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Cornélia l’écoutait en surveillant attentivement Oupyre. La hase se rapprochait du bord.

– Quelles implications ?

Belphégor tendit le cou vers elle, les moustaches frémissantes. Il l’avait remarquée et semblait très intéressé. Quand leurs petits nez de velours se touchèrent, les deux sursautèrent, électrisés par ce simple contact. Cornélia s’attendrit malgré elle.

– Ces créatures sont carnivores, comme nous, reprit la kumiho. Et comme nous, elles ont le sens du sacrifice. La mère a besoin de beaucoup de forces pour mener sa grossesse à bien ; et les petits ont besoin de beaucoup de nourriture pour grandir une fois nés.

– Si c’est juste ça, le convoi a sans doute de quoi subvenir à leurs besoins, marmonna Cornélia.

Elle sentait déjà que le fond du problème n’était pas là, et que la suite n’allait pas lui plaire.

– Tu ne comprends pas, répliqua la femme renarde. Une fois fécondée, la femelle a pour habitude de dévorer le mâle.

Io porta une main à sa bouche.

– Belphégor !

– Vous mesurez votre inconscience, à présent ? cingla la kumiho.

Elle se tourna vers Cornélia et la regarda bien en face.

– Pendant toute la durée de l’allaitement, la mère cesse de s’alimenter. Elle se sacrifie pour rester auprès de ses petits et les protéger en permanence. Plus tard, lorsqu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle se laisse mourir.

Cornélia la dévisagea, horrifiée. La renarde acheva enfin :

– Alors ses enfants la dévorent. Elle constitue leur tout premier repas de viande.

***

Tétanisée, Cornélia fixait Oupyre qui venait de s’enfuir loin de Belphégor. Visiblement, le mâle l’impressionnait. Il la suivit à petits pas en lui faisant les yeux doux, et en levant haut la tête pour lui montrer ses belles cornes enrobées de velours noir.

– Comment… comment vous savez tout ça ? questionna-t-elle sans parvenir à y croire.

Le visage de la kumiho se ferma.

– Je te l’ai dit. Les wolpertingers nous sont très semblables.

D’un geste délicat, elle toucha le petit crâne de renard, sur son front, qui ornait son diadème précieux. Cornélia fronça les sourcils.

– Vous… c’est aussi votre cas ? Le fait que vos petits vous dévorent ?

– L’espèce ne doit pas primer sur la vie de l’individu, répondit simplement la renarde. Dans mon cas, je m’y refuse. C’est là une façon de penser très archaïque. (Son regard froid se planta dans celui de Io.) Avant d’encourager une union entre mâle et femelle, il est bon de s’interroger sur ses conséquences !

Io la fixait elle aussi. Son expression avait changé. Elle était calme et lisse comme une prairie enneigée.

– Vous n’êtes pas des kitsunes.

Cette petite phrase brisa net le calme des bains, avec la force d’une explosion. La vieille kumiho se recroquevilla, serrant ses mains pleines d’arthrose sur son giron ; sa jeune compagne resta immobile. Elle toisait toujours Io, mais son regard n’était plus le même. Il s’était changé en une lame de glace. Cornélia sentit la tension brusquement augmenter dans la pièce. Une limite venait d’être franchie.

– Les kitsunes n’ont pas ce genre de mœurs, ajouta Io. (Ses yeux sombres se posèrent sur la vieille femme.) Et elles ne parlent pas le coréen. Je vous ai entendue tout à l’heure.

La jeune renarde leva le menton et attendit en silence. Elle la mettait au défi d’achever sa déduction. Ce que Io fit sans crainte :

– Vous êtes des kumihos.

Ces quatre mots brisèrent toute la confiance et le respect mutuel qui se tissaient entre elles depuis leur première rencontre. Leurs regards s’affrontèrent. Io acheva :

– Et ces humains ne le savent pas.

– Si, rétorqua Cornélia. Moi, je suis au courant.

La jeune kumiho la dévisagea, rendue muette par le choc. Elle ébaucha un mouvement de recul, posa la main sur le bras de sa grand-mère. Celle-ci se tassa sur elle-même. Jamais une telle émotion n’était apparue dans leurs yeux sombres. On aurait dit deux bêtes traquées.

Elles ont peur, songea Cornélia. Elles ont vraiment peur.

Pour la première fois, il lui vint à l’idée que ces créatures n’étaient peut-être pas seulement des prédatrices cruelles. Peut-être avaient-elles été chassées et exterminées. Peut-être détestaient-elles les humains pour des raisons qui leur étaient propres. Peut-être même étaient-elles en voie d’extinction, comme Oupyre à qui elles ressemblaient tant.

Cornélia n’était qu’une humaine et pourtant, à cet instant, elle avait le pouvoir de vie et de mort sur ces deux femmes. Elle pouvait faire le choix d’en profiter… Elle pouvait les faire condamner. Rendre justice aux boyards morts.

Ces boyards traîtres qui n’étaient là que pour l’argent, qui montraient leur vrai visage dès que leur chef était loin…

– Ne vous inquiétez pas, finit-elle par dire. Je ne dirai rien.

En prononçant ces mots, elle réalisa à quel point ils étaient vrais. Elle n’avait rien dit jusqu’à présent et ce n’était pas juste parce que le moment propice ne s’était jamais présenté. Pouvait-elle juger une créature pour être fidèle à sa nature ? Pour chercher à survivre ? Ni Oupyre, ni ces deux renardes, ni l’escargot géant qui dévorait les servantes de Bastet, ni aucune autre créature ne méritait d’être tuée pour la simple raison qu’elle mangeait des êtres humains. Les boyards n’étaient-ils pas payés pour servir le convoi et protéger les nivées à tout prix ? À tout prix, même à celui de leur vie.

Jadis, Cornélia n’aurait jamais pensé une chose pareille. Mais à présent, elle avait vu ce que les nivées vivaient dans la Strate – elle l’avait vécu. Elle se sentait plus proche de ces créatures que des autres humains du convoi, qui pouvaient retourner leur veste à n’importe quel instant. Elle se remémora les mots d’Aegeus lorsqu’elle l’avait confrontée avec fureur, quand leur petit groupe de boyards s’étaient échappé de la ménagerie d’Orion…

« La moindre de ces nivées vaut dix fois vos misérables vies. Elles sont au bord de l’extinction, alors que vous êtes partout. »

Oui, elle comprenait à présent. Les petits bakus survivants, les coulobres, l’hippalectryon et même ces deux renardes, tous méritaient un autre sort que celui auquel les destinait l’humanité et ce monde brûlant. Et peu importait leur régime alimentaire. C’étaient des personnes. Des personnes devenues plus importantes à ses yeux que n’importe quel humain.

Le regard intense de la kumiho ne quittait pas le sien. Elle confirma à voix basse :

– Oui. C’est ce que nous sommes.

– Je ne dirai rien, répéta Cornélia. (Elle toucha son masque posé sur son front.) Je suis une tzitzimitl, maintenant. Je me fiche des boyards.

En prononçant ces mots, une impression étrange la fit frissonner. Elle aurait sans doute dû éprouver des remords, de la honte. Pourtant, ce n’était pas le cas. Elle s’en fichait. Venait-elle de faire définitivement une croix sur son humanité ? Dans les yeux de la jeune renarde passa une émotion très forte, mais difficile à décrypter. Cela ne dura qu’une seconde.

– Cela creuse ma dette envers toi.

– Bah, oubliez les chaussures si vous voulez. C’était pas très important.

Alors les deux kumiho firent un geste auquel elle ne s’attendait pas. Elles joignirent leurs mains et s’inclinèrent légèrement devant elle. Ce n’était pas grand-chose, quelques centimètres tout au plus. Mais ce fut suffisant pour que Cornélia se demande si elle n’avait pas consommé une substance illicite.

– Euh… ce n’était pas nécessaire…

– Les kumiho n’oublient rien, répliqua la plus jeune. Jamais. Et certainement pas leurs dettes.

Io les regardait toutes les trois. Ses oreilles blanches battaient l’air avec hésitation. Cornélia se força à prendre les choses en main.

– Ne dites rien, Io. Cette affaire ne vous concerne pas. C’est entre… Aegeus et nous.

L’immortelle garda le silence un peu plus longtemps que nécessaire, avant de jurer avec beaucoup de solennité :

– Je ne dirai rien.

Mais les mots de Judas revinrent tinter à la lisière de l’esprit de Cornélia :

« La belle Io ne sait pas tenir sa langue. C’est ce que dit la rumeur, et la rumeur est vraie. »

– Séparez vite ces deux wolpertingers, trancha la kumiho. Votre Oupyre risque sa vie avec ce… ce mâle à proximité.

Elle prononçait ce mot comme une insulte.

Ah oui ! Oupyre !

En pestant, Cornélia se hissa hors du bassin, imitée par Io, et entreprit de courir après Oupyre. Celle-ci prit un malin plaisir à tester toutes sortes de dérapages sur les dalles polies. Lorsqu’enfin Cornélia parvint à lui remettre son masque de jackalope, Io avait attrapé Belphégor de son côté. Celui-ci grogna dans ses bras, furieux d’avoir été interrompu.

Belle, s’énerva-t-il en grinçant des dents. Très belle. Sent bon.

Eh oui, mon coco ! se moqua Cornélia. Mais elle n’est pas pour toi.

Puis elle songea à sa sœur toujours portée disparue et, dans un soupir, elle regretta de ne pas pouvoir attraper Aaron aussi facilement que Belphégor pour aller le balancer ailleurs – loin des yeux, loin du cœur.

– La tâche risque d’être compliquée, je le crains, commenta Io en voyant la tête que faisait Belphégor.

– Je ne vous le fais pas dire.

***

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