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Ce jour-là, ils atteignirent la dernière frontière qui les séparait des Aztèques.
Cornélia avait la nette impression que le convoi avançait comme un poulet sans tête : déjà mort sans vraiment le savoir, et dépourvu de chef.
Les boyards restants se comptaient sur les doigts d’une seule main. Beyaz, Danaé, Blanche et Cornélia. C’était tout.
Chez Epona, après la terrible mise à mort des kumiho, l’un des soldats avait suggéré de tuer Aegeus et Aaron, puis d’abandonner le convoi et les nivées sur place.
– On peut même braconner celles qui valent de l’argent, avait-il ajouté. Histoire que le voyage ait servi à quelque chose !
La colère et la peur avaient grondé à parts égales chez les nivées regroupées dans un coin des bains. Pouet s’était approché, hérissé de fureur, les yeux rougeoyant de haine dans l’écrin de son pelage noir. Beyaz avait alors pris les choses en main. Très calmement, il avait expédié le soldat à la case coma d’un seul coup de poing magistral. Puis Pouet lui avait gobé la tête dans un craquement répugnant. Même Cornélia et Blanche avaient tressailli.
Après ça, plus personne n’avait osé soutenir l’idée.
– Moi, j’tiens à ma paye, avait jeté Beyaz en guise de conclusion.
– Ben sinon, on pourrait tuer la vouivre et voler son or, avait proposé quelqu’un d’autre.
Il avait reçu une baffe d’une rare violence qui lui avait fait traverser les airs. Après quoi, tous les insatisfaits avaient filé sans demandé leur reste et quitté le secteur d’Epona. Il n’était resté que deux irréductibles. Danaé et Beyaz, trop loyaux ou trop bornés pour abandonner le navire. Ils étaient le noyau dur de leur ancien groupe, réduit à presque rien depuis le départ de Mitaine et Gaspard.
Peut-être pensaient-ils être allés trop loin pour reculer.
Ils n’écoutaient plus Aaron, et avaient dressé un mur de colère froide entre eux et lui, ayant deviné son implication dans l’affaire des kumiho. La seule chose qui le sauvait encore, c’était que personne n’avait de preuves tangibles à apporter.
Quant à Aegeus, personne n’était assez fou pour s’aventurer sans lui chez les Aztèques. Et les nivées n’auraient pas accepté sa mort de toute manière. Elles devaient arriver au bout de leur voyage, coûte que coûte, et elles avaient déjà bien trop sacrifié sur la route. Elles n’avaient plus rien à perdre et beaucoup trop de leurs semblables à venger. Si les boyards s’étaient avisés de tuer Aegeus, elles auraient riposté en bloc. Un status quo glacial s’était donc imposé.
Cornélia n’arrivait pas à comprendre pourquoi Beyaz avait défendu Aegeus. Avait-il tout simplement une morale, contrairement aux autres ? Pourquoi était-il encore loyal au convoi ?
Est-ce que le souvenir de la licorne, quelque part au fond de lui, le pousse à protéger les nivées ?
En Amazonie, dans ce territoire vierge, sans immortel et sans lois, la licorne aurait peut-être pu vivre libre, comme tous les autres, loin des braconniers et des maîtres cruels comme Orion…
Encore fallait-il arriver jusque-là.
***
Au début du jour suivant, ils furent forcés de s’arrêter.
En tête de la cohorte, Blanche avait mis une main en visière, les yeux plissés. Elle s’enfonçait dans la boue jusqu’aux mollets. Devant elle se déployait une formidable étendue d’eau, si large qu’elle n’apercevait l’autre rive qu’à grand-peine.
Ce devait être un fleuve, car elle l’avait longé de droite à gauche, changée en raijū, et n’avait trouvé aucun passage possible. Le monstrueux bras d’eau s’étendait d’Est en Ouest sur plusieurs kilomètres.
– Bon, murmura-t-elle. Comment on va passer ?
Le vent lui rabattit une odeur de vase et de jungle dans les narines. Depuis quelques temps, la ville de Djibouti en devenait une autre, bien différente. L’eau était revenue, clapotant à leurs pieds ; le khamsin avait disparu et l’air chaud du désert s’était chargé d’une forte humidité. La végétation reprenait du terrain, plus fournie que jamais, dans une débauche de palmiers, de ficus et d’arbustes équatoriaux qui colonisaient les restes de civilisation.
– On y est presque.
La voix d’Aaron fit courir un petit frisson dans son dos. Elle ne se retourna pas, attendant qu’il se rapproche.
– On est chez les Aztèques ? dit-elle à mi-voix.
Aaron vint se placer à côté d’elle, écartant d’une main les feuilles épaisses d’un palmier. Du coin de l’œil, elle observa son expression sérieuse, les angles de son nez busqué et de sa mâchoire. Ses cheveux noirs, dans lesquels elle aimait passer les doigts. Il ne la laissait pas toujours faire. À chacun de leurs moments d’intimité, il finissait tôt ou tard par laisser ses pulsions prendre le dessus, ce qui obligeait Blanche à tirer la sonnette d’alarme. Il n’arrivait pas à rester maître de lui jusqu’au bout. Mais elle était confiante. En lui, et en elle. Ses accès de brutalité ou de passion ne l’effrayaient plus. Une ou deux fois même, elle lui avait dit « Continue ! » alors qu’il battait en retraite, la croyant trop apeurée. Mais elle ne l’était pas. Son cœur battait très fort pour d’autres raisons que la peur.
– Ouais, les Aztèques, répondit-il enfin. On va en chier. Ces deux-là détestent Aegeus.
Il la contemplait lui aussi, l’air de rien. Leurs regards se croisèrent ; ils rougirent conjointement, ayant les mêmes souvenirs en tête.
– On a des pensées impures, à ce que je vois, intervint Danaé derrière eux.
Ils se retournèrent d’un bloc. La faunesse les toisait, le visage impénétrable, les oreilles battant l’air pour chasser les mouches qui pullulaient dans ce nouvel écosystème. L’expression d’Aaron se durcit. Leurs regards s’affrontèrent et Blanche, impuissante, dut assister à ce combat silencieux qui durait depuis trois longs jours.
Puis la boyarde attaqua.
– Comment on va traverser ?
Aaron soupira. Tous les trois reportèrent les yeux sur le fleuve immense et boueux, aussi puissant que la mer, qui venait clapoter contre leurs jambes. Il venait se mêler à l’eau salée de la Strate, sans pour autant déborder de son lit.
– On va marcher.
– Marcher ? répétèrent Blanche et Danaé sans en croire leurs oreilles.
Aaron se saisit d’une branche morte, la jeta dans les eaux tourmentées. Elle disparut vite, emportée par le flot bruyant.
– C’est l’Amazone. On n’a pas d’autre possibilité. Il va falloir trouver un passage à gué.
Il s’assombrit.
– Mais avant de faire passer le convoi, il va falloir envoyer quelqu’un.
– Quelqu’un ? répéta Blanche.
Il leva les yeux au ciel.
– Tu t’es changée en perroquet, la naine ? Oui, quelqu’un. Quelqu’un qui ira voir où sont Tezcatlipoca et Quetzalcoatl, comment se présentent les lieux, et quel sera le paiement.
Le paiement ? faillit répéter Blanche avant de se retenir. Mais il comprit sa question silencieuse.
– Le paiement ou l’arrangement qu’ils vont exiger pour nous laisser passer.
D’un bras, il enlaça la taille de Blanche et l’attira loin du fleuve agité.
– Reste pas là. (Un soupir lui échappa.) On va devoir se concerter avec les autres.
***
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