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Coucou les filles, on approche tout doucement de la fin :D On entre dans le dernier arc narratif, celui des Aztèques !
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Cornélia posa enfin les pattes sur la rive, bousculant les salades d’eau et les nénuphars géants. Ça y était : elles se trouvaient officiellement dans Manaos. Un ciel d’orage pesait au-dessus de la ville, si épais qu’on n’apercevait que des bribes des soleils. À deux cents mètres, une pluie diluvienne se déversait sur les rues, dense comme un rideau, à tel point que Cornélia voyait clairement sa limite qui se déplaçait lentement au rythme des nuages. On ne trouvait pas de pluies pareilles en France…En silence, elle se mit à trotter dans les rues.
Elle croisa de grandes halles laissées à l’abandon depuis bien longtemps, au toit fracturé ; puis un somptueux opéra aux airs de Renaissance italienne, surplombé d’une coupole dorée. Sa façade s’était fendue en deux et des lianes s’en évadaient, agrippant les colonnades et les balcons comme des tentacules urticants. Certaines rues n’étaient plus que des ruines, leurs bâtiments pulvérisés par le pas d’un titan. De nouveau, elle songea à Mama Dodo. Ces dieux aztèques atteignaient-ils sa taille ?
Pour l’instant, rien…
En périphérie coulait le Rio Negro. Il cernait la ville, calme et menaçant comme un serpent ; ses eaux noires martelées par l’averse produisaient un brouhaha puissant aux oreilles de la tzitzimitl. Cornélia s’en approcha. Elle traversa un grand port aux larges étendues de béton, aux infrastructures à moitié détruites.
Elle n’entendait rien de vivant aux alentours. Aucun cœur ne battait, aucune respiration ne se faisait entendre.
– Eh bien, c’est mortel, ici !
La voix du matagot explosa à ses tympans, la faisant sursauter.
Bon sang ! Arrêtez d’apparaître sans prévenir ! Vous êtes chiants avec ça, Blanche et vous !
Comme par hasard, sa sœur déboula à ce moment-là dans son manteau d’étincelles.
T’as vu quelqu’un ? questionna Cornélia. Une nivée, quelque chose ?
Le raijū secoua la tête.
Et vous ? demanda Cornélia au matagot.
Il se lécha une patte, cligna ses yeux verdâtres.
– Non plus. On s’ennuie à mourir, ici. Littéralement. Cet endroit est un cimetière.
L’échine osseuse de Cornélia se hérissa.
Un cimetière ?
– Que c’est monotone, ronchonna le chat d’argent. Je ferais mieux de retourner auprès de mon maître. Il est si proche de la mort, je ne veux pas manquer son dernier souffle !
Sur ces mots, il disparut. Cornélia retint une bordée d’injures ; dans un frisson, elle essaya de ne pas penser à ce qu’il se passerait si Aegeus venait à mourir alors que le convoi se trouvait ici, si proche du territoire ennemi – et sans aucun moyen de le traverser. Elle le revit cracher une vertèbre de dragon, se souvint du petit bruit sec de l’os qui heurtait le sol… Elle se força à faire taire les émotions troubles que cette vision soulevait dans son ventre.
Peut-être que les Aztèques ont déménagé ? suggéra Blanche.
Ou peut-être qu’ils sont morts, gronda Cornélia. Le matagot a parlé de cimetière… Bon, continuons.
Elle avisa une haute structure à haubans, en arrière-plan, qui semblait flotter au-dessus des autres bâtiments. Telle une ombre bleue, elle se détachait à peine à travers l’orage. Intriguée, la tzitzimitl trotta dans sa direction, se faufilant entre les ruines couvertes de lianes et les arbres équatoriaux qui étreignaient les rues de leurs racines noueuses. Ce faisant, elle traversa le rideau de pluie. D’un seul coup, le grondement de l’averse se referma sur elle, tonitruant, et son corps entier vibra sous l’impact des milliers de gouttes. Elle s’ébroua par réflexe, déjà trempée jusqu’aux os. La route s’était changée en torrent sous ses pattes. Ce devait être ça, la mousson…
Dans la Strate, ça l’était en tout cas.
En s’approchant de la grande structure flottante, elle reconnut un pont. Un pont aérien qui se lançait à l’assaut du Rio Negro et disparaissait dans les brumes à l’horizon. Il était à la mesure du fleuve : monumental. Près de ses piliers avaient poussé des arbres géants dont la canopée émeraude s’était entrelacée aux arcs de béton. Suivant son instinct, Cornélia grimpa le tronc de l’un d’eux et se fraya un passage entre les branches humides qui la giflaient. De là, elle put bondir sur le pont sans difficulté. Sous l’effet de l’orage diluvien, celui-ci s’était changé en une sorte de gouttière géante dont se déversaient de multiples cascades de part et d’autre. Cornélia planta ses griffes dans le bitume pour résister à la force du courant. De cette hauteur, elle avait une sacrée vue sur le fleuve noir qui roulait ses flots colériques en contrebas.
Et sur ce qui s’y cachait…
Sous le choc, son cœur s’arrêta un instant.
Il y avait quelqu’un lové dans le lit du fleuve.
Ou plus exactement, le squelette de quelqu’un. Un squelette si gigantesque, à moitié enterré dans les fonds boueux, qu’elle n’aurait pas pu comprendre cette vision depuis la rive. Même juchée en altitude sur le pont, elle n’en distinguait qu’une partie.
Blanche ! appela-t-elle.
Mais sa sœur ne se manifesta pas. Elle devait fuser quelque part dans les rues, loin d’ici.
Blanche…
Cornélia aurait aimé qu’elle soit là. Sa sœur aurait peut-être su lui dire si l’un des quatre frères aztèques était rouge.
Car ce crâne colossal qui émergeait du fond du fleuve était d’une couleur rouge. Aussi rouge que le sang qui s’en dégageait et qui se mélangeait aux eaux noires dans des tourbillons macabres. Comme si les os eux-mêmes, des années ou des siècles après la mort de leur propriétaire, étaient atteints d’hémorragie.
Cornélia avait trouvé l’un des quatre frères.
Cornélia ?
En un clignement de paupière, le raijū se trouvait près d’elle. Blanche avait repris sa forme organique, celle d’une grande belette noir et or. Chaque goutte de pluie produisait une étincelle et un petit grésillement en la touchant, ce qui lui créait une aura pétillante sous l’averse torrentielle. Ses yeux sombres étaient fixés, eux aussi, sur le cadavre du dieu. Ce crâne aurait presque pu être celui d’un humain – mais un humain difforme qui aurait possédé quatre mâchoires superposées et une crête de dragon. Chacune de ses dents faisait la taille d’une voiture. Son orbite gigantesque béait comme un gouffre, sans cesser de diffuser son écume écarlate autour d’elle.
Je crois qu’un des quatre dieux était rouge, hésita Blanche. Peut-être le dieu nourricier, qui symbolise l’agriculture.
Sacrée agriculture, commenta Cornélia. Ils faisaient pousser des fœtus dans les champs, ou quoi ?
Le raijū remua ses moustaches, produisant de petits arcs électriques.
Non… Mais le dieu nourricier… s’écorche la peau pour nourrir l’humanité. Alors c’est ce qu’on faisait subir aux victimes de sacrifices en son honneur.
Un frisson parcourut l’échine squelettique de Cornélia. Sous leurs yeux, le fleuve et son cadavre géant disparurent, recouvert par une brume rampante. Elle s’épaissit encore jusqu’à former une nappe opaque. Quant aux nuages d’orage, déjà bas sur la ville, ils étaient tous en train de se rassembler au-dessus d’elles. Blanche et Cornélia étaient cernées. Leur pont émergeait à peine de cette gangue orageuse ; sans le contact de la route inondée sous ses pattes, Cornélia se serait crue en apesanteur. Le tonnerre grondait à leurs oreilles au rythme de la pluie qui redoublait.
C’est pas normal, dit Blanche en redevant feu follet.
Sans blague, Sherlock !
Cornélia se campa sur ses pattes, les vertèbres hérissées pour paraître plus menaçante, la gueule ouverte sur ses crocs de fauve. Quelque chose allait surgir de la brume, elle en était certaine. Son instinct le lui hurlait.
Elle ne s’attendait pas à tomber nez à nez avec les mêmes crocs, la même gueule et les mêmes vertèbres, émergeant du brouillard face à elle comme un reflet parfait.
Une tzitzimitl.
Sous le choc, la terreur lui coupa le souffle. Le crâne de jaguar la fixait de ses orbites béantes dans lesquelles brillaient deux étoiles blanches. Le cœur de Cornélia martela sa cage thoracique ; une vague d’adrénaline déferla en elle, lui donnant la force nécessaire pour fuir.
Mais elle résista.
Elle était là pour le convoi, pour les Aztèques ; il fallait en finir une fois pour toutes. Fuir ne réglait jamais rien. Cela retardait juste l’échéance de ce qui devait arriver ; elle était bien placée pour le savoir. Alors elle se reprit.
Ni dieu ni maître, se répéta-t-elle.
La tzitzimitl en face d’elle ne bougeait toujours pas, n’exprimait rien, semblable à une statue ou un spectre figé. Soudain, une deuxième apparut à sa gauche, la gueule drapée de lambeaux de brume. Mais celle-ci était rouge. Sa peau translucide, ses os et toutes les constellations d’étoiles qui nichaient dans sa chair, tout était cramoisi en elle. On aurait dit qu’un dieu l’avait taillée dans un diamant rubicond. Cornélia se força à ne pas reculer, à ne pas montrer de faiblesse. Blanche était-elle toujours près d’elle ? Du coin de l’œil, elle discerna son aura dorée que la pluie faisait crépiter. Un soulagement intense l’envahit. Avec sa sœur à ses côtés, elle pouvait tout affronter.
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