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« Tu sais, la naine, si tu veux prendre un bain avec moi, tu peux aussi me le dire en face. »
Blanche avait cru mourir de honte quand ces mots avaient franchi les lèvres d’Aaron. De honte et d’autre chose aussi – son regard en coin, moqueur et brûlant, l’avait liquéfiée à l’intérieur. Qui lui avait donné le droit d’être aussi sexy ?
C’était peut-être pour ça qu’elle n’avait pas mis son masque de raijū. Ç’aurait été trop facile de jouer à la voyeuse sous cette forme-là. Elle aurait gagné sans gloire. Non, ce qu’elle voulait, c’était… bon, elle ne savait pas vraiment. Elle voulait se retrouver dans l’intimité d’Aaron, et pas sous forme de raijū. Elle voulait qu’il sache qu’elle était là. De toute façon, il avait l’oreille trop fine pour ne pas l’avoir déjà entendue. Elle voulait…
Nous deux, dans un bain privé. Ventre-saint-gris !
Le seul fait de l’imaginer lui donnait de bouffées de chaleur.
Elle se cacha vite derrière la cloison. L’osier tressé laissait juste assez de petites ouvertures pour y glisser un œil.
« Ça s’appelle du voyeurisme, c’est légèrement punissable par la loi », répéta Cornélia dans sa tête avec désapprobation.
Roh, ça va. Je l’ai déjà vu tout nu. Et lui aussi.
Il l’avait même déjà portée dans ses bras, dans le plus simple appareil. Une rougeur violente lui monta aux joues lorsqu’elle s’en souvint.
Dos à elle, elle le vit entrer dans son bain et n’en rata pas une miette – les courbes de ses épaules, de ses reins griffé de cicatrices…
Et maintenant ? Elle n’avait pas prévu la suite. Elle n’osait même pas y penser. Et s’il la rejetait ? Se moquait d’elle ? Elle avait appris à se méfier des gens et des garçons en particulier. Ils n’avaient aucun respect pour les filles qu’ils considéraient comme laides. Ils pouvaient se montrer cruels, jouer avec elle avant de l’abandonner. Ils l’avaient déjà fait. Et toute son estime d’elle-même, déjà microscopique, avait été piétinée.
Mais pas lui. Oh, s’il vous plaît, pas lui… Il ne ferait jamais ça. Pas vrai ?
Chaque fois qu’elle y pensait, la nervosité la faisait trembler. Mais face à lui, elle devait se montrer sûre d’elle : il ne devait pas savoir que le moindre mot de travers pouvait la briser entièrement.
Perdue dans ses pensées, elle mit du temps à se rendre compte qu’il avait quitté le bain. Il marchait droit vers elle dans le plus parfait silence. Ce fourbe usait de son pas de prédateur, souple et léger.
Nouvelle bouffée de chaleur.
Trop tard pour se cacher ailleurs, et de toute façon, n’était-ce pas ce qu’elle attendait depuis le début ? Qu’il la découvre ?
Quand il poussa la cloison, elle tomba nez à nez avec son air goguenard et sa splendide nudité. Elle se força à le regarder dans les yeux.
– Bonjour, dit-elle bêtement.
– On s’est vus il y a deux minutes trente, Blanche. Tu te promènes ?
D’une main, il s’appuya sur la cloison et ce simple geste fit saillir les courbes de son biceps. Le salaud ! Le pire, c’est qu’il ne le faisait même pas à dessein. C’était l’un de ces gestes inconscients qui la faisaient brûler à l’intérieur.
– Euh, je, oui.
D’habitude, c’était lui qui rougissait. Elle croisa les bras sur sa poitrine et chercha désespérément un plan de secours pour se tirer de là. Son cerveau ne marchait plus, il fallait annuler l’opération de toute urgence. Les yeux d’Aaron descendirent vers ses bras croisés et il se moqua :
– Tu cherches à cacher quoi, là ? T’es plate comme une limande.
Sous le coup de l’énervement, elle décroisa les bras.
– N’importe quoi ! J’ai deux fois plus de poitrine que Cornélia, je te ferais dire !
Une flamme s’alluma dans le regard sombre du changelin.
– Rien que ça ? Ça m’a l’air mathématiquement impossible.
Très doucement, sa main écarta les longs cheveux de Blanche qui, tels une rivière blonde, cachaient le sujet de la discorde.
– Zéro par zéro, ça fait toujours…
Électrisée par ce contact, toute sa peau entra en combustion et son cerveau se remit à marcher d’un coup, mais pas comme il fallait. D’un pas glissant, elle se colla à lui et lui fit une des prises qu’il lui avait enseignées. Le garçon termina par terre, le dos sur les dalles, un peu hébété.
– Aïe !
– Ha ! T’as vu, j’ai bossé mon effet de surprise depuis la dernière fois, s’exclama-t-elle avec une grande fierté. Ça t’apprendra à critiquer mes seins !
Il ne se releva pas tout de suite. D’abord, il passa une main excédée sur son visage ; mais elle eut le temps de discerner l’un de ses très rares sourires, bref comme une éclaircie en plein orage.
– C’est bien, la naine. T’as progressé.
Ses yeux cherchèrent les siens et sa voix prit une nuance plus basse – un rien plus rauque – qui hérissa délicieusement les cheveux dans la nuque de Blanche.
– Mais maintenant, t’auras plus l’effet de surprise. Est-ce que t’es quand même capable de le refaire ?
Il se releva d’un bond, se campa sur ses jambes. Blanche hésita. Pendant plusieurs secondes, ils se fixèrent avec le même défi brûlant dans les yeux.
– Alors ? murmura-t-il. J’attends.
Blanche cessa d’hésiter. Elle fixa la jambe droite du garçon puis feinta dans cette direction ; lorsqu’il réagit en conséquence, elle changea aussitôt de trajectoire et lui sauta dessus en s’agrippant à lui. Comme prévu, il fut désarçonné et perdit l’équilibre. Ils chutèrent droit dans le bassin, dans un gros plouf qui submergea les bords. L’eau fraîche hérissa tous les poils de Blanche. Elle ne lâcha pas Aaron ; accrochée à lui comme un petit singe, elle le sentit reprendre pied. Au lieu de la repousser, il passa un bras autour de sa taille pour la ramener plus facilement vers le haut. Ce simple geste fit naître un feu d’artifices entre ses côtes. Lorsqu’ils crevèrent la surface, elle s’ébroua comme un chien mouillé et le gifla de ses cheveux.
– Aïe ! Putain, Blanche !
– Je t’ai eu, marmonna-t-elle en enfonçant son nez contre sa clavicule.
Et je ne te laisserai plus jamais partir.
Il ne parlait pas la langue sans mots. Elle pouvait tout lui dire en silence.
Je t’aime. Ne me lâche plus jamais, s’il te plaît…
Elle sentit quelque chose de dur frotter contre sa cuisse, et devina aussitôt de quoi il s’agissait ; une grande chaleur lui monta du bas-ventre. Aaron s’était empourpré aussi. Il entreprit de la décoller de lui.
– C’est bon, lâche-moi maintenant. Même une naine comme toi a quasiment pied !
– Quasiment. Tu veux que je me noie ?
– Je serais plus tranquille, au moins, grommela-t-il.
Avec des gestes précautionneux, il la posa sur une marche pour qu’elle ne boive pas la tasse. Face à face, pareillement trempés, ils se dévisagèrent. Les mèches noires d’Aaron gouttaient sur ses arcades sourcilières ; Blanche semblait vêtue d’or, enrobée de ses cheveux comme d’une seconde peau. Leur respiration s’alourdit dans le silence, devint laborieuse. Aaron fixait ses lèvres.
Embrasse-moi, gémit-elle en son for intérieur. Allez, s’teuplé !
Mais son vœu ne fut pas exaucé.
– Blanche... dit-il lentement. Tu avais parlé d’une nivée qui venait t’offrir de la nourriture la nuit…
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