80 - Un crocotta dans les bains
Dans un grondement de douleur, le crocotta se libéra de son déguisement trop étroit. Des lambeaux de peau humaine plurent autour de Blanche, tombèrent dans le bain, s’enroulèrent sur eux-mêmes comme autant de mille-pattes brûlés. Bientôt, Blanche n’enlaça plus un être humain, mais une énorme bête au pelage noir et blanc, aux longues mâchoires de caïman. En sentant les poils rêches contre elle et l’haleine chaude de la bête, en entendant son halètement rauque, elle crut défaillir de peur. Mais elle ne la lâcha pas. Au contraire, elle se cramponna de toutes ses forces.
– J’ai confiance en toi, martela-t-elle entre ses dents serrées. J’ai confiance en toi !
Le crocotta gronda avec fureur, voulut reculer brusquement. Mais elle resserra ses bras autour de son cou et se suspendit à lui comme une tique. Il s’agita, fébrile. Blanche éternua, submergée par son odeur musquée et ses poils qui lui grattaient le nez.
– Arrête de gigoter ! J’vais rester là, de toute façon. J’bougerai pas !
Elle tint bon. Au bout d’un moment passé à lutter l’un contre l’autre, la bête cessa enfin de s’agiter. Blanche leva le regard vers elle. Elle croisa les petits yeux sombres du crocotta, brillants comme des pépins de pomme. Puis elle contempla son rictus démesuré, le long de sa gueule, qui dévoilait les deux rangées de crocs superposés. Et cette truffe humide…
Sans pouvoir s’en empêcher, elle la toucha.
– Pouic !
Blanche adorait les truffes en tous genres. C’était une conséquence directe de sa passion pour les animaux. Le crocotta frémit ; elle se figea en se rappelant qu’il pouvait lui arracher la tête d’un coup de dents. Il agita les moustaches, comme pour prendre le temps de la réflexion, avant d’éternuer brusquement. Blanche se retrouva toute décoiffée. Le crocotta la fixait de son regard de fouine.
Je t’aime comme tu es, lui dit-elle.
Il ne répondit rien, ne réagit pas, comme s’il n’avait pas compris. Même sous sa vraie forme, il ne parlait pas la langue sans mots ? Une pointe de tristesse se nicha dans le cœur de Blanche. Il rejetait tellement sa vraie nature… En le forçant à devenir humain, les fées l’avaient privé de ses racines et aussi de son langage. Elle tendit une main vers l’une des oreilles rondes, la tripota. À cet endroit, le pelage était doux, presque laineux. Elle prit une grande inspiration.
– Je t’aime comme tu es.
Il y eut un changement infime dans l’expression du crocotta.
– Et je suis sûre que tu ne me feras jamais de mal.
À tâtons, elle chercha la deuxième oreille avec son autre main, puis attira toute sa grosse tête vers elle pour l’enlacer.
– Là.
La joue contre la sienne, elle sentit ses petites moustaches pointues qui lui piquetaient la joue. Il sentait le musc, la forêt et la bête fauve. D’une main légère, elle lui caressa le museau dans le sens du poil, lentement. Petit à petit, les paupières du crocotta se fermèrent.
– Tu feras plus attention la prochaine fois, chuchota-t-elle. Moi, je veux qu’il y ait une prochaine fois. Je suis sûre que tu vas y arriver.
Elle répéta ces derniers mots comme un mantra, encore et encore, au rythme de sa main qui lissait les poils rugueux. Aaron relâcha ses muscles, pesant un peu plus sur elle.
En relevant les yeux, elle découvrit Aegeus derrière eux. Il se tenait dans l’entrée du bain, appuyé lourdement contre la cloison en osier, sur le point de la faire tomber. Il avait l’air à bout de forces, mais son regard, lui, ne vacillait pas.
Derrière lui se tenaient Danaé, Cornélia, Iroël ainsi que la grosse masse noire de Pouet. Son regard insondable était posé sur elle. Étaient-ils venus pour la protéger, suite aux cris qu’elle avait poussés ?
Pour l’intimité, on repassera… songea-t-elle.
Aegeus n’avait pas l’air en colère ni exaspéré, ce qui était assez rare ces derniers temps pour être remarqué. Il posa les yeux sur Blanche et lui adressa un petit hochement de tête. Elle crut rêver.
Mais ce qu’il dit ensuite la choqua bien davantage.
Prends soin de lui quand je ne serai plus là.
Il tourna les talons et, d’un pas lent et irradié de douleur, se traîna vers son propre bain.
***
Epona les traita comme des rois pendant toute la durée de leur séjour. Ils furent logés dans de grands dortoirs confortables, eurent droit à un bain tous les deux jours – ce qui, dans un monde tel que la Strate, s’apparentait à du grand luxe – et surtout, ils prirent place à des banquets sans pareil. Et entièrement végétariens, à la grande joie de Cornélia et Blanche. Ils virent défiler des tartes et des veloutés, des raviolis et des nouilles grillées, des gratins, des frites et des pizzas, des dizaines de légumes rôtis, de somptueux desserts au miel et aux fruits rouges… Le premier soir, lorsqu’ils s’assirent à la table d’Epona, ils restèrent tous immobiles, stupéfaits par cette richesse bien plus que par tout l’or de Midas ou la flamboyance du palais de Bastet. Cornélia crut même voir Beyaz réciter une prière de remerciement.
Les sœurs s’empiffraient autant que possible ; une nouvelle occasion de se rendre compte que leurs estomacs allaient bien mieux depuis quelques temps. Leurs estomacs, ou leurs esprits.
Quant à Aegeus, il refusait poliment les banquets et passait toutes ses journées à se reposer dans les bains, sans rien manger. Aaron était bien le seul à aller le voir de temps en temps. Les boyards avaient l’air d’oublier peu à peu qu’ils avaient un chef ; Cornélia attendait avec inquiétude le moment où cela commencerait à poser problème.
En parlant de problème…
Presque tous les soirs, Blanche s’éclipsait, pensant certainement que sa sœur ne s’en rendait pas compte. En vérité, Cornélia fulminait en silence. Elle n’était pas idiote, et elle avait bien vu les petites marques sur le cou de sa sœur. Mais que pouvait-elle faire ? Sa sœur avait choisi. Elle avait choisi le loup.
Et le loup, visiblement, l’avait choisie aussi.
Peut-être qu’au fond d’elle, Cornélia ressentait une petite pointe d’envie. Toute petite. Mais elle attendait quand même, avec une sorte d’impatience anxieuse et égoïste, le moment où Aaron ferait souffrir sa sœur et où elle pourrait lancer : « Je te l’avais bien dit ! »
Avec un peu de chance, cela n’arrivera pas.
Bref, tout se déroula bien… jusqu’au quatrième soir.
***
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