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***

Le lendemain, tout le convoi fut invité à profiter des bains d’Epona pour la toute dernière fois. Cornélia et Iroël en profitèrent pour laver les petits bakus.

– Et voilà, t’es tout propre. Allez, au suivant !

Un bébé s’approcha au petit trot, la trompe glissée dans la bouche pour avoir quelque chose à téter. Les plus jeunes le faisaient systématiquement, même s’ils allaient mieux depuis leur arrivée chez la déesse. La fréquence des pipis au lit avait bien diminué, ce qui était une belle victoire. Tout en frictionnant la petite nivée, Cornélia se hâta de chasser tout le reste de ses pensées.

Aegeus.

Ses lèvres.

La sensation de ses dents qui s’enfonçait dans sa chair.

– Soyez prêts dans une heure ! lança la voix d’Aaron.

Elle la fit sursauter, résonna dans la salle spacieuse et ricocha sous les voûtes de pénombre. Le garçon faisait les cent pas au bord du grand bassin où ils étaient tous en train de faire trempette. Les boyards récupéraient leurs vêtements, tendus sur des fils à linge sous les arcades ensoleillées. Pouet s’était couché dans l’eau et occupait tout un bord du bassin, les yeux clos, accompagné de l’hippalectyon et des mamans coulobres. Blanche sifflotait un peu plus loin en donnant le bain à d’autres bébés.

La paix et la tranquillité régnaient, et on aurait pu croire le convoi bel et bien réuni. Même Aegeus était là. À distance. Il s’était immergé presque entièrement dans l’eau, et son visage tiré par la douleur s’était enfin détendu. Cornélia lui jeta un coup d’œil mauvais. Par automatisme, elle frotta le gros pansement qui lui couvrait la joue gauche. C’était douloureux, mais moins que la blessure à l’âme. Elle avait failli être mangée vivante par un être qui la protégeait jadis.

Iroël la regardait sans mot dire ; elle avait inventé un prétexte vaseux pour justifier le pansement, mais il était trop malin pour s’y laisser prendre. Aaron, Blanche et Cornélia avaient décidé de camoufler l’incident. Si les boyards l’apprenaient, ils se révolteraient aussitôt. Ils se souviendraient de la créature qui avait dévoré plusieurs d’entre eux, et tout finirait mal.

Aegeus croisa son regard. Impénétrable. Elle connaissait cet Aegeus-là. Il était las et mutique, bien loin de cette créature joueuse et sournoise qui avait tenté de la séduire la nuit dernière.

Il n’était pas maître de lui-même, songea Cornélia. Peut-être qu’il perd vraiment la tête.

Elle serra les mâchoires. Ce convoi était une bombe à retardement.

Elle fut tirée de ces joyeuses pensées par un geyser parfaitement maîtrisé, qui lui arriva droit dans les narines.

– Pfouah ! Tu perds rien pour attendre, toi ! crachota-t-elle en s’étranglant à moitié.

Le petit baku détala en courant, la trompe en l’air, les oreilles battant avec excitation. C’était leur façon de rire. En passant, il éclaboussa Oupyre qui sursauta et gronda. Belphégor était encore à côté d’elle. Cornélia souffla de mécontentement : Io, qui était allée se baigner dans un des bains privés, était censée le garder avec elle. Mais il était là. Et chaque fois que Cornélia le voyait, il se trouvait de plus en plus proche d’Oupyre. Un peu comme un spectre dans un film d’épouvante.

Elle observa Oupyre se lancer dans une toilette très élégante, en se frottant le visage avec ses petites pattes. Belphégor se glissa près d’elle pour lui nettoyer les oreilles à coups de langue. Cornélia râla de plus belle.

Arrêtez d’être si mignons, tous les deux !

Elle ne s’attendait pas à ce que son souhait soit exaucé. Une seconde plus tard, tout avait basculé.

Belphégor avait attrapé la nuque d’Oupyre à pleines dents pour la forcer à rester immobile, et commençait à se hisser sur elle. Il fallut du temps à Cornélia pour réagir tant elle était choquée.

Oupyre !

Elle bondit sur ses pieds si brusquement qu’elle glissa sur la pierre lisse et faillit se fracasser le crâne. L’adrénaline – et peut-être la tzitzimitl qui couvait sous sa peau – lui permit de se rétablir de justesse et elle fonça vers Oupyre et Belphégor. La première ne se débattait pas, et c’était ça le plus terrible. Les yeux grands ouverts, elle avait l’air d’attendre la suite avec curiosité, comme si les dents de rasoir du wolpertinger n’étaient pas en train de la blesser sérieusement. Toute sa nuque s’imbibait de rouge, mais elle ne semblait pas le sentir.

On a été stupides ! Stupides de penser que parce qu’elle portait son masque de jackalope, ils ne passeraient pas à l’acte !

Toutes les nivées, tous les boyards la regardèrent passer en courant.

– Oupyre ! beugla-t-elle. Réveille-toi ! Fais-le dégager, nom de Dieu !

Mais Oupyre ne bougeait pas. Une Io catastrophée apparut au bout de la salle, près des cloisons d’osier ; elle était bien trop loin pour intervenir et Cornélia aussi. Blanche, plus proche de la scène, réagit enfin. Elle se précipita vers Oupyre et fit ce que lui commandait la panique, à défaut du bon sens : elle flanqua un magistral coup de pied à Belphégor.

– Dégage, Belphy !

Sous l’impact, le wolpertinger lâcha Oupyre, qui sursauta comme si elle sortait d’une transe. Puis le mâle tourna vers Blanche et montra les dents. L’échine hérissée, il déploya ses ailes comme une cape de guerre.

Et il contre-attaqua.

Comme au ralenti, Cornélia le regarda se jeter vers la jambe de Blanche, au niveau de la cuisse – là où palpitait l’artère. Là où Aaron leur avait dit de frapper en cas de combat à mort.

Non !

Comment tout avait pu déraper si vite ? Cornélia attrapa son masque de tzitzimitl, Blanche fit de même ; mais quelqu’un fut plus rapide.

Quelqu’un de beaucoup, beaucoup plus puissant qu’elles.

Un gigantesque renard apparut dans un flash de lumière, brillant d’une aura si puissante que tous durent plisser les paupières. Ses cinq queues se reflétaient sur la surface des bains en mille faisceaux rayonnants. Sur son front, un crâne humain couronnait un diadème d’or.

La kumiho !

La renarde secouait la tête dans ses gestes frénétiques, comme un chien qui déchiquette une proie.

Lorsqu’elle se retourna, quelque chose chuta de sa gueule. Le petit corps de Belphégor, tranché en deux par les puissantes mâchoires.

Le cri de Io traversa toute la salle.

Non, pensa stupidement Cornélia. Tout allait trop vite. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait sous les yeux.

Un wolpertinger ne peut pas mourir. Ils sont tellement…

Combatifs ? Agiles ? Mais leur corps était fragile, comme l’avait souligné Aegeus il y avait bien longtemps, dans leur monde : ils avaient l’esprit d’un prédateur dans le corps d’une proie, c’était ce qui les rendait si imprévisibles.

La renarde se tourna vers Cornélia.

J’ai payé une partie de ma dette.

Puis, dans une onde de lumière, elle reprit sa forme humaine. Aussi droite et élégante que si elle sortait d’un bal mondain, elle regarda Io qui venait vers elles.

– Non ! hurla l’immortelle dans un cri grave qui évoquait presque un meuglement.

Elle était toujours si maîtresse d’elle-même en temps normal… Belphégor était le seul à susciter des émotions en elle ; c’était toujours pour lui que Cornélia l’avait vue sourire, battre des mains ou s’effarer. Et à présent, il était mort, épandu dans une flaque pourpre qui souillait la pierre des bains. Dans un silence funèbre, les boyards la regardèrent avancer à petits pas, à petits sanglots brisés. La kumiho ne disait toujours rien. Peut-être qu’une once de pitié se trouvait au fond de ses yeux. Qui pouvait le dire ? Ces yeux-là étaient si sombres…

– Cela allait forcément se produire, dit-elle à Io. C’était lui, ou elle. (Elle lança un bref regard vers Oupyre.) Il en est toujours ainsi pour des espèces telles que les nôtres. Et je ne pouvais permettre que le masculin l’emporte.

Agenouillée près du corps de Belphégor, Io avait cessé ses sanglots. Elle pleurait en silence. Oupyre s’approcha à petits bonds méfiants, puis découvrit que ce gâchis de chair et d’os avait été Belphégor. D’abord, la surprise la pétrifia ; puis elle s’ébroua des pattes jusqu’aux oreilles et détala plus loin. Elle n’était pas choquée, Cornélia le savait. Oupyre n’était jamais choquée par rien. Surtout pas par les pires horreurs. Elle était simplement perturbée par ce brutal changement d’état, ce passage de la vie à la mort.

« Phégor mort », dirait-elle plus tard à Cornélia, en remuant les babines d’un air perturbé comme elle le faisait toujours. Et ensuite, elle passerait à autre chose.

Mais en attendant, Io relevait la tête vers la kumiho. Et ses yeux à elle étaient sombres également – plus sombres que Cornélia ne les avait jamais vus. Elle sentit aussitôt que quelque chose d’autre allait basculer. La mort de Belphégor avait mis en branle quelque chose de pire encore.

– Vous n’êtes pas une kitsune.

Io cracha ces mots tout bas, aussi brutalement que s’ils lui griffaient la gorge pour sortir. Cornélia la regarda, livide. Ça y était. Judas l’avait bien dit : Io ne savait pas tenir sa langue. Que faire ? Muette, Cornélia regarda l’immortelle se relever et posa son regard souverain sur les boyards. Il était déjà trop tard.

– Ce n’est pas une kitsune ! Ni elle, ni la vieille femme qui l’accompagne ! Ce sont des kumiho. Des êtres qui dévorent le cœur et le foie des hommes pour assurer leur subsistance !

D’abord, personne ne pipa mot. Les boyards les dévisageaient toutes les deux, la femme vache et la femme renarde. À l’arrière-plan, la vieille kumiho avait perdu toutes ses couleurs, comme Cornélia. Si le silence avait pu avoir une couleur, celui-ci aurait été blafard.

Et voilà, songea Cornélia. Les masques tombent.

Puis tout explosa.

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