dernier.

Il parlait de lui comme s’il était déjà mort.

– Iroël pourrait lui faire un autre masque…

– C’est ça. T’as vu comment a fini le premier ? Aegeus voudra jamais. Il déteste trop Iroël et sa magie ; il préférera mourir. Et de toute façon, rien ne dit que ça le soulagerait vraiment.

Blanche se creusa la tête. Il y avait forcément quelque chose à faire. Forcément. Aaron la contempla en silence, puis une ébauche de sourire tordit ses lèvres.

– C’est ça… cherche bien…

– Iroël pourrait… fabriquer une sorte d’orbe de substitution et le faire passer pour celui d’Aegeus ?

La voix du garçon se chargea d’amertume.

– Mais bien sûr ! C’est fou, Iroël est ta réponse à tout. Tu penses vraiment qu’il peut recréer le pouvoir des vouivres comme ça ? On parle d’un truc façonné par des millions d’années d’évolution. Il l’aurait déjà fait s’il en était capable.

Blanche creusa plus profond dans son cerveau, qui regorgeait d’ingéniosité en général. Mais là, elle ne trouvait plus rien. Son visage se décomposa. C’était impossible. Aegeus était-il vraiment voué à mourir ?

– J’aurais dû tous les protéger.

La voix d’Aaron devint murmure.

– Aegeus… Les nivées… (Son visage disparut de nouveau dans l’étreinte de ses bras.) Pouet. C’était mon rôle… mon seul rôle… Et j’ai échoué.

Pouet.

Des milliers d’éclats de glace se plantèrent dans le cœur de Blanche, mais elle fit de son mieux pour les ignorer. Aaron ne montrait jamais d’affection envers Pouet, mais elle savait que le tarascon occupait une place toute particulière dans son cœur.

Ce qu’était devenu Pouet… ce qu’il était advenu des nivées… Blanche en voulait à Aegeus et Aaron, oui. Terriblement. Comment le nier ? Hors d’elle, elle lui avait jeté sa culpabilité à la figure, espérant faire voler son calme en éclats.

« Vous leur avez donné les moyens de faire ce qu’ils ont fait ! Tout est de votre faute. »

Elle avait cru qu’il était resté de marbre. Quelle erreur !

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