85 - Les masques tombent

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– Butez-les !

– On va leur faire payer !

Les armes des boyards n’étaient pas censées être là ; Epona les avait confisquées à leur entrée dans son territoire. Pourtant, plusieurs Sig Sauer apparurent soudain, tirés d’une botte, d’une ceinture ou d’un sac militaire ; Beyaz lui-même produisit un couteau à cran d’arrêt dont l’éclat meurtrier se refléta sur son visage. Epona avait eu tort de leur faire aveuglément confiance. La jeune kumiho reprit aussitôt sa forme naturelle, prête à se défendre. Lorsqu’une faunesse braqua son arme dans sa direction, elle se jeta sur elle, mâchoires grandes ouvertes, prête à la dévorer. Mais une voix la figea en plein geste :

– Fais ça et je crève ta vieille, salope !

La gigantesque renarde se retourna lentement vers l’origine du cri, comme Cornélia et tous les autres. Il provenait de Danaé. À peine quelques minutes auparavant, elle se baignait tranquillement près de la vieille renarde coréenne ; mais à présent que tout avait basculé, sa main gauche lui avait attrapé les cheveux pour lui tirer la tête en arrière, et sa main droite s’était refermée sur son diadème scintillant.

Plus précisément, sur le petit crâne de renard qui en émergeait. D’un coup sec, elle l’arracha à son écrin de feuilles d’or et de perles. La vieillarde poussa un hurlement – de peur ou de douleur ? – aussitôt étranglé quand Danaé tira durement sur ses cheveux pour la faire ployer. Les deux mains ridées se cramponnèrent à la poigne de la boyarde, mais celle-ci ne fléchit pas. De son autre main, elle leva haut le crâne de renard.

– Je vais le briser par terre comme une coquille d’œuf ! Ça va lui faire mal, pas vrai ? Ça va la tuer, peut-être ! (Elle désigna Aegeus du menton.) Et si jamais ça la tue pas, j’me demande si elle tiendra aussi longtemps que lui, une fois qu’elle pourra plus se transformer !

La jeune kumiho releva ses babines sur ses crocs dorés ; un grondement d’orage résonna sous les voûtes. Mais elle n’attaqua pas. Aegeus observait la scène sans mot dire. Il n’avait pas l’air surpris, le visage neutre. Il ne se donnait même pas la peine de jouer la comédie. Cornélia fut alors certaine qu’il avait toujours su la vérité pour les kumiho.

Le fourbe !

Ce détail risquait de jeter encore de l’huile sur le feu. Aegeus y aurait été attentif, avant. Il aurait fait en sorte de maintenir l’illusion. Mais peut-être n’avait-il plus assez d’énergie pour ça. Cornélia se mit à craindre que des boyards l’aient vu aussi et en soient arrivés à la même conclusion qu’elle. Et en effet, certains jetaient des regards méfiants vers leur chef. Beyaz, en particulier, avait l’air très sombre.

Danaé n’aurait jamais dû attirer l’attention sur Aegeus…

– C’est ça, bouge pas ! s’exclama Danaé en direction de la jeune kumiho. C’est mieux, on va pouvoir parler.

– Parler ? s’égosilla une dryade. On parle pas avec des engeances pareilles ! Elles ont dévoré Emilio et tous les autres, ces salopes !

– Faut leur faire payer !

Les cliquetis des armes retentirent. À distance, l’ourson nandi se hérissait de tous ses poils, tétanisé. Il n’avait pas manqué une miette de la scène, et fixait sa maîtresse chérie avec terreur. Puis une voix se haussa au-dessus de toutes les autres.

– Tu le savais ?

La voix grave, menaçante, de Beyaz. Cornélia trembla des pieds jusqu’à la tête, pensant qu’il s’adressait à elle ; elle se voyait déjà mise en joue, tuée par son ami. Mais en se retournant, elle vit qu’il fixait Aegeus. La vouivre ne répondit rien.

– Bien sûr que non ! beugla Aaron derrière lui. Faudra que j’vous l’dise combien de fois ? Vous avez été embauchés pour encadrer les nivées, putain ! Pas pour autre chose !

Mais une peur terrible émanait de lui. Cornélia plissa les yeux. Il savait. Venait-il de deviner ? Ou était-il dans la combine depuis le début ? Son angoisse silencieuse n’était peut-être pas visible aux yeux des humains, mais elle crevait les yeux de Cornélia, habituée à lire les émotions des nivées. Et c’était également le cas de Beyaz et de Danaé, tout aussi fusionnels avec leur masque.

En conséquence, ils comprirent aussi.

– Aaron ! s’exclama Danaé, la colère le disputant à la détresse dans sa voix.

Les autres boyards sentirent aussitôt ce qui se tramait.

– Toi, tu savais, fils de pute ! cria quelqu’un. Putain de changelin ! Si ça se trouve, il a aussi tapé un croc dans les cadavres ! Pourquoi il s’en serait privé ?

– Tous des saloperies de monstres carnivores ! C’est pas des humains ! On est là pour leur servir de viande ! Depuis le début !

Cornélia se sentait gelée de l’intérieur, comme si une couche de givre se propageait lentement sur ses os. Ça y était. Ce qui restait du convoi tombait en morceaux. Même leur groupe – leur petite bande solide, loyale – se divisait brutalement. Le ton montait, les esprits s’échauffaient. Tout allait se finir en bain de sang. Que pouvait-elle faire ? Il y avait forcément quelque chose à faire pour arranger cette situation… Si seulement elle avait pu réfléchir clairement…

– Vous dites n’importe quoi !

C’était la voix de Blanche, rendue suraigüe par la panique. Elle se dressa devant Aegeus et Aaron :

– C’est normal que vous soyez en colère. Mais ils n’ont rien fait. Les vraies coupables ici, ce sont les kumiho !

Les soldats l’entendirent à peine dans le chaos. Elle jeta un regard désespéré vers Cornélia. Alors celle-ci comprit.

Il était impossible que tout cela finisse bien. Mais elles pouvaient encore limiter les dégâts. Elles pouvaient encore rejeter l’entièreté de la faute sur les coupables principales… pour essayer de sauver Aaron et Aegeus.

– Moi je dis, faut leur trancher la gorge et les ouvrir en deux ! brailla une femme. Comme ils ont fait à nos potes !

Aegeus les regarda venir vers lui ; ses griffes poussèrent d’un centimètre supplémentaire, plantées dans la pierre polie du bassin. Mais dans son état, il était bien incapable de se défendre.

– À mort !

– Crevures de métamorphes !

La colère submergea Cornélia. C’était n’importe quoi. Crevures de métamorphes ? Pourquoi se rabattaient-ils autant sur la haine quand ils avaient peur ?

– Taisez-vous ! tonna-t-elle.

Elle dut le hurler une deuxième fois pour être entendue. Lorsque le silence se fit, elle crut que c’était parce qu’elle avait crié plus fort que les autres. Puis elle se rendit compte que sa vision avait changé, s’était dotée de couleurs flamboyantes qui n’existaient pas chez les humains. La colère l’avait encore faite changer, et les boyards la fixaient, entre crainte et haine, attendant la suite. Pour la première fois, Cornélia se força à ravaler sa métamorphose. Elle devait paraître la plus humaine possible à leurs yeux. Elle savait qu’elle avait au moins la confiance de Danaé et Beyaz, qui eux-mêmes avaient la confiance des autres. Grâce à ça, peut-être…

– Arrêtez de dire n’importe quoi ! Servez-vous de votre cerveau, pour changer ! (Elle tourna sur elle-même pour tous les fusiller des yeux, les uns après les autres.) Vous avez une preuve qu’Aegeus et Aaron étaient au courant de tout ça ? Parce que moi, non.

Elle attendit une seconde. Plus personne ne mouftait. Beyaz soutint son regard en plissant les yeux. Il était peut-être en train de se demander à quel camp elle appartenait.

– Alors ? s’énerva-t-elle. Une preuve ? Quelqu’un ?

Sa vision oscillait sur les bords, légèrement radiante, un peu comme lorsqu’elle était tzitzimitl ; elle inspira à fond pour la stabiliser, pour revenir à ses yeux humains.

– Non ? Ça alors ! Bien ce qu’il me semblait !

– Mais c’est un crocotta, siffla un soldat entre ses dents. Et une vouivre. À quel moment on est censés leur faire confiance ?

Cornélia se retourna vers lui dans une sorte de mouvement ondulatoire, comme le faisait la tzitzimitl avec son échine souple et sa lourde coiffe aztèque ; l’homme recula, un éclat de peur niché au fond de l’œil.

– Oui, à quel moment ? railla-t-elle. Je sais pas, peut-être au moment où vous avez signé ce foutu contrat ? Vous vous posiez moins de questions, à ce moment-là, non ? (Elle pointa le doigt vers Aegeus, dont les yeux d’un bleu surnaturels la fixaient sans férir.) Le contrat, vous l’avez signé ! Et il a été respecté. Aegeus a rempli sa part du marché ! Vous avez rempli la vôtre. Et maintenant, les seules responsables de cette situation, elles sont là !

Et, d’un geste, elle désigna la gigantesque renarde de lumière.

Pardon, songea-t-elle du fond de sa fureur. Tu as sauvé Oupyre… Tu as été honnête avec moi… Mais il nous faut un coupable. Sinon, le convoi s’arrêtera ici…

La renarde la considéra sans mot dire. Elle parlait la langue sans mot, elle avait certainement saisi sa pensée.

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