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Il était si imposant qu’elle devait le tenir à deux mains. Iroël lui avait insufflé une sorte de brutalité, de violence au travers de ses lignes franches et ses angles mal taillés. Ses autres masques avaient toujours ressemblé à des bijoux d’horlogerie, minutieux et délicats, mais celui-là était d’un autre genre. De l’index, elle suivit la découpe de la coiffe de la tzitzimitl, d’un doré parsemée de plumes émeraude. Ce n’était plus tout à fait la même. Cornélia connaissait par cœur les lignes de son masque habituel, mais celui-ci n’était pas une banale copie. C’était une autre tzitzimitl. Un monstre rude et massif.
Un titan prêt à piétiner le monde.
– On a un problème, dit alors Iroël. Je pense pas qu’ils vont fonctionner.
Seul un silence stupéfait lui répondit. Devant le regard de Cornélia, il ajouta :
– Enfin si, ils fonctionneront, mais ce sera pas assez. Je… Ils ne vous rendront pas assez forts.
Il se passa une main sur le visage, et tout son épuisement jaillit au grand jour.
– Je n’y arrive pas…Je suis désolé. J’ai fait ce que j’ai pu. Mais on n’a pas assez de temps, et… je crois que… j’en suis juste pas capable.
Une larme discrète brilla sur sa joue. Paralysée, Cornélia la regarda couler jusqu’à son menton. Voir Iroël dans cet état la heurtait bien plus que ce qu’il venait de dire. Parfois, elle avait l’impression d’avoir le cœur épineux et dur, d’être incapable de réconforter les gens qu’elle aimait… il le fallait pourtant. Elle finit par ouvrir les bras et l’attirer dans un câlin maladroit. Le jeune homme enfonça son visage dans son épaule.
– Tu travailles comme un forcené depuis quarante-huit heures, Iroël ! tempêta-t-elle. C’est normal que tu sois au bout du rouleau. (Elle baissa d’un ton, souffla dans les mèches noires qui venaient lui gratouiller le nez.) Et même si tu n’y arrives pas, c’est pas grave. On saura que tu as tout donné. Tu te donnes toujours tellement !
Une toux qui ressemblait à un rire résonna derrière eux. Aegeus. Quand Cornélia glissa un œil dans sa direction, elle le trouva agrippé aux rebords de son hamac. Il les fixait. Quand sa toux s’acheva, une mèche entière de ses cheveux blonds se détacha de son crâne et alla se poser par terre. Une flaque dorée commençait à se former sous son hamac.
Il faudra ramasser ça, songea Cornélia en essayant de se convaincre que cette vision ne lui faisait rien, que ses tripes n’étaient pas en train de se tordre.
C’est voué à l’échec depuis le début, fit Aegeus. C’est évident.
D’un coup de menton hautain, il désigna l’établi.
C’est Blanche qui a eu cette idée grotesque. Je me trompe ?
Personne ne l’avait tenu au courant de leur rencontre avec Quetzalcoatl, ni de ce que le dieu blanc avait réclamé en sacrifice.
– Oui, c’est l’idée de Blanche, maugréa Cornélia.
Un sourire sardonique étira la peau crevassée de la vouivre.
Sérieusement, les filles ? Foncer dans le tas et vous battre contre des dieux ? D’habitude… (Il s’interrompit, la respiration sifflante.) D’habitude, vous êtes plus malignes que ça.
– C’est pas des dieux, répliqua Iroël d’une voix étouffée par l’épaule de Cornélia. Les humains les ont pris pour des dieux, c’est différent. Ils ont des croyances, comme tout le monde. (Sa voix baissa.) Et tout ce qui a des croyances peut être détruit par elles.
– On n’a pas d’autre plan, d’accord ? renchérit Cornélia. C’est facile de juger du haut de ton hamac. Tu nous as donné aucune piste viable. Aucune ! Alors nous, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.
Aegeus se tourna vers elle, passa une jambe au-dessus du hamac, puis une autre ; un instant, elle crut qu’il allait se lever. Mais il resta assis là, incapable d’aller plus loin. Ce simple geste l’avait essoufflé.
Vous n’êtes pas de taille. Ce ne sont pas ces petits masques qui vous rendront assez forts. Il vous faudrait l’essence de Quetzalcóatl et Tezcatlipoca eux-mêmes.
Cette dernière phrase l’intrigua, mais avant qu’elle ait eu le temps de le questionner, il ajouta :
Arrêtez les conneries. Donnez-leur ce qu’ils veulent.
Iroël détourna la tête, s’écarta de Cornélia. Celle-ci fronça les sourcils.
– Comment ça ?
Aegeus lui adressa un sourire de pur défi.
Allez. Je suis infirme, pas stupide. Je sais ce qu’ils ont demandé. Je sais qui ils exigent.
Cornélia hésita, prise de court. Elle le fixa alors qu’il continuait :
C’est moi qu’ils réclament. Pas vrai ?
Un instant, elle songea à nier. Mais pour quoi faire ? Au lieu de ça, elle attaqua.
– Qu’est-ce que tu leur as fait ? Quetzalcoatl a dit que t’étais responsable de leur extinction.
Aegeus rit du nez.
Je n’étais pas seul. Mais je suis le dernier en vie, et il faut qu’il y en ait un qui prenne pour tous les autres. (Ses yeux diamantins transpercèrent ceux de Cornélia.) Tu veux vraiment savoir ?
Elle poussa un grognement qu’il interpréta comme un oui.
Que s’est-il passé vers 1520 ? (Une toux violente le laissa exsangue et hors d’haleine.) Que disaient… tes cours… d’histoire ?
– J’en sais rien. Je suis nulle en histoire. Je détestais retenir toutes ces dates !
Alors… je vais te le dire. De 1519… à 1522… l’Espagne lance ses conquistadors… à l’assaut de l’Amérique. Et le plus célèbre d’entre eux… était…
– Hernán Cortés, dit Iroël.
Cornélia lui jeta un coup d’œil intrigué. Elle aussi connaissait ce nom ; mais il l’avait prononcé avec un dégoût particulier. Aegeus sourit. Ce sourire n’atteignait pas ses yeux.
Oui. Tu l’as connu… toi aussi, hein ? Il est devenu presque immortel, et il a fait parler de lui… dans la Strate aussi. Mais c’était… il y a longtemps.
– Et donc ? relança Cornélia. Je vois le rapport avec les Aztèques, mais pas avec toi.
Aegeus tenait quelque chose dans son poing serré ; elle reconnut la couleur bleue caractéristique qu’elle avait déjà remarquée.
Voyons, Corny. Comment est surnommé Quetzalcóatl ?
Et d’un coup, elle se souvint de cet objet. C’était le porte-clé Léviator de Blanche. Quand Aegeus bougea, elle aperçut la petite tête laide du Pokémon qui dépassait entre ses phalanges, avec sa gueule grande ouverte et son regard furieux.
Blanche en avait fait cadeau à Aegeus ? Cornélia n’aurait jamais imaginé quelqu’un comme lui avec ce genre d’objet.
– Le serpent à plumes, murmura-t-elle.
Exact, exprima-t-il en haussant ce qui restait de ses sourcils. Vois-tu… les vouivres ressemblent justement à des serpents géants à plumes.
Cornélia savait à quoi ressemblait une vouivre. Elle l’avait vu, lui, dans la projection d’Homère ; elle avait vu son passé. Mais il ne devait pas le savoir. Alors elle badina :
– Je vois pas de plumes. T’as surtout l’air d’avoir des écailles, comme tous les dragons.
La beauté de ma race est en partie due au fait que nous avons les deux, rétorqua-t-il avec une certaine hauteur dédaigneuse. Bref, peu importe. En 1520, je vivais dans le sud de la France. Il ne restait déjà plus beaucoup de vouivres. J’étais peut-être la dernière. Et les Espagnols, malheureusement pour moi… ont appris qu’il existait une créature qui répondait trait pour trait à la description de « serpent à plumes ».
Alors Cornélia comprit. Les mots d’Iroël lui revinrent en tête.
« Tout ce qui a des croyances peut être détruit par elles. »
Les conquistadors avaient trouvé le moyen parfait pour détruire l’empire aztèque. Ils avaient déniché un faux dieu pour susciter la peur ou la dévotion… Le « Quetzalcoatl Blanc ». Elle s’était demandé si ce surnom était une coïncidence… Ce n’en était pas une.
– Ça a marché ? demanda-t-elle simplement.
Un rictus tordit les lèvres d’Aegeus.
Que disent les livres d’Histoire ?
– Ok, ça a marché.
Aegeus inclina la tête.
Cortés a parfaitement réussi à maîtriser les Aztèques. Il est passé d’une ville-État à une autre, nouant des alliances, dressant les chefs Aztèques les uns contre les autres, fomentant des trahisons et livrant bataille. Il était parti d’Espagne avec sept cents soldats et une vouivre à moitié morte, enchaînée à fond de cale… Un an plus tard, il avait des milliers de combattants indigènes et un dieu en sa possession.
Il utilisait la langue sans mots d’une façon très neutre, sans émotions.
Quand il fallait user de la peur, il m’exhibait devant les chefs ennemis et me tranchait la queue. Il avait inventé toute une mascarade, avec des filets et des chaînes pour faire croire qu’il me tuait. Les Aztèques s’agenouillaient et pleuraient. Ils ne savaient pas que j’étais trop précieux pour que Cortés me tue, et que ma queue repoussait sans trêve. Tous les matins, il me faisait couper les ailes pour faire illusion, car le vrai Quetzalcóatl n’a pas d’ailes.
Cornélia inspira entre ses dents serrées.
Quand il devait jeter son armée contre une nouvelle ville-État, il me plaçait en hauteur, derrière les lignes de front, de façon à ce que les Aztèques voient leur propre dieu prendre position contre eux. (Il eut un sourire bref.) Imagine leur terreur ! Et quand il fallait user de diplomatie, il avait d’autres mises en scènes plus subtiles, pour leur faire croire que leur dieu approuvait les conquistadors. Je crois que toutes les villes-États ont eu une version différente de moi. Mais ce n’était jamais la vraie.
Cornélia s’appuya sur le coin de l’établi d’Iroël, pour garder contenance plus qu’autre chose.
– Comment tu as réussi à t’en sortir ?
Il sourit sombrement.
C’est Quetzalcóatl qui m’a sauvé, sans le savoir. Un jour, il s’est rendu compte que son peuple était en train de changer, de se soumettre. Puis il a découvert la supercherie. Et lorsqu’il est apparu pour punir les conquistadors, j’ai profité du chaos. Je me suis traîné jusqu’à la porte la plus proche et je suis entré dans la Strate.
Ses yeux s’étrécirent.
J’aurais voulu tuer Cortés sur le champ, mais il a fallu que j’attende longtemps – plus de trois siècles – avant de pouvoir le retrouver dans la Strate et lui faire enfin payer.
Il fit tourner le Leviator entre ses mains, puis lui tapota le museau du bout du doigt, comme s’il venait de parler de la météo.
Depuis lors, Quetzalcóatl et Tezcatlipoca me haïssent.
La colère envahit Cornélia.
– C’est Cortés qu’ils auraient dû haïr ! Toi, t’y étais pour rien.
Il lui jeta un coup d’œil surpris.
Quelle naïveté. Tu ressembles à ta sœur, parfois. Tu crois qu’ils se soucient de ce genre de subtilités ? Leur précieux peuple a disparu avec tout leur empire et leurs sacrifices. Ils se moquent de la vérité. Ils veulent juste m’écorcher vivant.
Il se redressa.
Alors je le redis : s’ils m’ont exigé en paiement, j’irai à leur rencontre. Le convoi est si proche de la porte de sortie, je ne vous suis plus d’aucune utilité de toute façon. (Son visage se durcit.) Mais je demande une chose, une seule chose, avant de m’en aller les trouver.
Son regard fila vers Iroël.
Mon orbe.
Cornélia et Iroël se crispèrent en même temps. Il n’y avait pas d’orbe. Et c’était apparemment le moment de le lui avouer. La jeune femme échangea un regard lourd de sens avec Iroël.

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