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Cornélia faillit en lâcher sa fourchette. Tout le monde cessa de manger. Soudain, on entendit les mouches voler dans les rais de lumière qui venaient de l’entrée.
– Epona… va venir avec nous ? murmura Blanche.
Cornélia non plus n’en croyait pas ses oreilles. Aegeus était prêt à accueillir Epona à ses côtés ? Si cela arrivait, il ne pourrait pas faire de mal à Iroël. Il ne pourrait pas tenter de lui extorquer son orbe de force. Epona protègerait le garçon. Il était prêt à faire passer les besoins du convoi avant les siens… à ce point ?
Il a sans doute appris que le vrai voleur est Judas, et que l’orbe est irrémédiablement perdu, songea Cornélia. Aaron a eu du mal à le lui dire, mais il a dû lui avouer, depuis le temps.
La déesse promena son regard sombre sur toute l’assemblée, y compris sur les serviteurs qui avaient cessé d’apporté les plats sous l’effet de la stupéfaction. Elle se leva, rajusta les plis de sa robe de lin sombre. Lorsqu’elle s’exprima, la langue sans mots vibra à travers tout son corps et ses gestes, aussi puissante que la voix d’une reine.
Je sais quel choc vous fait cette annonce, et quels sacrifices ma décision va exiger de vous. Je ne forcerai personne à me suivre. Mais je vous prie tous et toutes de songer à votre avenir. Au futur que vous offre la Vingt-cinquième heure, qui se réduit comme peau de chagrin, et à celui que nous pourrions trouver ailleurs, dans les vingt-quatre heures.
La gorge serrée, Cornélia contemplait la déesse jument, tout entière vêtue de sagesse. Elle ne connaissait certainement plus le monde réel ; pas comme Cornélia et Blanche le connaissaient. Aegeus lui avait-il parlé du réchauffement climatique qui, comme celui de la Strate, abîmait irrémédiablement leur monde ? Avait-il été honnête avec elle ?
Cornélia avait toujours choisi de croire en le convoi, en la vision d’Aegeus ; elle avait soigneusement refoulé tous les doutes qui auraient pu venir salir cette migration fabuleuse. Elle voulait croire que tout cela était possible, que toutes ces nivées allaient trouver une issue heureuse à leur situation.
Mais à présent, on ne parlait plus d’un convoi de trois cents créatures. Si Epona joignait ses forces à celles d’Aegeus, c’étaient peut-être mille ou deux mille nivées qui allaient déferler en Amazonie. Et même s’il s’agissait de la forêt la plus dense et la plus sauvage du monde, encore partiellement inexplorée, encore vierge de la présence humaine… Autant de créatures pouvaient-elles réussir à s’y faire une place ? À cohabiter avec les animaux qui y vivaient déjà, à se cacher des humains, et à survivre aux chaleurs de plus en plus désastreuses qui empiraient sans cesse ?
Le cœur serré et douloureux, Cornélia regarda les bébés bakus, les bébés zonures, les bébés coulobres et tous les autres qui buvaient le discours d’Epona. Ils avaient déjà tant souffert…
Aegeus a tout prévu, se força-t-elle à penser. Il connaît notre monde moderne, bien mieux que les immortels. Il a tout étudié. Il n’aurait pas investi autant d’argent, de temps et d’efforts dans une mission suicide, il n’aurait pas sacrifié sa vie pour un projet voué à l’échec.
Mais malgré cette idée rassurante, une petite graine anxieuse s’était plantée dans un recoin de sa tête.
Et cette graine répétait sans cesse : Le convoi les mène tous à leur perte.
Epona ajouta :
Vous serez bientôt parvenus au terme de votre voyage, mais la dernière étape sera certainement la plus dangereuse. Car après moi, qui vous héberge, vous nourrit et vous soigne, ce sont les Aztèques qui vous attendent derrière la frontière, et leur cruauté dépasse tout ce à quoi l’imagination humaine peut s’attendre.
Elle fixa Aegeus droit dans les yeux, sans défi, mais sans amitié non plus.
Pas un de mes sujets ne posera le pied sur le territoire de Quetzalcóatl et Tezcatlipoca tant que tu n’auras pas trouvé le moyen de nous assurer un passage sûr.
Son regard se posa ensuite sur les boyards.
À vous tous de nous prouver votre valeur.
Ne t’inquiète pas, siffla Aegeus. Le convoi passera.
Il contempla ses soldats.
Quels que soient les sacrifices que je devrai faire pour ça.
À ces mots, une main glaciale enserra le cœur de Cornélia.
***
Deux heures plus tard, elle y pensait encore en essayant de trouver le sommeil dans le dortoir. Elle ne cessait de se tourner et de se retourner. Comment les autres pouvaient-ils dormir malgré les mots d’Aegeus ? À moins qu’ils restent tous immobiles car piégés eux aussi dans leurs propres peurs ?
En désespoir de cause, elle quitta le dortoir pour aller aux toilettes. Elle s’engagea dans le couloir baigné de pénombre où brillaient quelques bougies éparses. Il fallut quelqu’un lui attrape le poignet pour qu’elle sorte brusquement de ses pensées.
– Nom de… !
Sans réfléchir, elle réagit par pur instinct, comme l’aurait fait la tzitzimitl. Elle se jeta sur l’intrus de toutes ses forces et ils furent précipités au sol dans un grand bruit sourd.
– Aïe !
Ce gémissement… Cornélia, qui haletait de frayeur, les dents dénudées à quelques centimètres de la gorge de l’indésirable, le reconnut enfin. Cela faisait si longtemps qu’il ne s’était pas servi de sa voix qu’elle en avait presque oublié le son.
– Aegeus ?
Son corps était tiède sous elle, presque froid. Elle se souvint instantanément qu’elle était une humaine, pas une tzitzimitl, et se releva comme un ressort.
– C’est une blague ? tempêta-t-elle. Pourquoi tu rampes dans le noir comme un criminel ?
Il n’avait rien à faire là. Il ne dormait pas au même endroit qu’eux, il vivait pour ainsi dire aux bains. Était-il allé aux toilettes, comme elle ? Avec effort, il se redressa à quatre pattes, puis tourna vers elle ses yeux de serpent.
Je ne pensais pas que tu allais avoir aussi peur.
– J’ai pas eu peur ! s’énerva-t-elle.
Il tendit une main vers elle, impérieux.
Aide-moi. Je dois retourner aux bains.
Mécontente, elle lui broya les doigts pour l’aider à se redresser. Il s’appuya lourdement sur elle. Voilà pourquoi il rampait dans le noir : il n’arrivait pas à marcher seul. En un bref éclair, elle se souvint du jour où elle l’avait trouvé blessé, dans leur monde, et qu’elle l’avait pareillement aidé à se déplacer.
– Pourquoi ça tombe toujours sur moi ?
Tu es toujours au mauvais endroit, se moqua-t-il.
Ils firent quelques pas laborieux. Le souffle d’Aegeus résonnait dans son oreille. Cornélia était déjà en nage tant il était lourd.
– Va falloir faire plus d’efforts, grogna-t-elle. J’suis pas assez costaud pour te porter jusqu’aux bains comme une demoiselle en détresse.
Il ne répondit rien, la regarda simplement. Il était si proche qu’elle voyait luire tous les menus détails de ses iris dans la pénombre. Légèrement luminescents. Encore un pas… Il appuya sa tête contre la sienne. Une légère odeur de vase la submergea. Puis il susurra avec sa voix humaine, devenue si rare.
– Cornélia…
Un frisson qui mêlait attirance et dégoût rampa sous la peau de la jeune femme.
– Tu sais… dit-il laborieusement. Que je t’ai… toujours appréciée, n’est-ce pas ?
– Sans blague ? Sauf quand je te servais à rien, apparemment. Tu m’as humiliée et privée de manger, t’as oublié ?
Il gronda tout bas.
– Il fallait… te pousser à changer.
– C’est pas la peine de me parler, Aeg, dit-elle froidement. Moi, je t’apprécie pas. J’ai juste pitié de toi.
Elle crut qu’il allait se vexer, mais il rit doucement. Sa main vint se nicher dans le creux de sa taille. Il la serra contre lui.
Mais il fait quoi, cet imbécile ?
– Cornélia… murmura-t-il. Oui… je suis un imbécile… un imbécile à l’agonie. Regarde-moi…
Sans vraiment le vouloir, elle obéit. Les yeux pâles d’Aegeus attrapèrent les siens. Fascinants comme ceux d’un prédateur, et si proches… Sa beauté la submergea, malgré les écailles blafardes qui bosselaient son visage, malgré les cernes et la maigreur. Soudain, une bouffée de chaleur la prit. Elle oublia le couloir, les bains et le dortoir, et tout ce qui les entourait. Elle ne voyait plus que lui, qui fixait ses lèvres avec une sorte de désir désespéré.
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