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Ils heurtèrent de plein fouet la glissière de sécurité. À moitié consciente, Cornélia sentit l’air s’engouffrer dans sa gorge. Sa vision s’éclaircit. Elle distingua les cheveux blonds de sa sœur tout contre elle, et la paupière fermée de Pouet qui les tenait encore contre lui, comme pour les protéger.

Pouet… Tu nous as suivies ? À travers tout le fleuve ?

L’émotion la submergea. La douleur éclata dans son dos, dans ses hanches, et lui brûla toute la gorge là où les doigts du dieu l’avaient étranglée. Elle toussa à s’en arracher le larynx. L’œil de Pouet s’ouvrit d’un coup, dévoilant son large iris pourpre ; il bondit sur ses pattes en les abandonnant par terre. Tel une maman lionne, il se campa devant elles, hérissé de tous ses poils, sa queue de scorpion recourbée vers l’avant.

Vers le dieu blanc.

La joue dans l’eau, Cornélia distingua la silhouette menaçante de leur adversaire, floutée par la pluie. Il avait réapparu un peu plus loin. La brume opaque, l’obscurité anormale, tout s’était évanoui, comme si l’illusion avait été brisée net par l’irruption de Pouet. Ils étaient de retour sur le pont. Seuls restaient le dieu et ses tzitzimime qui grondaient et feulaient, flottant derrière lui telle une armée.

Il ne peut y avoir de chef, reprit le dieu. Rien qu’une lutte éternelle. Donnez-moi la vouivre, fillettes ! Et je vous laisserai traverser.

Incapable de parler, Cornélia prit appui sur ses bras faibles pour se décoller du sol. Près d’elle, Blanche reprenait son souffle, roulée en boule.

Il peut y avoir autre chose qu’une lutte, exprima Cornélia. Ma sœur et moi ne sommes pas en guerre. Nous sommes amies et alliées. Peut-être que nous pouvons vous aider…

Un éclair tonna, si proche que son grondement leur concassa les tympans.

IDIOTIES !

Il toucha les haubans du pont, provoquant un arc-électrique qui grésilla dans l’air humide. Cornélia se recroquevilla, le cœur saturé par la terreur ; il lui semblait qu’Orion l’invectivait, sa lance brandie au-dessus d’elle, prête à frapper. Devant elle, Pouet se tassa lui aussi en tremblant. La pluie dégoulinait de sa carapace, dessinant des ruisseaux luisants sur son pelage noir.

Mais si vous pouviez trouver la paix avec votre frère ? demanda désespérément Cornélia. Si on vous aidait ? Vous nous laisseriez passer ?

La paix, c’est la mort ! La mort de l’un ou de l’autre. Il n’y a pas de paix. Il n’y a pas d’alliance !

Le dieu disparut dans un nouvel éclair, réapparut tout près d’eux. Pouet gronda sourdement ; son dard fusa vers lui, brutal et incisif comme une flèche, mais il ne rencontra que le vide. Le dieu venait de se téléporter de l’autre côté. Il les narguait.

Vous ne pouvez m’apporter la paix, petites choses. Ni à moi, ni à mon frère.

Mais il devait bien y avoir quelque chose qu’elles pouvaient exploiter ! Quelque chose d’autre qu’Aegeus… Cornélia dit la première chose qui lui passait par la tête.

Vous préférez les sacrifices ?

D’un élan souple et inhumain, vibrant de force, le dieu bondit sur la corde raide d’un des haubans. Puis il sauta dans le vide, droit vers le fleuve. En l’espace d’un clignement de paupières, il redevint dragon. Un dragon colossal dont le corps d’émeraude s’étendait à perte de vue, suivant le courant tumultueux du Rio Negro. Sa tête auréolée de cascades et de nuages se dressait dans le ciel, projetant son ombre sur Cornélia, Blanche et Pouet.

QUELS SACRIFICES ? JE SUIS QUETZALCOATL, FILLETTE. JE N’AI PLUS DE PEUPLE À SACRIFIER.

Le titan se propulsa vers la voûte céleste d’un puissant battement de queue qui fit trembler toute la ville. Le pont faillit s’écrouler ; le fleuve déborda et des vagues de trois mètres de haut allèrent se fracasser contre les bâtiments et les arbres. Les deux sœurs se cramponnèrent à Pouet, qui s’était jeté sur elles pour les plaquer au sol.

La voix du dieu crépita dans son sillage, réverbérée en milliers d’échos.

AMENEZ-MOI CETTE VOUIVRE. ELLE EST RESPONSABLE DE L’EXTINCTION DE MON PEUPLE – ET DE LA DECHEANCE DE QUATRE DIEUX.


*** 

Beyaz fut le premier à réagir à leur récit.

– Bon.

C’était ce qu’il disait chaque fois qu’ils étaient confrontés aux caprices des immortels. C’était sa façon à lui de conjurer le pouvoir effrayant que ces dieux avaient sur leur vie, de ligaturer leur influence et de passer calmement à la suite. Ils s’étaient regroupés au pied du Berliet en une sorte de réunion de guerre – sans Aegeus. Partout autour d’eux se reposaient les nivées. La chaleur et l’humidité excessive les épuisaient. Même les petits bakus ne jouaient plus. Ils s’étaient couchés les uns contre les autres, entre les racines d’un grand moabi, et on aurait presque pu les croire morts s’il n’y avait eu leurs queues qui remuaient pour chasser les mouches. Ils s’étaient regroupés auprès de l’hippalectryon. Ils veillaient autant sur lui qu’il veillait sur eux ; ils ne voulaient plus qu’il se laisse mourir de faim.

Hagarde, Io s’était assise sur un rebord de trottoir, son pelage moiré de sueur ; des nuages d’insectes venaient se poser aux coins de ses yeux. Elle n’avait même plus l’énergie de les chasser.

Pouet se tenait près de Blanche ; ils ne s’étaient pas quittés depuis leur retour. Au début, elle avait voulu l’étreindre, mais il l’avait repoussée avec agacement, ce qui lui avait brisé le cœur. Il ne voulait plus être traité comme un bébé. Il n’était là que pour assister à la décision qu’allaient prendre les boyards ; il représentait les nivées, à présent.

Une nostalgie chaude et presque douloureuse gonfla le cœur de Cornélia. Il était venu les sauver jusque sur le pont, à travers les nuages d’orage. Malgré tout ce qui s’était passé, il les aimait toujours ; il se sentait toujours responsable d’elles, comme elles étaient responsables de lui. Les mots du Petit Prince n’avaient pas tout à fait disparu.

– Les filles, c’est bien, ce que vous avez fait, dit tranquillement Beyaz. Grâce à vous, on sait comment passer.

Danaé hocha la tête. Perplexe, Cornélia épongea son front humide d’un revers de bras. Que voulait-il dire ? Ils en étaient exactement au même point qu’avant. Ils n’avaient aucun moyen de pression sur les Aztèques ; même la rivalité entre les deux frères ne lui semblait pas exploitable. Elles n’avaient même pas vu Tezcatlipoca, elles ne savaient pas où il se cachait, ni à quoi il ressemblait…

– Comment ça ? demanda Blanche avec précaution. On sait pas comment passer. J’ai loupé un truc ou quoi ?

Près d’eux, Iroël s’était accroupi pour donner à manger aux petits basilics orphelins. En apparence, il ne participait pas à la discussion, et pourtant Cornélia savait qu’il écoutait attentivement.

– Ben, on va donner ce qu’il veut à Quetzalcoatl, fit Danaé en toisant Blanche comme s’il lui manquait une case. C’est évident, non ? Il veut Aegeus. C’est la meilleure chose qui pouvait nous arriver !

Pouet redressa le menton, les yeux rougeoyants. Il avait toujours aimé Aegeus ; c’était d’ailleurs réciproque. Aaron aussi redressa la tête brusquement, comme un reflet humain de la tarasque. Il fit un pas vers Danaé, un pas si menaçant que Beyaz s’interposa aussitôt, la main sur son arme, le front baissé en signe de défi. Une même inspiration heurtée traversa les poumons de Blanche et Cornélia.

– Arrêtez ! s’exclama Blanche.

Aaron cracha par terre :

– Si vous vous approchez d’Aegeus, j’arrache ma peau et je vous dévore tous. Tous ! Je vous broie en entier, je digère vos os et tout le reste. Je suis fait pour ça ! Il restera même pas de quoi vous faire une sépulture.

Un claquement se fit entendre. Celui du Sig Sauer de Beyaz qui venait de le mettre en joue.

– T’es le seul à aimer ce connard. Et on se demande bien pourquoi. Sois réaliste, petit. Il ressemble plus à un boulet qu’à un chef, maintenant. Il sert plus à rien, ni au convoi, ni à personne.

Petit. Jamais aucun boyard n’avait osé appeler Aaron ainsi. Par ce simple mot, il venait d’être rétrogradé tout en bas de la hiérarchie. En bas de tout.

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