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La créature qui avait été Iroël ouvrit les yeux. Ils étaient d’un brun mordoré, presque jaune. Lorsqu’il leva la tête, Cornélia se précipita près de lui. Une odeur fauve se dégageait de son plumage. Chien sauvage, humus et forêt. Cornélia n’avait jamais marché dans une toundra du grand Nord ; pourtant, elle en reconnut l’odeur.

Iroël tressaillit. Il n’avait plus de visage humain, mais une gueule de loup aux yeux effilés comme ceux du masque, aux oreilles triangulaires frangées de poils épais. Ses ailes battirent doucement contre le sol ; ses pattes s’agitèrent convulsivement. Des pattes géantes de corbeau ou de charognard, dont les grandes serres grincèrent contre le fond de la benne.

– Ça va ? murmura Cornélia. Comment tu te sens ?

Elle avait parlé très bas, sachant que l’ouïe surnaturelle de certaines créatures pouvait prendre un simple murmure comme une agression. Iroël leva sa grosse tête de loup ; ses plumes soyeuses semblaient avaler la lumière. On le distinguait à peine dans les ombres. Il releva les babines, claqua des mâchoires. Ses oreilles pivotèrent vers Cornélia, avec un peu de retard.

– Qu’est-ce que t’es devenu, mon vieux ? chuchota-t-elle. Un gros piaf avec de grandes dents ?

On aurait dit un gigantesque corbeau affublé d’une tête de loup. Lorsqu’il leva ses ailes démesurées, une bourrasque traversa toute la benne ; les cheveux de Cornélia lui fouettèrent la figure, les hamacs environnements s’agitèrent. Son envergure était aussi large que le Berliet lui-même. Il les rabattit une fois, puis deux, décoiffant toujours plus Cornélia qui se tenait les cheveux à deux mains. Il avait l’air de mieux maîtriser ses ailes que le reste de son corps. Grâce à des souvenirs de son enfance ? En tremblant comme un oisillon, il se hissa lourdement sur ses pattes. Ses yeux d’ambre se levèrent vers la bâche qui le séparait du ciel.

– Euh, fit Cornélia, on va attendre avant de te faire voler, hein. Parce que c’est un poil dang…

D’un coup d’ailes, il se propulsa vers les cieux dans une poussée formidable, arrachant toute la bâche avec un bruit qui claqua comme une détonation. Brusquement aveuglée par les soleils de la Strate, Cornélia mit une main en visière. Elle suivit des yeux la bâche qui s’envolait au loin comme un parachute sombre, puis retrouva la silhouette d’Iroël alors qu’il montait haut, toujours plus haut…

– …gereux. Bon.

Un sourire apparut sur ses lèvres, et une très forte émotion lui emplit toute la poitrine. Son cœur lui semblait prêt à éclater.

– Ça, c’est fait.

Les mains sur les hanches, elle contempla cet oiseau noir qui avait retrouvé le chemin des nuages.


***


À deux kilomètres de là, Blanche zigzaguait dans les rues, s’arrêtant chaque fois qu’elle voyait briller un éclat doré. « Vos couleurs » avait dit Iroël. Pour l’instant, elle avait surtout trouvé du jaune, et n’étant pas très sûre que la nuance était la bonne pour représenter le raijū, elle prenait tout ce qu’elle pouvait. Au pire, Iroël en jetterait la moitié.

Elle avait trouvé un sac plastique et le traînait comme un étendard, l’anse dans la bouche, pour y mettre tous les bouts de plastique qu’elle dénichait. Alors qu’elle hésitait devant un flacon de gel douche qui arborait une intéressante nuance jaune pipi, une ombre la recouvrit. Elle leva les yeux…

Ça alors !

Une grande nivée la survolait, haute en altitude, les ailes déployées comme celles d’un aigle en chasse. Elle était sombre comme la nuit. Blanche ressentit une pointe d’euphorie à sa vue. C’était la toute première créature qu’elle croisait chez les Aztèques, à part les tzitzimime. Il y avait de la vie ici ! La tête levée, elle contempla le grand oiseau noir qui louvoyait à travers les rais du soleil. Elle décida de le voir comme un signe d’encouragement de l’univers.

On va s’en sortir. On peut s’en sortir !

Avant qu’il s’en aille, elle eut l’impression de le voir agiter la pointe d’une aile, comme pour lui faire un signe.


*** 

Cornélia craignait qu’Iroël ne revienne jamais. Après tout, il ne devait rien au convoi, bien au contraire. Peut-être allait-il se laisser envoûter par le ciel et oublier leur plan, oublier jusqu’aux nivées…

Mais lorsqu’elle rentra, forte de deux sacs remplis de déchets en plastique, elle le trouva dans la benne du Berliet, sous forme humaine, en train de travailler sur un établi de fortune, comme si rien ne s’était passé. Près de lui se tenaient Blanche et Danaé, qui lui montraient leur récolte. Les yeux d’Iroël sourirent en la voyant ; il mima un chut en posant un index sur ses lèvres, avant de se replonger dans son travail.

Cornélia se le tint pour dit. Lorsqu’elle vint se placer à leurs côtés, Danaé lui demanda pourquoi elle souriait bêtement, mais elle noya le poisson en parlant des couleurs de déchets qu’elle avait réussi à trouver.

– Ça ira, dit Iroël dix minutes plus tard, lorsqu’ils lui eurent tous rapporté leur récolte. On aura assez pour un masque chacun.

– Tiens, lança Blanche en posant un tas d’emballages noirs devant lui. Il y a ça aussi. C’est pour Pouet.

Cornélia se tourna vers elle dans un sursaut.

– Pouet ? Tu rigoles ou quoi ? C’est à nous de faire ça. Il participera pas, c’est hors de question !

Blanche soupira.

– Mais il veut nous aider. C’est lui qui a insisté et c’est lui qui est allé chercher ce qu’il fallait. (Elle glissa un coup d’œil gêné vers sa sœur.) Il fait ça pour les nivées. On peut pas lui refuser…

Cornélia prit sa tête entre ses mains, soufflant avec exaspération.

– Non, non. Je refuse de le mettre en danger comme ça.

Du coude, elle poussa Iroël.

– Dis quelque chose, toi !

À sa grande surprise, il n’avait pas l’air en colère.

– On aura besoin de toute l’aide possible, dit-il. On devrait même demander au wolpertinger.

Quoi ? s’exclama Cornélia. T’es sérieux, là ?

Beyaz semblait pensif.

– C’est une bonne idée. Elle est plus forte que nous tous réunis.

Les poils dans la nuque de Cornélia se hérissèrent.

– Vous êtes complètement dingues ! C’est pas à eux de faire ça. C’est à nous de…

Un gros bruit métallique fit trembler la benne, lui coupant la parole. Quand ils se retournèrent, ils tombèrent sur Pouet qui avançait vers eux en poussant les hamacs de son large poitrail. La tarasque était si encombrante que le camion, pourtant spacieux, sembla rétrécir.

– Cornélia, dit Iroël. Bien sûr que si, c’est à eux. (Son regard se planta dans celui de la jeune femme.) Tout est à eux, ici. C’est leur vie. C’est leur convoi. Tu les crois moins forts que les humains, ou trop bêtes pour pouvoir suivre un plan ?

– Ce n’est pas ça… bredouilla-t-elle.

Iroël soupira.

– Il est assez grand maintenant pour comprendre les risques.

Pouet s’arrêta devant elle, énorme et splendide, empreint d’une force tranquille. Elle dut lever la tête pour le regarder dans les yeux.

Cornélia. Mon choix.

Il se pencha vers elle et lui souffla dans les cheveux, avec une telle affection qu’elle sentit les larmes monter.

Mon destin. Mon peuple.

Elle garda le silence un long moment, cachant son émotion. Puis elle se détourna.

– Bon. Au travail, alors.

***

Iroël œuvra d’arrache-pied pendant deux jours d’affilée, prenant de brèves pauses pour dormir et avaler de menus repas. Cornélia et Blanche se relayaient pour lui apporter à manger. Grâce au matagot, ils avaient obtenu dix kilos de viande séchée le premier jour, puis dix rations militaires. Chaque soir, ils lui donnaient un exemplaire de l’objet à dupliquer, et le matin suivant il leur en ramenait dix autres. Ce n’était pas suffisant, mais cela permettait de garder la situation sous contrôle. Ce n’était pas voué à durer, de toute manière.

Bientôt, soit ils seraient tous morts, soit ils auraient triomphé.

Le soir du deuxième jour, ils réussirent à trouver une bouteille en plastique qui traînait dans une rue, la remplirent d’eau – à peu près – potable et la confièrent au matagot. Tôt le lendemain, Cornélia trouva son coffre entrouvert, débordant de bouteilles d’eau minérale encore étiquetées. Les avait-il volées dans un magasin du monde réel ? Elle aurait payé cher pour voir la tête du caissier.

– Il y en a treize, remarqua-t-elle. Vous avez perdu votre calculette aujourd’hui ?

Le diablotin prit un air offusqué.

– C’est un don, fillette ! Mais cela m’apprendra à me montrer généreux !

D’un bond, il alla se percher sur l’établi d’Iroël, qui le regardait d’un mauvais œil.

– Le contrat stipule que je suis libre de donner ce que j’estime juste, expliqua-t-il d’un air supérieur. La quantité habituelle est d’une dizaine, mais je peux la dépasser si je veux !

– Wahou, commenta Cornélia. C’est très gentil. Mais que nous vaut cet excès de générosité ?

– Humph ! Vous m’amusez avec votre petit projet. Je ne veux pas que vous mouriez de soif avant de l’avoir mené à bien !

Ce disant, il poussa l’un des masques du bout de sa petite patte, droit vers le bord de l’établi. Iroël le rattrapa de justesse avant qu’il tombe.

– Arrêtez de toujours faire tomber des trucs ! le réprimanda Cornélia. C’est chiant, à force.

– Pff ! Je suis un chat, ma petite !

Il sauta par terre et s’éloigna, la queue en forme de point d’interrogation.

– Je m’en vais, vous m’ennuyez. Je reviendrai quand vous serez aux portes de la mort.

Cornélia haussa les sourcils. Venant de lui, c’était presque affectueux. Iroël grommelait à voix basse – elle comprit les mots « Diable » et « insupportable ». Lorsqu’elle s’approcha, il s’était déjà remis au travail, le front ridé par la concentration. Elle fit traîner son regard sur le bazar de l’établi, recouvert de lambeaux de plastique et de bouts de masques agencés comme des pièces de puzzle.

– T’as bientôt fini ?

En guise de réponse, il repoussa toute une pile de plastiques, en tira un masque et le lui fit passer. Le souffle de Cornélia se coupa.

C’était le sien, elle le reconnut du premier coup d’œil. Il était terminé.

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