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– Aaron, tu n’es pas un chien, répéta-t-elle. Tu as fait de ton mieux !

Il ne répondit même pas, recroquevillé, les mains entremêlées dans ses cheveux. Quelle frustration ! Elle avait terriblement envie de le toucher, de le réconforter. Mais il n’accepterait jamais ce contact.

– Aegeus va mourir, dit-il enfin. Il va mourir, on va tous mourir… Sauf moi, peut-être, parce que j’suis increvable. (Un sourire tordit les coins de ses lèvres.) Mais sans le convoi… sans Aegeus… je sers à quoi ?

Les yeux de Blanche s’embuèrent. Pourquoi devait-il nécessairement servir à quelque chose ? Ne pouvait-il pas simplement être ? Exister pour lui-même, sans maître ? D’un coup lui revint en mémoire ce moment où Algarade, le qilin, avait tenté de séduire des femelles sauvages.

« C’est une bête de guerre », avait dit Aaron. « Il sait pas réfléchir, ni compter. Il est comme un chien qui sait seulement se battre pour son maître. Qu’est-ce qu’elles pourraient trouver de bien en lui ? »

Une grosse boule de chagrin se forma dans la gorge de Blanche, bien serrée, comme un nœud impossible à défaire.

– T’es pas une bête de guerre, Aaron ! Ni toi, ni Algarade. Vous êtes bien plus… vous méritez bien plus. Vous êtes quelqu’un avant d’appartenir à Aegeus ! (Elle sentit ses yeux se mouiller, refusa de les essuyer.) Comme la Mouche. Comme…

Comme toutes ces créatures hargneuses, rendues à moitié folles par l’archange Orion, qu’elle avait d’abord considéré comme des monstres irrécupérables. Mais lorsque leur maître était mort, elles avaient réussi à s’extirper de ce moule douloureux qui les avait déformées. Elles avaient dû retrouver leur essence première. Devenir quelqu’un.

– Comme toutes les nivées, acheva-t-elle dans un souffle timide. Et tous les humains.

Aaron se leva d’un bond. La fureur et le choc se disputaient son visage froissé par les larmes.

– Je suis pas un humain, Blanche ! Tu m’emmerdes à pas vouloir comprendre ça ! Putain ! Je suis pas… Je sais ni lire, ni faire autre chose que tuer et obéir aux ordres ! Et pisser partout pour marquer mon territoire ! (On aurait dit qu’il cherchait à se justifier.) Je sais ni embrasser, ni…

Blanche se leva à son tour. L’adrénaline déferla dans ses veines ; elle l’attrapa par les épaules et l’embrassa avec fougue pour lui prouver qu’il avait tort. Aaron ébaucha un geste de recul. Il l’attrapa lui aussi, prêt à la repousser, mais ses lèvres répondirent aux siennes dans un élan désespéré. Blanche sentit ses mains frémir sur ses épaules, serrer fort ses clavicules maigrichonnes.

Il hésitait.

Puis il se décida. Il rompit leur baiser ; le cœur de Blanche se serra jusqu’à devenir une toute petite bille douloureuse. Mais il l’entoura de ses bras et la serra très fort contre son torse, dans un étau qui lui donna une bouffée de chaleur.

– T’es vraiment trop bête, la naine. T’as aucun instinct de survie.

Le nez de Blanche s’enfonça dans son cou. Au moins vingt mille papillons se mirent à battre des ailes dans son ventre. Elle était proche de la suffocation, mais n’aurait voulu se dégager pour rien au monde. Qui se souciait de respirer dans un moment pareil ? Cette sensation de lui tout autour d’elle, c’était brûlant, presque gênant, et si fort qu’elle n’était pas sûre d’en ressortir indemne. Une sorte de grelottement de bonheur lui échappa. Aaron la serra encore plus étroitement contre lui.

Je l’aime, songea-t-elle en essayant de retenir son cœur qui s’était vu pousser des ailes et tentait de s’enfuir par le haut. C’est ça que ça veut dire, non ? Cette sensation-là. Je l’aime vraiment…

Elle l’enlaça à son tour. Sous ses mains, les muscles de son dos étaient raides, durs comme du granit. Un éblouissement lui vint à l'idée que ces muscles l'avaient protégée, portée lorsqu'elle était blessée. Le nez dans son cou, il reniflait son odeur à elle, aussi discrètement que possible. Il devait encore craindre de passer pour un animal.

– Tu vois, tu sais faire des câlins, dit-elle d’une voix à peine audible.

Il ne répondit rien. Définitivement à court d’oxygène, elle finit par se séparer de lui. Soutenir son regard lui demanda une force surhumaine.

– Tu es peut-être un chien… dit-elle en essayant de ne pas trembler. Mais dans ce cas, t’es un super chien. J'aimerais bien avoir le même à la maison.

Il rit du nez d’un air consterné, comme toujours quand elle le surprenait. Puis il dit doucement, d'une voix de miel parsemée d'éclats mordants – une voix qui ne savait plus où elle en était :

– À la maison ? Tu délires. Personne n'a envie d'avoir ça chez lui.

Blanche aurait donné le monde entier pour pouvoir ranger ça dans sa valise et le ramener à Lyon. Elle s'apprêta à le lui dire, mais il conclut :

– Et personne ne peut m'enfermer entre quatre murs.

Mais son regard, intense sur elle, disait qu'il se demandait si elle le pouvait. Est-ce que cela lui faisait peur ? Blanche fit un pas en arrière.

– Personne n'enfermera personne.

Tu es déjà enchaîné à quelqu'un, de toute manière.

Elle tourna les talons et s'enfuit vite avant d'oublier le goût de leur baiser.

Elle sortit du Berliet sans même s’en rendre compte, sans sentir le sol sous ses pieds, perchée sur un nuage qui lui donnait presque le vertige ; mais la réalité la rattrapa très vite.

Elle la rattrapa sous la forme de Cornélia, l’air sombre, qui annonçait à Aaron :

– J’ai trouvé Orphée. Il est mourant.

***

Tout le convoi se déplaça au bord du gouffre d’Orphée.

Les boyards veillaient autour des camions, leurs armes épaulées, chassant les korōri et les autres créatures qui se tapissaient dans les ombres. Perché au bord de l’abîme, Aaron fixait la silhouette sombre d’Orphée, qu'on apercevait vaguement. Près de lui se tenaient Blanche, Cornélia et Iroël. Celui-ci portait dans ses bras le plus faible des bébés bakus, pour reposer ses petites pattes épuisées.

– Orphée était déjà à moitié dingue, dit lentement Aaron. Ça faisait longtemps qu’il tenait plus que par miracle. Mais je pensais pas qu’il finirait comme ça.

Cornélia lui avait transmis les mots d'Orphée. Il avait le visage fermé, mais pour une fois, il sembla à Cornélia que c’était dû à la tristesse.

– Alors comme ça, les machines venaient d’Échidna.

Il serra les mâchoires.

– C’est toujours les mêmes. C’est toujours les mêmes immortels qui foutent la merde.

– On est sûrs que ce sont les machines qui ont exterminé tout le monde ? demanda Blanche d’une voix étranglée.

– C’est bizarre, dit Cornélia. Elles avaient l’air de tenir à Orphée.

Elle se rendit compte que c’était idiot à l’instant où les mots sortirent de sa bouche. Aaron la dévisagea de ses yeux injectés de sang.

– Ah ouais ? Tu m’en diras tant.

Il cracha dans le vide.

– Ici, on peut jamais savoir. On peut jamais se fier aux putain d’apparences ! On peut jamais se fier à rien !

À distance, les boyards l’observaient, muets, ruisselants de sueur sous les quarante impitoyables degrés de Djibouti. Il fixa la prairie infernale, qui évoquait une broderie nacrée vue de si haut.

– Imbécile. T’as embauché des tueuses pour faire un travail de gardien. Elles t’ont tué, elles ont tué les tiens. T’aurais dû te méfier. Ni les machines, ni ces putains d’humains ne sont fiables, quel que soit le prix qu’on met dedans !

Cornélia observa son visage tourmenté. C’était la première fois qu’elle le voyait exprimer une réelle émotion sur le massacre des braconniers sur le convoi. Et c’était aussi la première fois qu’il se dissociait de l’espèce humaine. Il était rare qu’il laisse filtrer autant de choses à travers sa carapace. Iroël le fixait lui aussi, avec une certaine dureté.

– On repart, jeta Aaron en se détournant de l’immortel. Droit vers le Nord.

Les boyards s’entre-regardèrent, puis obéirent sans un mot. Seule Cornélia ne bougea pas.

– Mais… Et Orphée ? On fait quoi ?

– On le borde bien joliment dans son cercueil et on attend qu’il crève, rétorqua Aaron. C’est toi qui m’as dit dans quel état il était. Tu veux en faire quoi ? Il est bon pour la casse.

La violence de ses mots parvenait presque à cacher le chagrin au fond de ses yeux.

– Il lui reste plus rien, de toute façon. Juste ses machines. Alors on le laisse là, avec elles. Tout le monde doit mourir un jour. Même les immortels. Ils meurent juste pas de la même façon que nous.

Il tourna les talons.

– Et… hésita Cornélia. Il voulait qu’on dise à Judas…

– Il lui dira lui-même quand ils se verront aux Enfers. Parce que moi, si je recroise ce salopard, je le bute.

D’un geste, il ordonna le départ. Io vint se recueillir quelques instants devant le gouffre, imitée par certaines nivées. Lorsque le convoi s’ébranla, Aaron lui-même laissa son regard traîner en arrière vers la brèche infernale. Cornélia eut l’impression de voir ses lèvres articuler des mots silencieux. Une prière ?

« Tout le monde doit mourir un jour. »

Dirait-il la même chose lorsqu’Aegeus, comme Orphée, cesserait de se battre ?

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