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Une troisième tzitzimitl apparut, puis une quatrième ; l’une était bleue comme si ses os étaient taillés dans le saphir, l’autre d’un jaune vif et brillant comme celui de la tourmaline. D’autres encore se profilèrent dans les nuages, encerclant les deux sœurs. Bientôt, elles furent des dizaines. Toutes étaient blanches, rouges, bleues ou jaunes. Cornélia ne savait plus où donner de la tête. Que devait-elle faire ? Comment réagir ?
Puis, d’un seul coup, les nuages s’écartèrent ; mais au lieu de laisser entrer un rai de soleil, ce fut une coulée de ténèbres qui envahit l’espace, épaisse comme une nuit sans lune. Tout ce qui les entourait disparut, submergé par l’obscurité. On ne voyait plus que les tzitzimime qui scintillaient comme une meute de spectatrices silencieuses. Il y en avait à perte de vue, comme si les sœurs étaient piégées au centre d’une voie lactée. Les pattes de Cornélia se mirent à trembler. Étaient-elles encore à Manaos ? Étaient-elles dans la Strate ? Ou venaient-elles d’être transportées dans une dimension parallèle ? Elle ne voyait plus le pont sous ses pattes, mais elle le sentait encore. Elle s’accrocha à cette unique sensation comme à une bouée de sauvetage.
Puis il apparut.
D’abord, il n’y eut que deux yeux presque transparents qui se confondaient dans la nuit. Puis ses traits gagnèrent en consistance, en lumière. Bientôt apparut la tête entière. Une tête de dragon colossale, nimbée de nuages, couverte d’écailles d’émeraude. À l’arrière de son crâne se déployait une coiffe de plumes majestueuse, haute comme une maison de deux étages. Et ses yeux… ses yeux étaient humains. Ils fixaient les deux sœurs, bien en face, de leurs pupilles ardentes.
QUI ÊTES-VOUS ?
La voix tonna, soulignée par un éclair monumental qui traversa les ténèbres et vint frapper les écailles du dieu, le nimbant d’une aura de feu. Il ne parlait pas. L’univers parlait à sa place. Balayé par le souffle de la détonation, le feu follet qu’était Blanche fut projeté en arrière, avant de revenir se placer près de sa sœur.
TU N’ES PAS… UNE DE MES TZITZIMIME.
Des ruisseaux et des cascades se déversaient le long de ses écailles. Une masse nuageuse flottait autour de sa coiffe et déversait toute la pluie du monde sur la scène. Paralysée par la frayeur, écrasée par la puissance du dieu, Cornélia ne parvenait pas à réfléchir. Ce fut sa sœur qui réagit la première. Elle retira son masque, puis, changée en petite humaine blonde, elle fit de même pour l’aînée, qui reprit sa vraie forme à son tour. Ratatinées sous la pluie battante, tous leurs poils hérissés sur leur peau, elles firent face au dieu aztèque et s’inclinèrent devant lui.
– Nous sommes désolées de vous déranger, votre Altesse ! cria Blanche de sa petite voix qui s’entendait à peine au milieu des éléments déchaînés.
Votre Altesse ? Cornélia lui jeta un regard en coin. Elle prenait modèle sur Aegeus et son comportement avec Bastet… mais les deux dieux n’avaient rien à voir l’un avec l’autre.
– Nous sommes envoyées par Aegeus ! Nous voudrions vous demander l’autorisation de traverser votre territoire.
Au nom d’Aegeus, les nuages qui nimbaient le dieu s’assombrirent d’un coup ; des grondements d’orage firent craquer le ciel. Le dragon pencha sa tête monumentale vers elles. Ses pupilles incandescentes s’étaient étrécies.
AEGEUS ?
Il marqua un temps d’arrêt ; l’espace d’une seconde, tout se figea, même les éclairs, même les gouttes de pluie en apesanteur. Comme si l’univers entier attendait que le dieu lui donne l’autorisation de poursuivre. Du bout du doigt, Blanche toucha un rai de pluie suspendu, translucide comme un cristal. Puis un rire secoua toute la scène, tonitruant et infernal. Les deux sœurs se recroquevillèrent en se bouchant les oreilles. L’averse se remit à tomber d’un coup, drue et violente sur leur tête. Le museau colossal du dragon s’approcha d’elles, leur envoyant des paquets d’eau supplémentaires.
Alors il se métamorphosa.
Toutes ses écailles d’émeraude éclatèrent en une multitude d’étoiles ; toutes ses plumes s’envolèrent et disparurent dans la nuit. Les nuages se vaporisèrent. Debout devant Cornélia et Blanche se tenait à présent un homme de haute taille, à la peau d’un blanc aveuglant.
Le dieu blanc, pensèrent les sœurs au même instant. C’est lui…
Il n’avait pas de visage, mais un crâne humain assorti d’un masque taillé en os, qui représentait un museau bestial. Une coiffe hérissée de pointes et de plumes surmontait ses épaules puissantes.
Aegeus, répéta-t-il dans la langue sans mots.
Lorsqu’il s’approcha, elles firent un pas en arrière, toujours inclinées, les yeux baissés.
Aegeus… Cela fait longtemps… longtemps… que je n’avais pas entendu ce nom.
– Vous êtes Quetzalcoatl ? couina Blanche sans oser le regarder dans les yeux – enfin, dans les orbites.
Silence ! (Elles se ratatinèrent.) Cette vouivre était censée être morte !
Il le sera bientôt, vous inquiétez pas pour ça, songea Cornélia.
Mais elle avait oublié que le dieu parlait la langue sans mots, et par conséquent, qu’il pouvait la comprendre. Il se pencha vers elles. De terreur, leurs cheveux se dressèrent dans leur nuque.
Comment peut-il être encore en vie ?
Il serra les poings ; Cornélia prit sur elle pour ne pas reculer, en imaginant l’état de sa gorge si ces poings-là venaient s’y agripper. Des bruits feutrés retentirent autour d’elles : les tzitzimime. Elles atterrissaient en nombre, les unes après les autres, et venaient former un cercle autour des deux sœurs. Elles étaient piégées.
Où est-il ? exigea le dieu blanc.
– Il est chez Epona, répondit très vite Blanche. Il n’a pas passé la frontière.
Deux flammes se mirent à luire au fond des orbites du dieu.
– Nous voudrions… traverser… votre secteur, bredouilla Blanche. Avec Aegeus. Nous sommes nombreux…
Amenez-le moi.
– Pardon ? sursauta la blondinette.
Amenez-le moi ! Et vous pourrez passer à travers Manaos. Donnez-le moi. Donnez-moi cette vouivre. C’est le seul paiement que je réclame.
– Qu’est-ce que… balbutia Blanche. Qu’est-ce que vous allez faire de lui ?
Le dieu rit de nouveau, sans répondre. Les nuages tremblèrent tout autour d’elles, secoués par ce son. La moutarde monta au nez de Cornélia. Toujours des dieux, des menaces et des sacrifices ; toujours des morts et des blessés.
Mais pas cette fois. Cette fois, elle ne se laisserait pas faire.
Ni dieu, ni maître.
Il était temps de recadrer cette conversation.
– Et votre frère ? demanda-t-elle. Il est ici ?
Le dieu se tourna vers elle dans un cliquètement d’os, comme s’il avait été piqué par une guêpe. Elle se força à ne pas faiblir devant ses orbites béantes.
– Peut-être que c’est à lui que nous devrions demander l’autorisation de traverser, poursuivit-elle, le cœur battant. Vous ne pouvez pas régner à deux. Il y en a forcément un qui a l’ascendant sur l’autre. Alors qui est le chef ?
D’abord, il ne répondit rien. Il resta parfaitement immobile, comme surpris par l’audace de cette humaine. Puis il se redressa ; et même si le masque d’os cachait son expression, Cornélia eut l’impression de le voir sourire.
Quelle mignonne tentative. Le piège est grossier, hélas, et je suis bien trop âgé pour m’y laisser prendre.
Il se pencha brusquement vers elles et, de ses mains immenses qui semblaient taillées dans le marbre, les saisit toutes les deux à la gorge. Un hoquet échappa à Blanche ; Cornélia prit sur elle pour ne pas faire de même. La panique explosa dans son esprit, mais elle ne devait pas la montrer. Le dieu était si proche qu’elles distinguaient jusqu’aux motifs sculptés sur son masque d’os ; son odeur d’orage et de pluie pénétra jusqu’au fond de leurs poumons. Il sentait le pétrichor, la chaleur suffocante de l’été qui vient d’être douchée par l’averse.
Nous sommes frères. Nous sommes un. Il ne peut y avoir de chef, ni de maître entre nous ; il n’y a qu’une guerre perpétuelle qui épuise nos dernières forces.
Il les souleva du sol. Elles luttèrent contre l’asphyxie, pendues à sa poigne démentielle, leurs ongles plantés dans sa chair dure et lisse – inhumaine comme celle d’une statue.
Mais vous deux en savez quelque chose, susurra-t-il. N’est-ce pas ?
Malgré les points noirs qui obscurcissaient sa vision, Cornélia forçait pour rester consciente. Il avait deviné qu’elles étaient sœurs ?
Alors que son esprit commençait à s’éparpiller pour de bon, quelqu’un fit irruption pour les sauver.
Pouet.
Le dieu les lâcha d’un seul coup, disparut dans un éclair blanc ; et là où il se tenait un instant plus tôt atterrit Pouet. Il referma ses grosses pattes griffues autour de Blanche et Cornélia et roula avec elles sur le pont inondé, les emportant dans son étreinte qui sentait le chat mouillé.
– Pouet ! hurlèrent les deux sœurs sans croire à ce qu’il venait de faire.
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