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– Pourquoi tu veux y aller ? lança-t-elle en cherchant désespérément un moyen de couper court à la conversation. Tu veux te sacrifier ? T’es sérieux, là ? Tu joues au grand seigneur, après toutes les saloperies que tu nous as faites pendant le voyage ?

Une expression diabolique lui répondit. Avec ce rictus sur son visage déformé, Aegeus avait l’air d’un démon livide.

Je n’ai pas fait tout ce chemin et tous ces sacrifices pour rien. Le convoi arrivera au terme du voyage. Avec ou sans moi.

– Mais pourquoi ? s’énerva-t-elle. On a trouvé une autre solution. Je suis sûre que ça peut marcher. (Elle enjolivait légèrement la réalité en disant ça.) T’as pas besoin de te sacrifier !

La vouivre l’étudia de son regard mordant, presque corrosif – le regard d’un grand prédateur. Cornélia se souvint de ses lèvres contre les siennes, froides et fougueuses.

T’as toujours pas compris, hein, Corny ? Tu crois que je fais tout ça pour quoi ? Par bonté d’âme ? Par amour de mes semblables ?

– Venant de toi… bougonna-t-elle. Non, mais…

Mais il mettait le doigt sur une question qu’elle se posait depuis bien longtemps. Devant son air déconfit, il éclata d’un simulacre de rire qui le rendit encore plus inhumain.

Peu importe. Tu ne comprendrais pas, de toute manière. (Il se tourna vers Iroël.) Rends-moi mon orbe, fils de chien !

Avec lenteur, Iroël se redressa de son établi, sans rien dire. Tous les poils de Cornélia se hérissèrent. Ils y étaient. Il allait enfin avouer la vérité à celui qu’il avait trompé si longtemps…

Le pacte devait s’arrêter à la fin du voyage, siffla Aegeus qui mésinterprétait son hésitation. Tu ne crains plus rien de moi, de toute manière. Regarde à quoi tu m’as réduit !

Très lentement, il posa ses deux pieds sur le sol, puis parvint à se mettre debout. En équilibre instable, il fit un pas vers eux. Puis un deuxième. Une vouivre n’avait pas de pieds ni de pattes ; son corps véritable cherchait donc à les faire disparaître, et sous la pression, ses orteils s’étaient presque résorbés. Ses chevilles s’étaient tordues de façon inhumaine, le forçant à marcher sur deux pieds bots, dans les bruits sourds de l’articulation qui frappait le sol. Cornélia et Iroël détournèrent les yeux devant cette vision insoutenable.

Regardez-moi ! exprima Aegeus avec tout son corps. C’est un peu tard pour jouer les vierges effarouchées.

Il fit un autre pas en avant, en tremblant comme un vieillard ; Cornélia se fit violence pour ne pas aller l’aider. Cela n’aurait fait que l’enrager davantage.

Regarde-moi, hijo de puta. (Il s’appuya de tout son poids sur l’établi, le faisant vaciller.) Mon orbe. Contre la survie du convoi. Epona vous accompagnera jusque dans les vingt-quatre heures ; tu n’auras plus rien à craindre de moi.

C’était la deuxième fois qu’il utilisait ces mots exacts. Cornélia sentit sa nuque se mouiller de sueur. Il mentait, c’était évident. Elle se souvenait très bien d’autres mots qu’il avait prononcés, en un autre lieu…

« J'en ai connu, des braconniers, et je sais comment ils finissent ! Je l'emporterai avec moi dans la tombe. »

Il se pencha, forçant Iroël à croiser son regard. Son expression devint mielleuse ; l’éclat de ses yeux, déjà surnaturel, se fit ensorcelant. Malgré son apparence repoussante, il sembla presque aussi séduisant qu’avant.

Donne-moi mon orbe, artisan. Donne-le moi.

Cornélia avait l’impression de voir un serpent à sonnettes, ou un séraphin focalisé sur sa proie. Mais celle-ci, loin de se laisser hypnotiser, redressa le menton.

– Je n’ai pas ton orbe. Je l’ai jamais eu. C’est Judas qui te l’a volé, sur les ordres d’Échidna et Actéon.

Aegeus se pétrifia. Tout son charme retomba, le laissant apparaître tel qu’il était vraiment : souffreteux, tordu et déformé par la maladie, les doigts recourbés en forme de serres. Dans sa main, le Leviator en plastique se brisa dans un bruit d’os qui casse.

– Il a été détruit, poursuivit Iroël. Échidna s’en est assurée. Moi, j’ai juste… (Il passa une main sur sa nuque, détourna les yeux.) J’ai juste menti. J’ai menti parce que j’avais besoin de toi.

Cornélia avait souvent pensé à cet instant. Il lui avait donné des insomnies. Elle avait imaginé en long et en large la pitié qu’elle ressentirait pour Aegeus, ainsi que toutes les nuances de son expression à lui : la trahison, la haine, la stupeur. La compréhension subite qu’il était condamné. Que plus rien ne pouvait le guérir. Puis la peur de la mort, peut-être…

Il n’y eut rien de tout cela. Aegeus n’exprimait rien. Seules ses pupilles s’étaient rétractées en têtes d’épingle. C’était comme si les mots d’Iroël avaient fauché le peu d’humanité qu’il restait encore en lui. Il ne restait que l’enveloppe extérieure – le serpent à sonnettes. L’intérieur était vide.

Cornélia, immobile, ne parvint même pas à ressentir de la pitié pour ce qu’il était devenu.

– Je suis désolé, murmura Iroël. J’avais besoin de ce convoi. Les nivées en avaient besoin.

Centimètre par centimètre, Aegeus se redressa. Vertèbre par vertèbre, il déplia son dos courbé jusqu’à surplomber Iroël. Ses yeux étaient toujours d’une fixité effrayante.

L’instinct de la tzitzimitl hurla soudain en Cornélia.

Danger !

Avec une fulgurance dont il n’aurait plus dû être capable, Aegeus faucha le masque noir qui dépassait de l’établi – le masque d’Iroël en forme de valraven. Il le plaqua contre le visage du garçon avec une violence inouïe. La tête d’Iroël partit en arrière, mais avant qu’il n’ait pu se débattre, la métamorphose avait commencé. Il fit un pas désordonné, s’écroula par terre. Son corps commençait déjà à convulser. Aegeus repoussa l’établi, qui bascula par terre dans un vacarme de tous les diables ; tous les masques se déversèrent au sol. Puis, d’un pas lent, il s’approcha d’Iroël.

Tu vas voir, dit-il. Tu vas voir. Tu vas voir.

Il n’avait plus aucun contrôle de lui-même ; c’était comme si son corps s’exprimait seul. Cornélia voulut intervenir, mais elle ne pouvait qu’observer la scène, paralysée. Tous ses muscles s’étaient contractés.

Tu vas voir ce que ça fait. Tu vas voir ! Tu vas voir, continuait de répéter Aegeus dans une litanie sans fin.

Iroël en était à mi-chemin de sa métamorphose lorsqu’Aegeus lui saisit la tête à deux mains.

Non ! hurla Cornélia en silence.

Aegeus arracha la moitié du masque noir, d’un geste sec qui fit le même bruit qu’une déchirure. La transformation s’arrêta aussitôt. Et ce qui s’ensuivit fut la chose la plus laide que Cornélia ait jamais vu.


*** 


Coincé entre deux états, le corps d’Iroël essaya désespérément de retrouver sa forme naturelle. La peau de son visage se boursoufla pour rejeter la moitié de masque noir encore collé ; mais celui-ci y adhérait déjà parfaitement. Le plumage de son dos s’éparpilla par poignées, avant de pousser de plus belle. Ses bras, changés en ailes imparfaites, perdaient et retrouvaient des plumes tour à tour. Des serres énormes transpercèrent l’une de ses chaussures.

La sidération de Cornélia disparut. Elle put enfin se précipiter vers Iroël. Entre ses mains, son visage lui parut glacé, mouillé de sueur. Du bout des ongles, elle chercha la bordure du masque sur sa joue droite. Mais elle n’y parvenait pas. Ses doigts ripaient sur la peau dure du valraven ; le masque avait disparu, changé en duvet noir.

– Iroël !

Les yeux du garçon s’entrouvrirent. L’un était jaune, la pupille fixe comme celle d’un corbeau ; l’autre était encore humain.

– Réveille-toi !

Elle l’attrapa par les épaules, le secoua, avant de réaliser qu’elle agissait comme une démente. Son corps battait à tout rompre, terrorisé. Peut-être que rien de tout cela n’était irrémédiable ; elle pouvait encore arranger la situation. Elle pouvait encore réparer les choses…

– Aegeus !

Elle se tourna vers lui, les poings serrés.

– Donne-moi l’autre moitié !

C’était lui le vrai dément. Dans les rais de lumière qui tombaient de la bâche, il apparaissait blafard, les yeux caves, habité par sa vengeance. Ses dernières mèches de cheveux glissèrent lentement au sol. Sous les yeux de Cornélia, il leva la moitié restante du masque et la déchira lentement. D’abord en deux, puis en quatre ; puis en huit, compulsivement, comme s’il ne parvenait plus à s’arrêter.

– Non !

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