90 - Traverser l'Amazone

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***

Cornélia essuya la sueur qui coulait de son front. Elle était trempée des pieds à la tête, noyée dans cette chaleur étouffante. Elle avait cru qu’il ne pouvait pas y avoir pire que le khamsin de Djibouti, mais l’humidité excessive qui régnait au bord de l’Amazone lui donnait l’impression de vivre dans un hammam empli de vapeur. N’y tenant plus, elle se changea en tzitzimitl ; autour d’elle, la verte luxuriance de la jungle se para d’un éventail de couleurs supplémentaires et le climat devint beaucoup plus supportable. La tzitzimitl ne suait pas, ne craignait ni le soleil ni le contact urticant de certaines plantes. Elle se glissa entre les lianes et les racines, souple comme un jaguar, puis alla s’asseoir au bord du fleuve, les pattes plongées dans la boue chaude de la berge, parmi les jacinthes d’eau et les fougères aquatiques.

Dépêche-toi, Blanche, songea-t-elle.

Comme si ses pensées avaient eu le pouvoir d’invoquer sa sœur, celle-ci apparut soudain devant elle dans un flash lumineux. C’était un petit feu follet en apesanteur qui revêtait vaguement la forme d’une belette. Elle agita ses oreilles immatérielles.

J’ai rien vu. Rien du tout.

T’as fait tout Manaos ?

Non, mais j’ai survolé à peu près toute la ville. Un dieu, c’est censé être grand, non ?

Ouais, enfin ça veut rien dire, la dernière fois t’avais pas vu Mama Dodo…

Offusqué, le feu follet se tortilla dans son manteau d’étincelles.

Elle était cachée sous terre ! J’suis un raijū, pas une taupe !

– Quelle perte de temps, soupira la voix du matagot. Ce qui doit advenir adviendra, et il est impossible de vous y préparer. Quoi que vous fassiez, l’issue n’en sera pas changée pour autant.

Perché sur une liane au-dessus de leurs têtes, le diablotin se balançait avec nonchalance.

Préparez notre oraison funèbre tant que vous y êtes, grogna Cornélia dont la queue battait l’air avec agacement. Vous êtes pas censé nous aider, plutôt ?

– Bah ! Nous verrons en fonction de mon humeur. Je ne suis qu’un humble assistant, moi. Hi hi !

La tzitzimitl leva au ciel ses yeux d’étoiles mortes.

Assez parlé. Allons-y, on verra bien ce qui nous arrivera sur la tronche.

Sans attendre leur réponse, elle bondit sur l’arbre le plus proche, se hissa à la force des griffes dans les méandres de ses branches, jusqu’à émerger de ses bouquets de feuilles odorantes. Puis elle se lança dans le ciel. Son chemin de constellations vint prendre forme sous ses pattes, et bientôt une route entière se créa au-dessus du fleuve, scintillante comme la Voie Lactée. Dans un crépitement électrique, une petite balle de lumière fusa près d’elle. Blanche. Sous elles grondaient les flots déchaînés de l’Amazone. Si elles y tombaient, ils étaient assez puissants pour les emporter comme des fétus de paille.

Les dés sont jetés. Manaos, nous voilà.

Ni elle, ni sa sœur n’aperçurent la silhouette noire qui, derrière elles, s’engageait dans le fleuve. Son poitrail puissant se frayait un passage à travers les eaux brunes.

***

Ce fleuve n’en finissait pas. Il s’étendait à perte de vue ; sans son chemin d’étoiles qui s’étirait vers le nord sans faiblir, Cornélia n’en aurait pas vu le bout. Sa largeur se comptait sûrement en kilomètres. Quatre ? Cinq peut-être ? Soudain, le feu follet apparut devant elle.

Regarde en bas ! lui dit sa sœur.

Jusque-là, Cornélia avait plutôt tendance à éviter cette vision, mais lorsqu’elle obtempéra, ce qu’elle aperçut lui coupa le souffle.

Ce n’était plus juste l’Amazone. Le fleuve était double. Pile en-dessous d’elles, les flots marrons, presque dorés, de l’Amazone côtoyaient soudain des eaux noires, insondables et menaçantes. Les deux couleurs ne se mélangeaient pas, séparées par une frontière visible qui ressemblait à une déchirure.

Deux fleuves qui coulaient côte à côte, qui partageaient le même lit malgré leurs différences…

Comme ces deux dieux aztèques qui étaient frères ?

C’est le Rio Negro, expliqua Blanche. Le fleuve noir.

Malgré son apparence de raijū, Cornélia entendit presque le ton de Miss-Je-sais-tout qu’elle connaissait par cœur. Sa sœur poursuivit :

Tezcatlipoca, l’un des deux frères, est aussi associé à la couleur noire. Tu le savais ? Il incarne la nuit et la guerre. Et dans la légende, je crois que c’est lui qui a instauré les sacrifices humains.

Super, fit Cornélia. Très engageant.

Mais le nom du fleuve, c’est juste une coïncidence. Parce que l’empire aztèque se trouvait en Amérique centrale, pas ici.

Donc ces deux-là aussi étaient déracinés, comme tous les dieux et les nivées de la Strate.

Et Quetzalcóatl ? demanda Cornélia. L’autre frère ?

Je sais plus... C’est peut-être le dieu blanc. Les quatre frères ont des couleurs différentes, mais je sais plus trop lesquelles…

Le raijū disparut dans une étincelle, laissant Cornélia songeuse.

« Le Quetzalcóatl Blanc ». Le surnom d’Aegeus lorsqu’il n’était qu’une vouivre qui se battait dans les arènes de la Strate.

Pourquoi ce surnom ? Ressemblait-il à ce point à ce dieu déchu ?

***

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