70 - La disparition
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Au terme d'une longue marche, le convoi atteignit la frontière nord d’Orphée. Une simple petite barrière grillagée, aisée à enjamber, séparait son territoire de celui d’Epona.
Quand Cornélia la franchit, accompagnant les nivées dans sa peau de tzitzimitl, elle ne put s’empêcher de songer à l’homme-oiseau inerte dans sa prairie blanche, qu’ils avaient laissé derrière eux. Aux machines tueuses qui étaient restées à son chevet. Et à cet autre immortel vêtu de noir et d’argent, qui avait disparu en silence… laissant un grand vide parmi les boyards. Un petit pincement lui fit mal au cœur.
J’espère que tu iras voir ton ami, Judas. Il a besoin de toi.
Elle porta son regard au loin, de l’autre côté de la frontière. C’était toujours Djibouti – la déesse-cheval habitait la même ville – mais une Djibouti transformée.
Maison, exprima Svadilfari en tirant le Berliet avec plus d’élan. Retour à la maison.
De grands pans de toile avaient été tendus au-dessus de toutes les rues, prodiguant une ombre bienvenue. De hautes palissades en osier étaient dressées à intervalles réguliers. Des brise-vents, devina Cornélia. Certains bâtiments avaient été détruits jusqu’au bas des murs, puis remplis de terre ; et elle ne savait par quel miracle, des arbres avaient été plantés là-dedans et avaient réussi à survivre. Des arbres autres que des palétuviers. Elle eut l’impression qu’il faisait un peu moins chaud ici. Grâce à tous ces aménagements ?
Il y avait de la vie dans ce secteur. La tzitzimitl aperçut des silhouettes humaines dans les avenues – et bien d’autres, loin d’être humaines. Près d’elle, Danaé étira avec volupté ses muscles souples de panthère d’eau.
Ah ! Ça fait du bien d’être chez soi.
Tu viens de chez Epona ? demanda Cornélia.
Le fauve se tourna vers elle. Sa peau délicate, destinée aux rivières et aux lacs, s’asséchait et pelait à cause du climat, mais Danaé ne se plaignait jamais.
Personne ne vient de chez un immortel. On se réfugie chez eux, c’est différent. Et Epona, c’est une valeur sûre pour toutes les créatures non-violentes. Surtout les faunes et les dryades !
Un éclat enthousiaste passa dans ses yeux aux mille reflets orangés – des yeux de poisson dans un visage de panthère.
Hein, Mitaine ?
Mais Mitaine n’était plus à côté d’elles. Elle la chercha des yeux un instant, avant d’abandonner.
Epona aime la bonne chère. On va super bien manger ! Par contre, interdiction de manger de la viande chez elle, fais gaffe. Elle rigole pas du tout avec ça. Du coup, les carnivores restent jamais très longtemps.
Cornélia repensa à la déesse cheval telle qu’elle l’avait vue chez Bastet, avec sa tenue sobrement élégante et son calme olympien.
Ça me va très bien.
Une once de positivité l’envahit. Elle en avait bien besoin ces derniers temps. Ils allaient enfin quitter le secteur maudit d’Orphée, laisser tout cela derrière eux !
Soudain, une grande ombre les recouvrit.
– Vous avez vu Mitaine ? gronda une voix de basse derrière eux.
Elles se retournèrent vers Beyaz. Torse nu, le soldat ruisselait de sueur. Il observait les alentours avec vigilance.
– On dirait qu’elle a disparu. Aaron m’a dit de la retrouver. Elle a fait son quart pendant qu’on dormait, ensuite elle est venue avec vous. Et après ?
La panthère d’eau et la tzitzimitl échangèrent un regard. Une boule d’anxiété réapparut dans le ventre de Cornélia.
Elle était derrière nous, hésita Danaé. Elle était là il y a encore dix minutes…
Beyaz fronça ses sourcils hachés de cicatrices.
– Ouais, bah elle est plus là.
Cornélia songea nerveusement aux kumiho qui avaient fait déjà plusieurs victimes parmi les boyards. Mais c’était impossible : elles se nourrissaient d’organes humains et de chair fraîche.
– Aaron pense que c’est Judas Iscarioth qui est revenu pour l’enlever, jeta Beyaz.
Quoi ? sursauta Cornélia.
– Ce connard à moitié dingue, ce salaud de traître, grommela le soldat dans sa barbe.
Danaé s’ébroua, ce qui était signe de nervosité – elle déchargeait ses émotions ainsi.
Dans tous les cas, on va la retrouver ! J’ai une excellente ouïe, Cornélia a une super vue. Et toi, mon nounours, t’as un bon odorat. À nous trois, on l’aura trouvée dans deux minutes !
Beyaz haussa une épaule, l’air peu convaincu, mais il obtempéra et prit sa forme d’ours nandi. D’un commun accord, ils se séparèrent et filèrent chacun d’un côté.
Effectivement, il leur suffit de deux minutes pour trouver quelque chose – mais ce ne fut pas Mitaine.
Sur la bâche d’un des camions, un message avait été écrit en lettres de mousse. Il devait être tout récent, mais il se desséchait déjà à cause du climat infernal de Djibouti. Ils alertèrent Aaron. Puis Blanche, puis tous les autres. Le changelin se fraya un passage à travers le cercle de boyards qui s’était attroupé autour d’eux. Il lut à voix haute :
– Je pars. Je prends ma paie, je prends ma Bibiche. Et je prends aussi le dragon orchidée. On est copains, lui et moi. Au revoir, les gars. Et les filles. Blanche et Corny, vous êtes de la Strate, maintenant. Vous êtes de vraies boyardes. Mais n’oubliez pas de rentrer chez vous à la fin.
J’espère que le convoi arrivera à bon port.
Un silence ponctua ses derniers mots. Les yeux de Cornélia s’humidifièrent ; elle cligna vite des paupières.
– C’est quoi cette grosse connerie ? finit par dire Danaé. Pourquoi elle a rien dit sur moi ? Je suis sa pote aussi, non ?
– Elle va où ? questionna quelqu’un d’autre.
Blanche s’approcha pour effleurer les lettres délicates que la dryade avait réussi à faire pousser, peut-être tracées du doigt, dans un environnement si aride. Puis elle sentit la présence d’Aaron derrière elle. Son visage ne laissait rien paraître ; il avait remis sa peau de lieutenant et son armure solide.
– Tu penses qu’elle est allée rejoindre Judas ? demanda-t-elle à mi-voix.
Était-ce la meilleure ou la pire chose qu’on pouvait lui souhaiter ? Blanche s’attendait à moitié à ce qu’il se moque de sa supposition romantique : il n’avait jamais entretenu de très bonnes relations avec la dryade. Mais il ne le fit pas.
– J’en sais rien. On saura jamais. Sauf si on recroise Iscarioth, mais c’est hors de question.
Puis il soupira et, d’un air résigné, il commença à arracher la mousse.
– J’espère juste qu’elle sait où elle va.
– J’espère qu’elle est avec lui, dit Cornélia.
Derrière eux, Beyaz restait immobile. Il finit par dire de sa voix grave :
– Bon vent, Mitaine.
Le khamsin emporta ses mots vers les cieux brûlants. Blanche espéra qu’ils trouveraient l’oreille de la dryade – et de ce qui restait de Gaspard.
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