75 - Démonstration de séduction
Beyaz sourit à son tour, presque gentiment.
– C’est du théâtre, et j’ai déjà joué cette pièce avec une autre actrice. Je connais déjà toutes vos ruses.
L’expression de la kumiho changea aussitôt. Elle dilata les narines, inspira l’odeur de l’homme.
– Je l’aurais senti si tu avais été la proie d’une des nôtres.
– N’est plus proie qui a tué son prédateur.
La stupéfaction traversa le visage de la renarde, subite et brève comme une flamme de briquet. Cornélia et Blanche échangèrent un regard. Beyaz avait-il déjà tué une kumiho ? Ou parlait-il d’une kitsune ? Connaissait-il leur vraie nature ? Non, se dit Cornélia, il l’aurait déjà tuée s’il avait su la vérité.
– J’ai braconné, dit-il. Pendant très longtemps. J’connais pas bien les renardes dans ton genre, mais vous séduisez toutes les hommes de la même façon.
La renarde tenta de récupérer son bras, mais il la tenait avec force. De surprise, Blanche et Cornélia avaient la bouche ouverte. Braconné. L’horreur les envahit. Beyaz avait tué et massacré des nivées. Il en avait vendu la peau, les plumes et les écailles. Elles songèrent au nombre de fois où il aurait pu faire du mal aux créatures du convoi – pourtant, il s’était toujours montré irréprochable. Cornélia se souvint de la petite licorne qu’il avait portée sur ses épaules, qu’il avait essayé de garder en vie. Avant de l’achever d’une balle lorsqu’elle avait été condamnée. S’il avait fait partie du convoi secondaire, qu’aurait-il fait ? Aurait-il joint ses efforts aux autres braconniers ? Cornélia refusait de l’envisager.
– C’était une succube, précisa-t-il. C’est une vieille histoire.
La kumiho avait l’expression d’une bête qui s’apprête à se ronger la patte pour se libérer d’un piège. Quand il la lâcha enfin, elle recula de deux pas et leva le menton, les yeux brûlants de défi. Beyaz inclina la tête, moqueur.
– Tu aurais peut-être pu m’avoir avec une approche plus sentimentale. Mais vous pensez toujours que les hommes comme moi n’aiment que le sexe. Vous faites toujours les mêmes erreurs. (Il baissa d’un ton.) La seule qui l’avait compris est morte.
La kumiho chassa son explication d’un revers de main, comme si elle n’y croyait pas et que cela n’avait aucune importance. Ils étaient redevenus très calmes tous les deux, et Cornélia s’autorisa à respirer de nouveau. Beyaz ne la prenait pas pour une créature mangeuse d’hommes. Simplement pour une séductrice.
– Tu viens de gâcher ma démonstration, lui fit savoir la renarde. J’ai voulu choisir le cobaye le plus agréable, mais j’aurais mieux fait de me rabattre sur un deuxième choix.
Beyaz éclata d’un rire bref qui ressemblait à un aboiement.
– C’était bien tenté.
Elle tourna les talons, et il porta une main à ses lèvres d’un air presque rêveur.
– Merci quand même pour le baiser.
--------------- fin scène coupée -------------------
Blanche s’en alla sur la pointe des pieds, en direction d’Aaron. Blasée, Cornélia la regarda disparaître. Son pas de ninja ne trompait personne, et ne tromperait pas davantage le principal intéressé. Même Greg semblait la juger.
Elle est pas discrète, hein ? lui dit Cornélia.
Greg leva l’une de ses grosses pattes arrière et entreprit de se lécher les orteils avec application.
Blanche nulle.
Cornélia hésita à suivre sa sœur, d’avance alléchée à l’idée du spectacle qui se déroulerait bientôt. Mais elle décida finalement d’être une bonne grande sœur, et de la laisser se débrouiller toute seule.
Tu me le revaudras, j’espère !
Tous les bains privés étant pris, elle fut obligée d’aller du côté des bains publics, où se trouvaient déjà quelques boyards ainsi que Io et les deux kumihos. Un soupir lui échappa, mais au fond d’elle, cela ne la dérangeait pas vraiment. Les trois femmes l’accueillirent dans un silence confortable ; et lorsqu’elle se glissa dans l’eau froide à leurs côtés, un bien-être presque douloureux l’envahit. Sculptés par les arcs brisés des fenêtres, des rayons de soleil venaient s’étirer sur l’eau comme des pinceaux brûlants. Elle appuya la nuque contre le rebord en pierre du bassin et, pour la première fois depuis bien longtemps, ses pensées s’apaisèrent. Un grand calme se diffusa en elle.
Du moins, jusqu’à ce qu’Oupyre décide de sauter dans le bassin, avec le même entrain qu’un enfant faisant une bombe pour asperger les adultes – et avec le même résultat. Dégoulinantes, les quatre infortunées baigneuses s’entre-regardèrent.
Drôle, fit Oupyre en nageant aussi mal qu’un petit chiot. Drôle.
– Elle est bien taquine, soupira Io en essorant les franges bouclées de ses oreilles. Quel âge a-t-elle ?
Cornélia se sentit bête.
– Euh… aucune idée. Elle est jeune.
Elle chercha du regard le wolpertinger de Io. Il reniflait les piliers au fond de la salle en frottant son menton contre la pierre, dans une mimique qu’elle connaissait bien : il marquait son territoire. Pour le moment, Oupyre ne lui avait témoigné qu’un très vague intérêt. Cornélia doutait même qu’il y avait eu le moindre contact. Est-ce qu’il ne fallait pas les aider un peu ?
Je crois que je deviens comme Blanche... Mais il faut bien faire quelque chose !
– Viens là, Pypyre !
Quand la hase s’approcha en barbotant, elle lui arracha délicatement son masque de jackalope. Dans un spasme rapide, la hase quitta ses rondeurs de lapin et retrouva sa stature élancée de lièvre. Sa tête s’affina, ses canines jaillirent sous ses babines et ses ailes perlées de blanc se déployèrent sur son dos.
– Oh ! s’exclama Io. Alors c’est elle, ce wolpertinger dont vous parliez ? (Elle tapota dans ses mains, excitée comme une enfant.) Quel ingénieux camouflage !
Oupyre, à peine perturbée par son changement de corps, se mit à battre des ailes comme un caneton à peine né, en s’amusant du flop flop qu’elles produisaient dans l’eau. Elle n’avait pas l’air très maligne. Cornélia ressentit l’urgent besoin de lui trouver une excuse :
– Elle ne sait pas voler. On n’a personne pour lui apprendre. Peut-être que le vôtre… ?
– Belphégor ? Il sait excellemment voler, répondit Io avec fierté. Mon époux m’a capturé un alicanto et je l’ai enchaîné au bord d’une fenêtre. Belphégor, en le voyant battre des ailes tous les jours, a fini par l’imiter. Il est si intelligent !
Cornélia haussa les sourcils en accent circonflexe. Cette espèce de cruauté naïve était caractéristique de Io. D’un geste, l’immortelle appela Belphégor, qui bondit dans les airs et fila jusqu’à elle, les ailes étendues, comme un météore d’un joli fauve doré. Cornélia observa son atterrissage impeccable. Il se mouvait avec la grâce et la précision d’un oiseau de proie. La comparaison avec Oupyre n’était pas très flatteuse : elle jouait toujours à s’éclabousser comme un enfant de deux ans.
Lorsque Belphégor, intrigué, dressa les oreilles dans sa direction, la jeune kumiho prit la parole pour la première fois.
– Il vaudrait mieux, dans l’intérêt de votre créature, que ce mâle ne l’approche point de trop près.
Son visage s’était assombri. Le sang de Cornélia ne fit qu’un tour.
– Pourquoi vous dites ça ?
Elle se souvint d’Iroël laissant entendre que, peut-être, Oupyre risquait de dévorer son congénère. Mais l’idée lui semblait si irréelle dans ce lieu paisible, alors que la hase jouait innocemment dans l’eau !
Io secoua la tête, caressant d’un doigt le front duveteux de son petit compagnon.
– Il faut les laisser frayer. Ils sont destinés à s’unir et à donner une descendance. Il est si rare qu’un mâle et une femelle se trouvent en présence l’un de l’autre ! Ils sont peut-être l’un des derniers espoirs de leur espèce…
La renarde se tendit.
– C’est idiot. L’intérêt de l’espèce ne devrait jamais primer sur celui de l’individu. Ne peut-elle être heureuse sans s’unir à un stupide mâle ?
Cornélia la dévisagea. Venant de celle qui avait littéralement donné des conseils de séduction à Blanche, une telle véhémence avait de quoi surprendre. Son aïeule posa sa main ridée sur la sienne et murmura un mot apaisant dans leur langue. La jeune femme ne l’écouta pas ; elle se tourna vers Cornélia.
– Les wolpertingers obéissent à des lois bien différentes de celles des humains. Pour te montrer si naïve, j’ose espérer que tu ne connais pas les implications d’une reproduction.
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