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Comme toujours, Epona présidait le banquet. Celui-ci s’étendait dans toute la grande salle de son palais, puis traversait les portes pour s’étirer à l’extérieur, sous les voiles qui filtraient le soleil, et continuait jusqu’au bout de la rue. Plusieurs centaines de personnes et de nivées étaient attablées, toutes espèces confondues, mêlant les poils, les plumes et les vêtements, les conversations orales et les mots silencieux. L’ordre des places obéissait à une logique précise ; pour autant, ce n’était pas une hiérarchie. Les proches d’Epona siégeaient naturellement à l’intérieur, près de leur déesse. Ainsi, la gigantesque masse de Svadilfari trônait juste à sa gauche, surplombant de loin tous les autres convives. Cornélia avait fini par comprendre qu’il était considéré non comme un roi, mais comme une sorte de concubin.

Et à la droite d’Epona, une fois n’était pas coutume : Aegeus était là.

Sa présence mit la puce à l’oreille des boyards.

– On va repartir bientôt, c’est moi qui vous l’dis, grommela Danaé. Mangez deux fois plus, il faut faire des réserves de gras !

Elle montra l’exemple en attrapant une sorte de paëlla dont le fumet délicieux fit saliver Cornélia. Mais avant qu’elle se serve, l’hippalectryon – assis à côté d’elle – y plongea le museau.

– Boudiou ! jura Danaé en le repoussant. C’est super que vous ayiez retrouvé l’appétit, Monsieur Plume-verte, mais n’exagérez pas, hein ! J’ai vu cette paëlla avant vous !

L’hippalectryon secoua sa plume-pompon, outragé par son manque de savoir-vivre. Blanche intervint en agrippant un paquet de chips à la moutarde :

– Mais Epona va sans doute nous donner de la nourriture pour la route. Enfin j’espère ! Elle est du genre généreuse, non ?

Cornélia mangeait en silence, surveillant du coin de l’œil Oupyre et Belphégor qui se pourchassaient dans la salle. Les deux se tournaient autour depuis leur arrivée. C’était essentiellement pour jouer – et Oupyre portait toujours son masque de jackalope – mais elle se méfiait tout de même. Au moindre rapprochement suspect, elle se tenait prête à bondir sur eux. Blanche avait été mise au courant du danger d’un accouplement, mais elle était bien trop tête en l’air ces derniers jours. Elle passait son temps à rêvasser bêtement, comme à cet instant où elle essayait de manger en tenant sa fourchette dans le mauvais sens. Cornélia leva les yeux au ciel. D’un regard, elle s’assura que Io et la kumiho surveillaient aussi les deux lapins. C’était le cas.

Quand Belphégor s’approcha d’Oupyre et se mit à lui donner de petits coups de langue sur les oreilles, le sang de Cornélia ne fit qu’un tour.

Alerte rouge. C’est du mignon puissance dix.

Elle se méfiait de tout ce qu’elle trouvait mignon. Cela pouvait être très mauvais signe. D’un geste brusque, elle arracha la chips que Blanche allait porter à sa bouche et l’agita au niveau du sol :

– Oupyre ! Psst ! Viens manger ! Regarde comme c’est bon !

– Cornélia ! se plaignit sa sœur. T’abuses !

– J’essaie de garder Belphégor en vie, espèce d’andouille !

Oupyre arriva au grand galop et se permit même de lancer une petite ruade joyeuse en plein bond. Encore une alerte rouge. La proximité de Belphégor la rendait beaucoup trop heureuse. Un instant, Cornélia se sentit coupable de penser une chose pareille.

Cornélia manger ? demanda Oupyre en remuant les babines sur la chips.

Non, c’est pour toi, patate !

Patate, patate ! répéta-t-elle en grignotant l’offrande.

Patate, répéta Belphégor derrière elle. (Il lui colla son nez au derrière.) Jolie. Jolie. Sens bon.

– Lui, c’est pas un poète, en tout cas, soupira Blanche en retournant à son repas.

Elle n’avait pas tort, mais il avait au moins l’excuse d’être un animal. Est-ce qu’Aaron était vraiment mieux ? Cornélia ricana en son for intérieur. Lassée de son prétendant, Oupyre le repoussa d’un coup de pattes un peu brusque.

Jolie ! répéta-t-il en détalant plus loin.

Oupyre s’assit sur les pattes arrière, secoua les oreilles d’un air faussement blasé, puis regarda Cornélia.

Colle. Il colle.

Cornélia sourit sans pouvoir s’en empêcher.

C’est clair. Tu as bien fait de le chasser. Il doit respecter tes limites !

Mite mite ?

Tu l’aimes bien, Belphégor ? Il te plaît ?

Oupyre remua le nez d’un air très concentré. Elle tapa du pied par terre, une fois. Elle était troublée.

Oui. Phégor gentil. Et beau.

En la contemplant, Cornélia ne put s’empêcher d’hésiter. Certes, le sort des papas wolpertingers était atroce, celui des mamans pire encore ; mais c’était la nature. C’était leur destin. Et si c’était ce qu’Oupyre désirait ? Si son sacrifice pouvait aider à sauver son espèce ?

Oupyre… commença-t-elle sans savoir quoi ajouter. Comment mettre des mots simples sur une telle situation ? Oupyre avait la maturité d’une enfant. Pouvait-elle comprendre ?

Oupyre, tu sais… c’est dangereux pour toi d’être avec Belphégor.

Danger ? (La hase secoua les oreilles. Cette fois, c’était un rire.) Pas danger. Phégor pas fort. Moins fort que moi.

Oui, peut-être, mais… Si jamais… si jamais vous avez des enfants ensemble…

Bon sang que c’était compliqué ! Dire qu’elle essayait d’expliquer la vie à un lapin !

Enfants ? répéta Oupyre.

Oui, tu sais… Belphégor pourrait devenir… un papa lapin… et toi, une maman lapin…

Oupyre ouvrit des yeux ronds comme si elle n’avait jamais envisagé cette éventualité. Cornélia reprit :

Tu ne mangeras jamais Belphégor, hein ? Rassure-moi ?

La hase plissa ses gros yeux couleur d’ambre. Elle hésitait.

Si j’ai très faim. Peut-être. Phégor bien gros. Dodu.

– Au nom du Ciel !

C’était peine perdue. Oupyre ne comprendrait jamais le problème. Les derniers espoirs de Cornélia s’écroulèrent. La kumiho avait raison : il ne fallait surtout pas que ces deux-là se rapprochent trop.

À ce moment-là, Epona fit tinter sa petite cuillère contre son verre en cristal. Un verre qui faisait la taille d’un bol, étant donné son anatomie particulière.

Faites silence, je vous prie.

Cornélia soupira alors qu’Oupyre déguerpissait. Les conversations s’éteignirent ; très vite, toute la salle fut silencieuse. On entendit clairement le brouhaha de l’extérieur, dû aux habitants qui mangeaient dans l’air surchauffé de Djibouti.

Lors de son arrivée, Aegeus m’a fait une proposition, dit Epona.

D’un hochement de tête, elle salua le chef du convoi à sa droite.

Une proposition qui méritait ample réflexion.

Les derniers agitateurs se turent – en l’occurrence, les bébés bakus du convoi, qui jusqu’à présent se disputaient un plat à gratin trop petit pour leurs douze trompes. Epona les remercia d’un regard indulgent.

Après quatre jours, je suis prête à donner ma réponse. Et celle-ci impactera vos vies à tous-tes, aussi je vous prie d’y prêter une oreille attentive.

Aegeus releva la tête. Son regard inhumain, à la pupille fendue, fila vers elle.

Epona.

Elle hocha lentement la tête, sans rien dire. Aegeus se redressa soudain. Une énergie nouvelle sembla l’investir.

Tu fais le bon choix ! Je n’en attendais pas moins de toi. Si les autres avaient eu la moitié de ta sagesse…

Il ne s’agit plus des autres à présent, coupa-t-elle. Nous devons nous concentrer sur l’avenir.

À côté de Cornélia, Danaé et Blanche se redressèrent comme des ressorts.

– Elle va nous donner de la bouffe ! se réjouit la faunesse. Plein de bouffe !

– Plus de bouffe qu’on n’en a jamais vu de toute notre vie ! renchérit Blanche.

– Fermez-la, grogna Cornélia.

Assis près d’Aegeus, Aaron leur fit les gros yeux et mima une mort par décapitation. Epona acheva enfin :

J’ai décidé de mener tous mes sujets en lieu sûr.

Son regard calme survola la salle.

Nous allons rejoindre le convoi et migrer, nous aussi, dans les vingt-quatre heures.

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