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– On n’a qu’à l’envoyer, lui.

Les derniers boyards s’étaient rassemblés dans le Berliet, autour du hamac d’Aegeus. Iroël était là aussi, bien qu’en retrait.

Beyaz, le doigt pointé vers Aegeus, avait été le premier à oser dire ce que les autres pensaient en leur for intérieur.

– Ouais, fit Danaé. Bonne idée. Qu’il voie un peu ce que ça fait d’être expédié en terrain ennemi comme de la chair à canon !

Aegeus plissa ses yeux cristallins, dardant leur éclat surnaturel vers eux.

C’est ça, envoyez-moi. Avec l’un d’entre vous en guise de porteur, puisque je suis bien incapable de traverser ce fleuve !

Beyaz s’assombrit, mais il ne put rien rétorquer. Aegeus ne pouvait plus marcher du tout ; il parvenait à peine à tenir une minute sur ses jambes.

– Mais alors on fait quoi, putain ? (Danaé agrippa le bord du hamac avec force, planta son regard dans celui de la vouivre.) Tu dois bien les connaître, toi, les Aztèques ? Ponds-nous un de tes plans à la con, qu’on en finisse !

Pris d’une soudaine crise de toux, Aegeus se redressa d’un coup. Il cracha un jet de sang, puis tout un chapelet d’écailles argentées. Elles tintèrent comme un carillon de fées en s’éparpillant sur le sol sale de la benne, déjà jonché d’écailles similaires. Danaé eut un mouvement de recul, dégoûtée. Cornélia détourna les yeux alors qu’Aegeus se rallongeait avec effort. La peau de ses tempes s’était fendue sur toute sa longueur, laissant apparaître une chair de reptile malade.

Tezcatlipoca… exprima-t-il entre deux halètements. Et son frère… sont rivaux depuis toujours. Ils se sont… déchirés… pour régner sur leur peuple…

– Et donc ? lança Danaé. On doit les monter l’un contre l’autre ? Pour qu’ils s’entretuent ?

Aegeus fit un geste vague qui pouvait vouloir dire « Je ne sais pas » autant que « C’est voué à l’échec ».

Ils pensent… que le monde est voué à… disparaître avec… le soleil. Comme les quatre… autres mondes… avant lui.

– Les quatre autres ? répéta Beyaz. C’est quoi cette connerie, encore ?

– Tezcatlipoca et Quetzalcoalt ont deux autres frères, intervint Aaron. Ils étaient quatre dieux primordiaux. D’après la légende, chacun d’eux a créé un monde et son soleil, mais tous ces mondes ont été détruits les uns après les autres. Sans doute à cause de la guerre qu’ils se faisaient entre eux.

– Toi, on t’a dit de la fermer ! jeta Danaé.

Il la cisailla d’un regard noir.

– J’vous explique la vie, puisque vous êtes tous incultes.

– C’est bon, continue, le pria Blanche avec un geste d’apaisement.

– Il paraît qu’ils ont détruits tous leurs mondes et qu’ensuite, ils se sont retrouvés sur Terre. Le cinquième monde, le cinquième soleil. Mais ils ne savent pas qui l’a créé, donc ils ne savent pas non plus quand tout va s’arrêter. Ils sont juste sûrs que ça s’arrêtera un jour.

Les Aztèques pensent que chaque monde est voué à s’éteindre, précisa Aegeus. Que chaque univers a une espérance de vie bien précise. Ils avaient des calendriers élaborés pour leurs mondes précédents. Mais comme la Terre et la Vingt-Cinquième heure n’ont pas été créées par leurs mains, ils ignorent combien de temps il leur reste à vivre.

Cornélia ferma les paupières un bref instant. Des dieux créateurs de monde, à présent ? Elle aurait encore préféré en rester aux archanges, à leur Père mort et à leurs roues dorées qui dépassaient du sol.

– Bon, commenta-t-elle. Ça fait au moins deux immortels qui peuvent croire à la fin du monde et donc au réchauffement climatique, c’est pas mal. Ça nous changera des autres.

– S’ils étaient quatre frères, où sont passés les deux autres ? releva Danaé.

Aaron haussa les épaules.

– Aucune idée. À tous les coups, ils se sont entretués entre eux. C’est déjà bizarre que ces deux-là soient encore en vie en partageant le même territoire.

Blanche tripotait son masque, plongée dans ses réflexions.

– Mais comment ils se sont retrouvés dans la Strate ?

Un rictus tordu apparut sur le visage d’Aegeus.

Comme tous les autres. Il n’y a plus de place… pour eux… ailleurs.

– Ils sont au bout de leur vie, traduisit Aaron en termes plus prosaïques. ‘Paraît qu’ils agonisent depuis des siècles. Il leur faut des sacrifices humains pour vivre. Mais de nos jours, il n’y a plus personne pour leur en faire.

Cornélia serra les mâchoires. Et voilà : on en arrivait à ce qu’elle craignait depuis le début. Des sacrifices.

– Donc pour qu’on puisse passer chez eux, ils vont nous demander de leur sacrifier du monde, j’imagine ? lança-t-elle. C’est ça ? Non mais dites-le clairement s’il faut préparer l’autel et les couteaux, hein.

Aegeus fut le seul à rire. Si on pouvait appeler ça un rire. Ses paupières se plissèrent et il siffla :

Envoyez… Cornélia. Elle saura quoi faire. Elle saura… leur parler.

– Quoi ? s’exclama-t-elle. T’es sérieux, là ? Pourquoi toujours moi ?

J’ai déjà assez donné, songea-t-elle. J’en ai assez fait avec Io et les kumiho…

Mais tous les regards étaient à présent tournés vers elle, et même dans celui de Blanche, elle lut un espoir fou.

– Ton masque ! s’exclama sa petite sœur. Tu es une tzitzimitl. C’est pas elles qui sont à leur service ? Ça va les intriguer, tu pourras rentrer en contact avec eux…

– Bah oui tiens, super ! Ou crever bêtement pour usurpation d’identité, au choix !

Le regard diamantin d’Aegeus croisa le sien. Il avait l’air de bien s’amuser.

Allez, Corny. Arrête les bêtises. Les gens comme nous… ne meurent pas si facilement.

Elle mit les mains sur les hanches. Venant de celui qui avait voulu la dévorer !

Les gens comme nous ? Oh, et puis merde. J’ai même pas envie de parler à un cadavre ! Prends modèle sur ceux du cimetière, ils savent se taire, eux au moins.

Blanche lui saisit le bras. Ses yeux brillaient de détermination.

– Cornélia, je viens avec toi. On peut le faire. On va traverser ce fleuve ensemble.

Elle baissa le front comme un taureau prêt à charger.

– On est trop proches du but pour abandonner maintenant. On va aller voir ce qu’ils veulent, ces dieux aztèques !

Cornélia n’avait même pas d’arguments à lui opposer. Envoyer une faunesse, un humain, un changelin ou une vouivre à moitié morte n’avait aucun sens ; la tzitzimitl et le raijū étaient encore le choix le moins idiot dans ces conditions. Elle ne dit rien, mais dans le subtil changement de son expression, tous surent qu’elle s’était résignée. En silence, Danaé posa une main sur son épaule. Beyaz fit de même de l’autre côté.

– Vous allez y arriver, les filles.

Aegeus tendit une main vers le coffre noir, posé par terre à deux mètres de son hamac. Le matagot. Aaron l’avait déposé là et Cornélia soupçonnait que c’était lui qui le nourrissait depuis un bon moment, à la place de son maître légitime. Tous les regards se braquèrent sur lui.

Prenez-le avec vous. Il peut… s’avérer utile.

– C’est quoi, ce truc ? fit Beyaz dans le silence.

Lorsque le coffre s’entrouvrit tout seul dans un petit claquement, dévoilant deux yeux fluorescents, il se détourna.

– Oh et puis merde. Encore une saloperie de bestiole !

Le ricanement léger du matagot lui répondit.

– Je te prie de montrer davantage de politesse, mon grand ! J’ai quelques tours en réserve pour les gaillards vulgaires de ton acabit !

– Monsieur matagot ! s’exclama Blanche. Ça faisait longtemps ! Ça fait plaisir de vous revoir.

Cornélia leva les yeux au ciel. Sa sœur était sincère, c’était sans doute ça le pire. Le chat d’argent sauta de son coffre, exhibant sa sinistre anatomie aux yeux de tous – qui s’empressèrent de détourner les yeux.

– Vraiment ? ronronna-t-il. Je dois avouer que ta grande gigue de sœur et toi m’avez quelque peu manqué aussi.

La blondinette le prit dans ses bras, comme s’il était un mignon petit chat et pas un squelette ambulant aux yeux radioactifs.

– Vous avez loupé plein de choses depuis la dernière fois !

– Vraiment ? Raconte-moi donc les nouvelles ! dit-il en lui tapotant le nez avec sa patte.

– Houlà ! Attendez, faut que je me souvienne de tout, et dans le bon ordre…

Il se percha sur son épaule tandis qu’elle montait l’échelle pour sortir du Berliet. Avant de disparaître, elle se retourna vers les boyards médusés et surtout Cornélia.

– Ben alors ? Tu viens ? (Un éclat déterminé passa dans ses yeux.) Il va pas se traverser tout seul, ce fleuve.

Cornélia soupira. Avant de la suivre, elle jeta un regard venimeux à Aegeus.

Tu veux vraiment me tuer, hein ? T’as pas réussi à me bouffer donc t’espères que les autres le feront pour toi ?

Il toussa avant de répondre. Dans un petit ploc, Cornélia distingua un osselet qui rebondissait par terre.

Au contraire, ma petite Corny, dit-il en s’essuyant les lèvres. Au contraire.

Tous se penchèrent sur l’os. Avec effroi, ils reconnurent une vertèbre – mais elle n’avait pas la forme d’une vertèbre humaine. Saisie par l’horreur, Cornélia sursauta brusquement lorsqu’une main se posa sur son épaule. Celle d’Aegeus. Son regard épuisé se verrouilla dans le sien.

Ni dieu, ni maître. N’oublie pas.

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