95 - Le masque de loup
***
– Il me faut du blanc, du doré et du vert, dit Iroël sans lever les yeux. Vert vif, comme l’émeraude.
– On va te trouver ça, fit Blanche d’une voix pleine de détermination. Quoi d’autre ?
Elle avait l’air folle de fierté que son plan ait été accepté à l’unanimité, mais aussi envahie d’angoisse à l’idée qu’elle les précipitait peut-être vers la mort. Ce n’était ni plus ni moins que le destin du convoi qui pesait à présent sur ses frêles épaules – et sur celles d’Iroël. Cornélia observait sa sœur du coin de l’œil en se mordillant une lèvre déjà bien abîmée par les coups de stress de la Strate.
Ce plan n’était pas viable. C’était simplement le seul qu’ils avaient sous la main.
Ça va être une boucherie.
Mais ils n’avaient pas le choix. Ils étaient tous assez fous, ou désespérés, pour tenter l’aventure.
– Noir pour Beyaz, répondit Iroël d’une voix égale. Bleu et brun pour Danaé. Vos couleurs. Cherchez vos couleurs.
Accroupi entre les hamacs, il avait vidé son sac sur le sol et étalé tous les plastiques en arc-de-cercle, étudiant ceux qui pouvaient lui servir. Blanche mima un salut militaire, son petit visage froissé par l’anxiété.
– C’est comme si c’était fait !
Dans un crépitement, elle se changea en raijū et fila comme un éclair doré. Les autres montèrent l’échelle les uns après les autres, prêts à se métamorphoser aussi. Cette ville à l’abandon regorgeait de déchets. Ils allaient en arpenter chaque rue jusqu’à trouver ce qu’il leur fallait.
– Attends, Cornélia.
La jeune femme s’immobilisa. Toujours cette froideur venant d’Iroël… Ça durait depuis la mise à mort des kumiho, et ça ne disparaîtrait pas comme ça. Ils n’avaient plus échangé un mot en face à face, ni un regard depuis plusieurs jours. L’amitié du garçon lui manquait, même si elle aurait préféré brûler vive plutôt que de l’avouer.
– J’ai quelque chose pour toi, dit-il.
D’un coup, le cœur de Cornélia battit plus fort. Elle devina ce qu’il allait dire.
– J’ai fini ce qui tu m’as demandé, ajouta-t-il en lui tendant quelque chose.
Il ne la regardait toujours pas, les yeux obstinément posés ailleurs. Dans sa paume, un grand masque noir miroitait doucement dans la lumière.
Le souffle coupé, Cornélia s’approcha doucement. Du bout des doigts, elle saisit l’objet avec délicatesse pour ne pas l’abîmer.
– C’est… murmura-t-elle.
Le masque qu’elle lui avait demandé de réaliser pour un ami. Celui sur lequel il travaillait depuis si longtemps, depuis leur fuite de la ménagerie d’Orion… Elle toucha la grande joue noire, lisse et tiède.
– … c’est un loup ?
La créature était couverte d’un pelage – ou d’un plumage ? – géométrique. Ses orbites étaient étroites, ses oreilles triangulaires. Cornélia tenta de se remémorer ce qu’elle avait dit à Iroël pour lui présenter cet ami qui n’existait pas. Solitaire et loyal, plein d’empathie envers les autres mais toujours à distance… et libre, profondément libre.
– C’est un valraven, marmonna le garçon qui lui tournait le dos à présent.
Assis en tailleur au milieu de ses fragments de masques, il les triait par formes et par couleurs.
– Je sais pas si ça va marcher, prévint-il. Tu verras bien. Ne te fais pas de faux espoirs.
Cornélia inspira avec émotion. Après ce qu’elle avait fait, il se souciait toujours de ses états d’âme.
– Iroël… Cet ami dont je t’ai parlé…
Il eut un geste plein d’impatience ou de rancœur, comme s’il voulait la chasser, mais sans oser vraiment.
– De rien. Maintenant, tu devrais aller chercher avec les autres. Plus vite on aura ce qu’il faut, plus vite je pourrai travailler.
Lorsqu’ils lui avaient soumis le plan, il n’avait rien rétorqué, il n’avait pas rechigné à la tâche. Il était habitué, maintenant, à voir son talent exploité par tout le monde… Cornélia se mordit l’intérieur de la joue. Il pensait sans doute n’être que ça aux yeux des autres : le garçon anormal qui s’occupait des nivées, le technicien qui permettait au convoi d’avancer. Aegeus n’avait pas cessé de l’exploiter au fil du voyage, sans le traiter mieux qu’un chien, et à présent qu’ils prenaient les décisions à la place de leur chef, ils faisaient exactement la même chose. Iroël n’était l’ami de personne. C’était une pièce utile.
– Iroël, il est pour toi.
Le silence s’installa. Elle finit par le briser :
– Le masque. Je me suis inventé un ami pour que tu te doutes de rien. Mais il est pour toi depuis le début.
Toujours dos à elle, Iroël redressa la tête. Elle ajouta précipitamment :
– Il a toujours été pour toi. Je n’ai pas d’ami… (Sa voix faiblit, et elle détourna la tête.) Pas d’autres amis que ceux que la Strate m’a donnés. Toi, et les autres.
Le garçon se tourna vers elle. Quand il se leva, elle recula sans oser le regarder dans les yeux ; elle lui tendit simplement le masque noir, à bout de bras.
– C’était juste pour… pour que tu puisses retrouver tes ailes. Après les archanges…
Elle n’acheva pas. Il avait certainement compris. Lorsqu’il saisit le masque, elle releva fugitivement le regard ; une émotion très forte brûlait dans ses yeux à lui, mais elle ne parvint pas à la reconnaître. Peut-être qu’elle n’avait pas de nom.
– Pour… moi ? dit-il dans un souffle.
– Je sais pas si ça va marcher, prévint-elle. Tu verras bien. Ne te fais pas de faux espoirs, hein.
Il leva les yeux et, enfin, leurs regards se croisèrent. Une ombre de sourire échappa à Iroël, vite chassé par la larme qui roula le long de sa joue. Il serra le masque contre son cœur. Une deuxième larme apparut. Cornélia aurait voulu fuir plutôt que de le voir pleurer, mais ses jambes étaient tétanisées. Elle ne pouvait pas bouger.
Ne pleure pas toi aussi, se morigéna-t-elle. Retiens-toi. Ne fais pas l’éponge comme Blanche.
– Tu veux pas l’essayer ? suggéra-t-elle. On sera fixés, comme ça.
Une nouvelle émotion flamba dans les yeux noirs d’Iroël et cette fois, elle la comprit. C’était la peur.
– Mais si ça ne marche pas ? souffla-t-il.
Ses mots la frappèrent comme un uppercut dans le ventre. Il était terrifié à l’idée d’essayer. Qu’avait-elle fait ? Elle avait rouvert une plaie cicatrisée depuis longtemps. Elle lui agitait un gros morceau d’espoir sous le nez, qu’il n’osait pas saisir de peur d’être brisé de nouveau.
– Il faut essayer, chuchota-t-elle. T’as plus le choix, maintenant.
Ce garçon n’avait presque rien. Il n’avait ni sentiment, ni famille, ni avenir ; il n’avait pour lui que sa magie d’artisan et sa nature de demi-archange, qui l’avaient plus détruit qu’autre chose. Avec ce masque, les deux seules choses qu’il possédait entraient en collision.
Derrière lui, à l’arrière-plan dans la pénombre des hamacs, Cornélia distingua Aegeus qui les fixait de son regard reptilien. Les écoutait-il depuis le début ? À quoi pensait-il ? D’un coup, elle réalisa qu’il avait vécu la même chose. Iroël lui avait proposé un masque qui aurait pu lui permettre de renouer avec sa vraie nature, de panser ses plaies… Aegeus avait-il craint l’immense déception, le désespoir qui s’ensuivrait si jamais le masque n’avait pas l’effet escompté ? Il avait refusé ce choix. Il avait préféré rester lui-même, avec ses douleurs et sa maladie, plutôt que de saisir ce morceau d’espoir…
Iroël fit le choix inverse.
Lorsqu’il plaqua le masque sur son visage, Cornélia recula doucement. Elle ne savait pas ce qu’était un valraven. Quelle taille faisait-il ? Risquait-il de les mettre en danger, Aegeus et elle ?
Quand Iroël tomba à genoux, secoué par des spasmes intenses, le cœur de Cornélia fit un bond.
Ça fonctionne !
Un bruit sourd retentit quand la tête d’Iroël heurta le sol métallique de la benne. Il avait perdu conscience. Cornélia regarda quelque chose pousser sous ses cheveux, les faisant tomber par poignées. Des plumes. Aussi noires que l’avait été sa chevelure. Ses os craquèrent, ses articulations se disloquèrent ; le plumage de nuit se propagea sur tout son corps comme une vague. Ses bras s’allongèrent, ses phalanges se déployèrent et s’étirèrent. Elles grandirent. Grandirent encore… Cornélia recula une nouvelle fois. C’étaient des ailes qui prenaient forme sous ses yeux. Des ailes de deux mètres. Puis trois… Puis bien davantage. Le cœur de Cornélia lui martelait les côtes à présent, fou d’espoir.
Ça marche vraiment !
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