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– Il a pas hésité à nous sacrifier, nous, quand il en avait besoin ! jeta Danaé en plissant ses yeux ambrés. Et sans aucun remords ! Il dit toujours que le convoi doit passer, quels que soient les sacrifices. Ben voilà ! Le convoi passera. (Elle désigna les nivées qui les entouraient.) Et tout le monde lui en sera bien reconnaissant.
Iroël les observait en silence. Il avait cessé de s’occuper des basilics ; l’un d’eux lui pinçait le doigt du bout du bec, sans comprendre pourquoi il ne bougeait plus.
– C’est le mieux qui puisse lui arriver, à lui aussi, reprit Beyaz. (Il plongea ses yeux gris dans ceux d’Aaron.) Il est en train de mourir de toute façon. Et il souffre. Mieux vaut que ça s’arrête. J’sais pas ce qu’il a foutu pour exterminer le peuple des Aztèques, mais il devait se douter que ça lui retomberait dessus tôt ou tard.
Le visage d’Aaron était tout entier contracté par la rage. Et la douleur, sans doute, de savoir que le boyard avait raison : Aegeus allait mourir de toute façon. Ils n’avaient pas son orbe pour le soigner, ils ne l’auraient jamais. La vouivre était condamnée depuis le début de leur voyage, et même avant – elle l’était déjà lorsque Cornélia l’avait vu pour la première fois, dans leur monde. La jeune femme serra les poings. Elle détestait Aegeus ; pourtant, lorsque le dieu blanc avait exigé son sacrifice, elle s’était rendu compte qu’elle tenait encore à lui. La contradiction était inexplicable.
Il faisait partie de leur bande, il était l’âme du convoi. Et elle refusait de le jeter en pâture à des immortels, quoi qu’il ait pu faire par le passé.
Dans le silence tendu s’éleva la voix d’Iroël.
– Est-ce que tu lui as dit ? Tu as dit à Aegeus que je n’ai pas son orbe ?
Aaron ne répondit pas. Il détourna la tête seulement, et ce geste sonna comme un aveu.
– Aaron ! s’exclama Blanche sans y croire. T’es sérieux ? Ça fait des plombes qu’on est au courant ! Il pense toujours que…
Qu’il peut guérir ?
De la paume, Aaron écrasa la goutte de sueur qui roulait le long de sa joue. Non. Pas de sueur. Tous se rendirent compte qu’il pleurait. Ils le dévisagèrent ; même Beyaz, médusé, baissa son arme.
– J’peux pas, articula Aaron. J’peux pas. Comment j’aurais pu lui dire ça ? Qu’il est condamné depuis le début ?
Il évita Blanche qui se précipitait pour le prendre dans ses bras. D’un pas vacillant, il se jeta contre Iroël et l’attrapa par le col d’une main de fer.
– C’est à cause de toi, enfoiré ! Tout est arrivé à cause de toi ! Je vais te…
Son souffle furieux, haletant, résonnait comme celui d’un taureau enragé. Blanche s’approcha, muette, sans oser le toucher tant elle craignait qu’il décharge toute sa violence sur Iroël. Toutes les nivées les regardaient à présent.
– C’est à toi de lui dire ! hurla-t-il. À toi, pas à moi ! Moi, j’ai toujours été honnête. Moi, depuis le début je… j’essaie de l’aider…
Les larmes roulaient sur ses joues, inépuisables. Blanche se mit à pleurer aussi. Comme toujours dans ce genre de cas, elle n’était qu’une grosse éponge qui absorbait les émotions des autres. Cornélia soupira intérieurement. C’était à elle de prendre les choses en main. Elle se porta à la hauteur des deux garçons et les sépara d’un geste sec. Aaron ne résista même pas, brisé de l’intérieur. Cornélia les toisa tous les deux, puis les autres boyards.
– Il est hors de question qu’on sacrifie Aegeus !
Sa voix forte les sortit de leur sidération. Pouet avança à ses côtés, bombant le poitrail pour paraître plus gros, comme une sorte de garde du corps XXL qui ferait taire tous ceux qui osaient s’opposer à elle. De nouveau, elle eut cette sensation au creux de la poitrine. Une douloureuse mélancolie. Elle repoussa cette émotion pour crier :
– Il fait partie du convoi comme les autres ! C’est grâce à lui si on est arrivés jusqu’ici. C’est lui qui vous a payés, c’est lui qui a protégé toutes les nivées pendant tout ce temps.
Danaé et Beyaz serrèrent les mâchoires. Mais ils ne s’inclinèrent pas pour autant.
– On n’a pas d’autres solutions, rétorqua Danaé. Aucune piste, aucun moyen de passer. Leur livrer une vouivre à moitié morte, c’est pas cher payé !
– C’est surtout la solution de facilité, rétorqua Cornélia d’une voix cinglante. On va en trouver une autre. On a toujours trouvé jusque-là !
– Ouais, bah il va falloir faire vite, alors ! s’énerva la faunesse. J’vous rappelle que les camions sont quasiment vides. On n’a plus rien ! Epona nous donnera des réserves uniquement si on trouve comment la faire traverser, elle et ses trois mille sujets !
Cornélia inspira entre ses dents. C’était tout le problème. Elle observa les nivées qui les entouraient ; bientôt, ils n’auraient plus rien pour les nourrir.
– Pour la nourriture, c’est facile, dit Blanche d’une petite voix.
Tout le monde se tourna vers elle. Elle essuyait ses larmes, soulevant ses lunettes d’une main tremblante.
– Le matagot. Aegeus peut lui demander ce qu’il veut. De la nourriture, de l’eau… (Sa voix s’affirma.) Il a des limites en termes de quantité, mais si Aegeus lui donne un gigot ou une boîte de conserve, il les démultipliera.
– Quoi ? fit Beyaz. Il peut faire ça, ce truc ?
Blanche lui lança un regard tranchant derrière ses lunettes embuées.
– Ben oui. Il est là pour ça.
Elle leur rappelait ainsi qu’Aegeus était encore leur chef, même s’il n’en avait plus l’air. Il avait encore la main sur un élément crucial du convoi. Il pouvait les nourrir tous et assurer leur survie, alors que les boyards en étaient incapables. Mais comme ils l’avaient tenu à l’écart de tout le fonctionnement du convoi, il n’était même pas au courant qu’ils arrivaient au bout de leurs réserves… La stupidité de leur comportement leur apparut soudain.
– Bon… si vous le dites, alors… maugréa Danaé en passant d’un sabot sur l’autre.
Cornélia félicita sa sœur d’un regard silencieux. D’un revers du poignet, Aaron s’essuya les yeux et inspira profondément.
– Ce sera fait. Je vais lui en parler.
Une nouvelle détermination apparut sur son visage, remplaçant la haine et le désespoir.
– J’ai… reprit Blanche d’une voix hésitante. J’ai peut-être une idée pour vaincre les Aztèques…
Quand tout le monde se tourna vers elle, elle croisa les bras, sur la défensive.
– Mais vous allez encore dire que j’ai pris de la drogue ou que je suis folle.
Malgré elle, un sourire apparut sur les lèvres de Cornélia. Certaines choses ne changeaient pas.
– C’est bon, dis-nous.
– Non, vous allez vous moquer.
Beyaz leva les yeux au ciel.
– On se moquera pas, assura Cornélia. Je te jure. Là, on est un peu à court d’idées, tu vois.
Sa sœur remonta ses lunettes sur son nez, leur faisant à tous un doigt d’honneur sans s’en rendre compte. Ou peut-être que si.
– Bon. Écoutez bien. Et attendez que j’aie fini avant de critiquer, hein !
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