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– Embrassssse-moi…

Quelque part au fond d’elle, une petite voix lui souffla que ce nombre effrayant de « s » ne laissait rien présager de bon, mais elle ne s’y attarda pas. Toutes ses pensées lui semblaient flottantes et sans importance. Son corps, lui, savait quoi faire. Il avait chaud. Il avait envie de beaucoup de choses qu’elle n’avait jamais pu faire, auxquelles elle s’interdisait même de penser.

Il avait faim d’Aegeus.

Celui-ci frôla ses lèvres des siennes, tout en délicatesse. Alors elle l’embrassa à en perdre haleine.

Il sourit contre elle, répondit avec fougue à son baiser. D’abord vint l’euphorie, la sensation ardente au fond du ventre, comme une soif impossible à étancher. Elle se frotta contre lui, avide d’en avoir plus. Il poussa un grognement de satisfaction. Il l’embrassa encore, toujours plus affamé, et lorsqu’elle voulut reculer pour prendre une goulée d’air, elle s’en trouva incapable. Il avait verrouillé ses bras autour d’elle, comme les barreaux d’une cage. Elle était totalement impuissante.

Quelque chose se cabra au fond de sa tête, quelque chose qui avait la méfiance d’un fauve. Peut-être la tzitzimitl. Elle réussit à former une pensée cohérente. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Puis une deuxième. Qu’est-ce qu’il est en train de me faire ?

Quand Aegeus lui mordit la joue, profondément, et qu’elle sentit ses dents froides s’enfoncer dans sa chair, ses écailles frotter contre sa peau, elle comprit.

La colère la submergea. Elle ne sentit même pas la douleur, court-circuitée par l’adrénaline. Sa vision explosa en une multitude de couleurs fantasmagoriques. Les os de son visage poussèrent sous sa peau, se déformèrent brusquement – elle les sentit bouger. Elle mordit Aegeus à son tour. Elle sentit sa peau à lui se fendre sous ses dents, les écailles crisser comme du papier de verre. Il n’avait rien d’humain. Elle non plus. Lorsqu’il lui saisit la gorge à deux mains pour tenter de l’arracher de lui, elle se débattit et feula. Il feula lui aussi, à sa manière déplaisante de reptile :

Tu as de la ressource.

Puis il sourit. Ses lèvres fondirent sur les siennes, l’embrassèrent de nouveau. Cornélia sentit le goût de son propre sang et se souvint de sa joue qui palpitait, ouverte. Un affolant mélange de désir, de colère et de violence l’envahit. Elle ne s’était jamais sentie si vivante.

Tu vas me dévorer ?

Elle sentit son sourire contre sa bouche.

En effet. Même si tu n’as pas bon goût. La chair de tzitzimitl est amère, je viens de le découvrir. Tu es un monstre à présent… comme moi.

Il lui mordilla la lèvre et Cornélia, troublée, le laissa faire. Puis elle imagina à quoi devait ressembler la victime d’une vouivre. Dévorée vivante, bouchée après bouchée. Le visage en premier. Consentante jusqu’à la fin – jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Un hurlement de fureur grandit en elle, silencieux, avant de jaillir de sa gorge.

– Arrière !

Elle se jeta sur lui de tout son poids, l’envoya s’écraser sur le sol. Aegeus poussa un sifflement mécontent. Il dénuda ses dents, qui luirent d’un éclat écarlate dans la pénombre. Puis il contre-attaqua. Ils commencèrent à se battre comme deux bêtes sauvages.

– STOP ! rugit soudain une voix. Arrêtez ça !

Quelqu’un leur braqua une lampe torche dans les yeux ; désarçonnés par la lumière, ils battirent en retraite comme des créatures des ténèbres.

Le halo de la lampe s’agita sur eux, dévoila la blessure béante dans la joue de Cornélia, avant de s’attarder sur son visage presque félin. Sous sa peau translucide, les contours délicats de son crâne et de ses dents apparaissaient par transparence. Ses yeux blancs semblaient flotter dans ses orbites sombres.

– Cornélia ! s’exclama la voix horrifiée de sa sœur.

Cornélia cligna des paupières, sortie net de sa transe. Elle reprit ses esprits, puis son apparence habituelle sans même s’en rendre compte. Une main en visière, elle tenta de discerner ceux qui les avaient surpris.

– Blanche ? Aaron ?

– Non mais il se passe quoi, ici ? jeta ce dernier. Vous êtes devenus fous, ou quoi ?

Sa lampe divagua sur la silhouette d’Aegeus. La vouivre s’était recroquevillée, haletante. Ses yeux réfléchissaient la lumière comme deux disques infernaux. Elle avait la bouche couverte de sang – un sang mi-écarlate mi-étoilé. Lorsque Cornélia l’observa, elle ne vit qu’une vieille créature prédatrice, dégoûtante, qui suscitait le désir chez ses victimes pour mieux les dévorer. Elle s’était laissé prendre à son piège comme une jeune fille naïve.

– C’est à lui qu’il faut poser la question, dit-elle d’une voix rauque. Il a essayé de me bouffer !

Et j’ai failli aimer ça.

Elle cracha un peu de sang par terre. Blanche plaqua ses mains sur sa bouche.

– Aeg a essayé de… ?

Près d’elle, Aaron s’était figé. Il fixait son maître sans y croire. Quand Aegeus éclata d’un rire sifflant, l’horreur passa sur le visage de son second, fugace.

– Blanche, occupe-toi de ta sœur. Je m’occupe de lui.

– J’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi, merde ! s’énerva Cornélia. J’ai besoin que… que…

J’ai besoin qu’Aegeus soit enfermé quelque part, le plus loin possible de moi, jusqu’à ce qu’il y meure.

Mais elle se contenta de reprendre son souffle en pressant une main sur sa plaie. Elle découvrait cette sensation affreuse d’être la proie d’un prédateur plus gros que soi. Comme les boyards dévorés par les kumiho, les uns après les autres, aux moments où ils étaient les plus vulnérables… Cornélia avait méprisé leurs craintes, elle avait défendu les kumiho. Elle avait pris leur parti – après tout, c’était leur nature. Comment leur en vouloir ?

Alors comment en vouloir à Aegeus ?

Elle se força à se reprendre.

– Mange des rations militaires, comme tout le monde !

Appuyé sur Aaron, il s’en allait déjà. Il ne répondit rien, se contentant de plisser les paupières avec une sorte d’amusement perfide. Comme si leur altercation n’avait été qu’un jeu.

– Ouh là là, gémit Blanche en auscultant le visage de sa sœur. Il a vraiment pété un câble… Il faut qu’on aille réveiller les serviteurs, qu’ils nous donnent quelque chose pour bander ça…

– Il a faim, jeta Cornélia. Il est en train de perdre la boule. J’suis même pas sûre que c’était prémédité… Ça lui a peut-être échappé.

Elle observa Aaron qui disparaissait avec son fardeau, et elle eut le temps d’apercevoir le doute dans ses yeux.

Combien de temps sa loyauté tiendrait-elle si son maître commençait à manger ses propres boyards ?

***

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