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– Ah oui ! sursauta-t-elle. Ça faisait un moment que j’avais rien eu, et hier, elle a fait son retour. Tu voudrais pas m’aider à trouver qui c’est ? Moi, j’arrive pas à reconnaître son odeur.

– Blanche…

– Elle me dépose aussi des pièces d’or, des jolis cailloux et toujours trois fleurs, réfléchit Blanche. Et elles sont toujours bleues. Sauf hier ! Cette fois, les fleurs étaient jaunes. Ça a forcément une signification, non ? C’est bizarre comme changement.

Aaron baissa les yeux.

– Il y a pas de signification. (Il déglutit.) Parce que je… je vois pas les couleurs.

Elle le fixa.

– Tu… ?

– Sauf le rouge. Enfin, ce que vous appelez le rouge. Mais je suis pas sûr qu’on le voie de la même façon.

Blanche le dévisageait, muette. Il lui sembla que son cœur s’était arrêté de battre.

– Aaron… ?

Il détourna la tête dans un brusque mouvement d’humeur.

– Je savais pas que les fleurs étaient bleues. Je voulais juste…qu’il y en ait trois. Je sais pas pourquoi, sans doute parce que… c’est ce que font les crocottas.

Chaque mot semblait s’arracher de sa langue dans un effort laborieux. Il la regarda par en-dessous, avec une certaine douleur.

– C’était plus fort que moi.

Il ferma les paupières et sa joue sembla se tendre vers elle, comme s’il attendait de recevoir une gifle. Blanche se souvint de ce crépuscule, à Sydney, où il lui avait confié son passé. Ils se trouvaient tous les deux sur un balcon, hors du monde.

« Plus mon père me corrigeait, plus ça empirait. Je mordais. Il avait peur de s’approcher trop près de moi, de me toucher à mains nues. »

Si son père craignait de le toucher à ce point, il avait dû le battre avec le moindre objet à sa portée. Très doucement, Blanche effleura sa joue du dos de l’index. Le garçon se crispa. Puis il inclina la tête, comme un animal cherchant une caresse.

– Aaron… dit-elle dans un murmure. Ça m’a beaucoup touché.

Elle passa sous silence tous les moments où elle s’était plainte de devoir ramasser de la viande régurgitée. Tout cela, la nourriture, les jolies pierres, les fleurs et le reste… c’était une parade nuptiale. Qu’elle avait été bête ! Elle songea aux pièces d’or qu’elle gardait précieusement dans son sac. Il avait été jusqu’à voler son maître pour lui déclarer ses sentiments…

– Merci pour tout, chuchota-t-elle.

Aaron osa rouvrir à demi les paupières. Son œil noir filtra sous ses cils, et ce qu’elle y lut la fit frémir.

– Tes cheveux… dit-il d’une voix rauque. Ils sont blonds, non ? Comme le soleil ou comme les blés. C’est ce que les gens disent du blond…

Du bout des doigts, il en toucha une mèche contre son ventre. C’était léger comme un frôlement de papillon, pourtant un frisson brûlant la submergea. Elle ne put que hocher la tête.

Il ne voit vraiment pas les couleurs. C’est si triste…

Ils ne voyaient pas le même monde, ne l’avaient jamais vu depuis leur naissance. Et elle ne savait pas comment répondre à sa cour faite d’or et de fleurs. Attendait-il quelque chose d’elle ? Avec lenteur, elle prit son visage entre ses mains, sentit la dureté de sa mâchoire, la douceur de sa peau et la rugosité des cicatrices. Elle connaissait ces traits par cœur et avait envie de les embrasser tous. Bientôt, il fut forcé de la regarder dans les yeux. Leurs souffles se mêlèrent l’un à l’autre.

– C’est une demande, non ? Que tu m’as faite.

Il la fixa sans rien dire. Les pupilles dilatées, si noires qu’elles semblaient absorber toute lumière. Blanche murmura :

– Je réponds oui. Peu importe la question, la réponse est oui, mille fois oui.

Cornélia aurait dit qu’elle signait un contrat avec le Diable sans même en connaître les termes. Mais Blanche s’en fichait. Elle aimait le Diable, il pouvait bien lui faire signer ce qu’il voulait.

L’instant suivant, les lèvres d’Aaron se précipitèrent sur les siennes et toutes ses pensées se vaporisèrent instantanément.

Elle ne savait pas que Cornélia, cachée derrière la cloison, les observait avec horreur.

***

→ J’hésite à ne pas garder la scène qui suit, entre Cornélia et Iroël. Vous me direz ce que vous en pensez !

------------

Cornélia était à deux doigts d’arracher la fragile cloison d’osier pour la jeter par terre. Sous ses yeux, sa sœur embrassait Aaron à perdre haleine, les mains accrochées à sa nuque.

Blanche… Blanche ! Je vais te tuer ! Pas ça ! Et pas avec lui, nom de Dieu !

Les mains du garçon descendirent sur la taille étroite de sa sœur. Lorsqu’il lui agrippa les fesses pour la plaquer contre lui, Cornélia se contracta. Le moindre de leurs gestes la faisaient frissonner de répugnance, tant elle était en empathie avec sa sœur – elle pouvait presque sentir les caresses d’Aaron sur sa peau à elle.

– Cornélia ?

La voix d’Iroël. Lorsqu’elle se tourna brusquement vers lui, il haussa les sourcils devant ses joues cramoisies.

– Qu’est-ce que tu fais là ? jeta-t-elle avec une énorme mauvaise foi.

Il jeta un regard vers la cloison.

– T’es vraiment en train de…

Histoire de vérifier ce qui se tramait, il appuya un œil contre la faille dont Cornélia venait de se détacher. Il se retira vite avec une expression choquée.

– Mais pourquoi tu fais ça ?

– Non mais t’as vu ça ? Ma sœur est complètement dingue ! (Elle se contraignait à garder la voix très basse, de peur d’avertir les deux baigneurs, même s’ils avaient l’air bien occupés.) C’est… C’est…

C’est dégoûtant. Et pire encore : c’est dangereux.

Iroël leva les yeux au ciel.

– N’importe quoi. C’est leur moment à eux. T’as pas à les regarder.

– Mais Iroël ! Tu comprends pas ! Elle… Ils…

Elle avait du mal à comprendre elle-même pourquoi elle se sentait aussi mal à l’aise, aussi trahie. Iroël la contempla une seconde, d’un air indulgent.

– Blanche est grande, tu l’as dit toi-même. Elle peut faire ce qu’elle veut.

Il passa une main dans ses cheveux humides, les ébouriffant de plus belle. Comme elle, il sortait tout juste du bain. Confuse, elle se jeta sur le premier argument convaincant qui lui vint en tête :

– Mais si elle… tombe enceinte ?

Le mot lui arracha la bouche. Enceinte ! Sa petite sœur ! Enceinte d’Aaron. À quel moment les choses avaient-elles dérapé à ce point ? Elle préférait encore quand sa sœur courait pieds nus dans la Strate en libérant des chevaux inflammables ! Un bref sourire échappa à Iroël. Il posa ses deux mains sur ses épaules et enfonça son regard dans le sien, calme et sûr de lui :

– C’est la Strate. Elle aura juste à marcher cinq minutes vers l’ouest pour revenir en arrière.

Cornélia cessa enfin de s’agiter.

– Quoi ?

– La ligne temporelle. Si son corps revient dans le passé, c’est bon.

Sous le choc, Cornélia l’attrapa lui aussi par les épaules, de sorte qu’ils eurent l’air de deux imbéciles accrochés l’un à l’autre.

– Mais oui ! Bien sûr !

Il lui sembla que ses poumons prenaient leur première vraie inspiration depuis cinq minutes au moins. Quelle contraception ingénieuse !

– Tu vois, tout va bien, conclut Iroël.

Elle planta les ongles dans ses épaules, ce qui le fit grimacer.

– Non, tout ne va pas bien du tout. (Elle se força à inspirer de nouveau.) Mais… ok. J’accepte. C’est un tout petit peu moins grave que ce que je craignais.

Il hocha la tête, puis la poussa vers l’arrière.

– C’est bien ! Alors maintenant, laisse-les tranquilles.

Il la remorqua ainsi sur plusieurs mètres ; elle leva les yeux au ciel, sans pouvoir retenir un brin de sourire. Il avait plus de force qu’il n’en avait l’air, mais elle le savait déjà. Elle força pour lui résister, de sorte qu’ils se retrouvèrent à se bagarrer façon lutte de sumos.

– T’en as pas marre de jouer au vieux sage ? attaqua-t-elle entre deux halètements. Tu nous pousses toujours à prendre la bonne décision, c’est chiantos à force.

Il sourit avec malice.

– Mais je suis vieux. Et sage.

C’est ça. Et tu as menti et trahi Aegeus. Et tu nous as transformées en monstres.

Il cessa aussitôt de sourire, et elle réalisa qu’elle s’était exprimée silencieusement. Elle chercha les mots pour s’excuser, mais à quoi bon au final ? Elle n’avait pensé que la stricte vérité.

– J’essaie de faire de mon mieux, dit-il à mi-voix. Et d’aider les autres à ma façon. Mais parfois, ça passe par des choses très mauvaises. Je suis désolé.

Il n’était plus concentré sur leur lutte, et elle en profita pour le pousser de plus belle jusqu’à l’autre bout du couloir.

– C’est ok, Iroël. C’était pas un reproche. On fait tous des conneries, on est tous pareils. Tu es juste humain. Comme nous.

Le jeune homme releva les yeux sur elle, et une émotion très forte le transfigura. Elle se rappela alors qu’il n’était pas humain.

– J’essaie de faire l’inverse de ce que mon père aurait fait. Même par rapport à toi…

À ce moment-là, Cornélia réussit à le plaquer contre le mur.

– J’ai gagné ! jubila-t-elle.

Il éclata de rire. Alors ses derniers mots la percutèrent.

– Par rapport à moi ? Comment ça ?

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