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Epona les mena vers une sorte de palais constitué de plusieurs maisons djiboutiennes, hautes et spacieuses, reliées entre elles par de grands tunnels d’osier. De nombreux balcons s’ouvraient sur les façades peintes en couleurs vives, ombrés par de grandes toiles épaisses tendues contre les murs. Toutes les rues alentour avaient été pareillement couvertes, abritées du soleil et du vent ; elles étaient pleines de vie. C’était comme si toutes les populations du secteur d’Epona s’étaient entassées là, le plus près possible de leur maîtresse.
De petites haies d’arbres commençaient à pousser en bord de rues, abreuvées au compte-goutte par un système d’arrosage complexe. Dans le chahut des voix, des éclats de rire et des enfants qui couraient partout, de nombreuses familles, humaines ou inhumaines, vendaient des marchandises sur des établis faits de bric et de broc. Cornélia distingua des conserves, des bidons d’eau potable, des boîtes à pizza, des légumes rôtis et des plats de nouilles en barquettes. Elle se souvint des partenariats évoqués par Danaé. Une telle profusion de nourriture ne pouvait venir que du monde réel.
Elle aperçut un gros hippalectryon au plumage d’un turquoise précieux, qui veillait jalousement sur des piles précaires de pâtisseries. Un petit garçon lui donna un fragment de miroir en guise de paiement ; hypnotisé par son propre reflet, l’hippalectryon poussa vers lui une dizaine de gâteaux. Non loin, une adolescente aux cheveux coupés courts, campée près d’une pile de boîtes à pizza, vantait les mérites d’une margharita et d’une quatre fromages. Une queue d’au moins vingt minutes s’étirait devant elle et zigzaguait dans la rue, gênant les passants. « C’est l’heure des pizzas », avait dit la petite faunesse à la cicatrice. Leur fumet délicieux emplissait toute la rue.
Les boyards en avaient tous l’eau à la bouche.
– De la nourriture ! s’extasiait Blanche tous les deux pas. De la vraie nourriture, pas des rations militaires dégueu !
Aaron lui avait confisqué sa boîte à pizza à l’instant même où elle avait essayé de l’ouvrir. Depuis, son ventre grondait furieusement.
– Vous croyez qu’on peut payer avec quoi ? Ils prennent les euros ? J’ai ma paie de boyard. Sinon, j’peux leur donner un rein. Qui a besoin de deux reins, hein ? Vous pensez qu’ils prennent les organes ?
– Oh, certains doivent certainement les prendre, commenta Beyaz que l’idée ne semblait pas inquiéter plus que ça.
– Jadis, toute la Strate ressemblait à cela, dit Io qui marchait près de Cornélia. Je m’en souviens encore.
Une ombre nostalgique passa au fond de ses yeux.
– C’était il y a longtemps. Avant que le niveau de l’eau ne commence à monter. Avant que les humains migrent en masse vers leur monde d’origine…
Cornélia gardait le silence, tentant d’imaginer une Strate pleine de vie, de voix et de marchandages. Ce n’était pas évident. Quelque chose détourna soudain son attention : des ombres gigantesques qui se déplaçaient au loin, par-delà les rues, dans un lent ballet.
– Les machines agricoles ! s’extasia Danaé.
– Les quoi ?
La faunesse leur expliqua le concept avec force détails. Il s’agissait de remorques immenses à plusieurs essieux, remplies de tonnes de terre enrichies en excréments et déchets alimentaires. Epona ne plaisantait pas sur le compost. Chacune de ces remorques était comme un petit champ à part entière. On y plantait des rangées de légumes et de céréales capables de survivre aux températures djiboutiennes. Le tout était importé des vingt-quatre heures : Cornélia n’osait pas imaginer le coût du dispositif.
Les remorques étaient arrosées avec parcimonie, tirées par de grands tracteurs dont l’unique objectif était de rouler droit vers l’ouest sur quelques kilomètres. Comme tous les êtres vivants dans la Strate, les végétaux étaient impactés par les lignes temporelles. Le déplacement permettait donc de les faire pousser en accéléré, puis de les récolter à maturation, avant de renvoyer la remorque à l’est et de l’ensemencer de nouveau. Et ce, dans un cycle perpétuel qui permettait de nourrir non seulement la population d’Epona, mais aussi de vendre le surplus aux immortels qui le désiraient. Cornélia apprit ainsi qu’Homère achetait de nombreuses récoltes à Epona afin de nourrir ses sujets.
– Notre maîtresse est un génie, se vanta Danaé avec une fierté évidente. Elle a inventé ce système toute seule ! Il y a quelques temps, elle a acheté sa première remorque en vendant toutes ses possessions de déesse, puis elle a fait fructifier ses premières récoltes, les a vendues et a réinvesti l’argent dans des tracteurs supplémentaires. Et regardez où on en est maintenant !
– « Il y a quelques temps », répéta Cornélia avec suspicion. Ça veut dire combien de temps, pour toi ?
– Oh, l’équivalent de cinquante ou soixante ans, je dirais !
Danaé agissait de façon si humaine que parfois, Cornélia oubliait qu’elle était une faunesse avec un rapport au temps très spécifique.
– Et pour l’eau ? Elle a un Airavata, comme Homère ?
Le visage de Danaé s’assombrit un peu.
– Si seulement… Elle a fait fabriquer des machines pour dessaler l’eau de la Strate, mais c’est polluant, et ça coûte très cher en carburant. Peut-être qu’Iroël pourra lui faire un masque d’Airavata à elle aussi ? Il paraît qu’elle le connaît bien. Ou bien Homère pourra lui échanger de l’eau contre des cultures…
Visiblement, Epona était l’une des rares immortelles de la Strate à s’être rendue compte que les temps avaient changé – et, non moins important, que l’union faisait la force pour survivre dans un monde devenu hostile.
Blanche glissa alors son grain de sel :
– Mais quand même… ça suffit ? Dix remorques, pour nourrir tout le monde ? C’est pas peu, pour produire autant ?
Un soupir lui répondit. Celui d’Aaron, qui était venu aussi mettre son nez dans leur conversation :
– T’es naïve, la naine. Epona fait comme Aegeus. Elle multiplie ses ressources grâce à des matagots. Elle en a même plusieurs, c’est évident. Plein d’immortels font ça. Sauf qu’en général, ils multiplient l’or, pas la nourriture.
Dans une brutale prise de conscience, Cornélia comprit alors comment le convoi avait pu être si bien équipé, et si plein de nourriture pour satisfaire la voracité des boyards et des nivées. Le matagot ! Voilà à quoi il servait réellement. Elle qui avait bêtement cru qu’Aegeus cachait son trésor quelque part, avare comme un vieux dragon sorti d’un conte. Blanche avait l’air aussi choquée que sa grande sœur. Tout s’expliquait à présent, et leur faisait voir Aegeus sous un jour nouveau. S’il mettait sa vie en jeu en se liant avec un matagot, c’était pour assurer la survie des nivées du convoi. Tout comme Epona mettait son âme en danger pour nourrir ses sujets. Dire qu’elle avait contracté un lien avec plusieurs matagots à la fois ! Sans y connaître grand-chose, Cornélia redouta les conséquences d’un tel acte.
Sitôt qu’ils franchirent les arches du palais, Epona frappa dans ses mains. Une multitude de serviteurs vinrent aussitôt les accueillir. Ils étaient tous humains, mais ce n’étaient pas des esclaves comme chez Bastet. Aucun ne s’inclina devant Epona ; chacun portait ses propres habits sans se soucier d’accorder sa tenue à celle des autres, formant un joyeux chaos qui mêlait les pantalons aux robes, aux abayas, aux caftans et bien d’autres tenues dont Cornélia ne connaissait pas les noms. Ils n’arrêtaient pas de parler, de reluquer les nouveaux venus et de formuler des commentaires, mais cela ne les empêchait pas d’observer Epona en attendant ses ordres. Ils comprenaient les moindres nuances de la langue sans mots.
Je vous prie de bien vouloir mener nos invités à la maison des bains. (Epona se tourna vers les boyards.) Prenez le temps de vous délasser. Je vais faire installer les nivées sous le grand patio. Je vous ferai chercher lorsque le repas sera prêt.
Elle les recevait aussi bien qu’Homère. La reconnaissance des boyards fut telle qu’ils s’inclinèrent tous spontanément, dans un élan collectif qui surprit beaucoup les serviteurs. Ceux-ci firent silence, puis échangèrent des regards choqués. Cornélia crut qu’ils avaient fait un impair. Puis des sourires éclatants apparurent sur tous les visages. Les serviteurs entourèrent les boyards et certains leur mirent de grandes claques dans le dos.
– Voilà des gens qui aiment notre déesse, au moins !
– C’est bien ! Ça nous change des immortels et de leurs milices qui font toujours la gueule, qui nous traitent comme des moins que rien !
Leurs rires résonnèrent sous les arcades de pierre, puis ils leur firent signe de les suivre. Dans un tourbillon d’agitation, ils les menèrent à travers un tunnel d’osier qui perçait le mur de la grande maison et débouchait dans la bâtisse voisine. Ils traversèrent ainsi deux grands halls. Blanche et Cornélia se rendirent compte, un peu trop tard, que Greg et Oupyre les avait suivies. Les serviteurs leur jetaient des coups d’œil méfiants : toutes les autres nivées étaient restées dehors.
– Ils sont avec nous, lança Cornélia quand les regards se firent insistants.
Elle faillit ajouter « Ils ne feront pas de dégâts », avant de se dire qu’ils allaient très certainement en faire. Il valait mieux ne rien promettre, surtout vu la propension de Greg à uriner où bon lui semblait. De toute façon, personne ne réussirait à le mettre dehors, alors…
– On a des bains publics et aussi de petits bains privés, lança la servante en chef. On va installer votre maître dans l’un d'eux.
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