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Les larmes vinrent aux yeux de Cornélia. Elle se retourna vers la forme sombre d’Iroël, brouillonne et insensée comme un croquis d’artiste dérangé. Le garçon avait refermé les yeux. Les quelques doigts qui lui restaient, sur l’articulation des ailes, s’ouvraient et se fermaient spasmodiquement. Cette vision parut intolérable à la jeune femme. Elle s’en détourna et contempla ce qu’était devenu Aegeus.
Tu vas voir, continuait-il de répéter sans fin en déchirant des morceaux de plastique de plus en plus petits. Tu vas voir. Tu vas comprendre. Tu vas voir ce que ça fait !
La pitié et la colère se déversèrent en elle à parts égales. Il était aussi à plaindre qu’Iroël. Elle se laissa glisser à genoux, par terre, parmi les plumes noires du valraven. D’un coup, elle se sentit plus épuisée qu’elle ne l’avait jamais été. Les derniers morceaux de plastique noir allèrent s’éparpiller sur le sol. Alors la frénésie d’Aegeus prit fin. Avec difficulté, il s’avança vers elle. Ils se toisèrent un long moment. Cornélia n’avait même plus envie de pleurer. C’était une hécatombe.
– Pourquoi t’as fait ça ? articula-t-elle d’une voix rauque.
Mais elle savait pourquoi. Une lueur inhabituelle s’alluma au fond des yeux cernés de la vouivre.
Oui, pourquoi ? Pourquoi ce voyage ? Pourquoi ce gâchis ? Pourquoi tous ces sacrifices, tout cet or, tous ces masques, tous ces pactes ?
– C’était pas ça ma question, dit-elle du bout des lèvres.
Il se laissa tomber par terre, à côté d’elle. Elle réalisa à cette seconde qu’ils étaient pareillement épuisés.
Le seul moteur assez puissant, c’est la haine, dit-il. La haine, Corny ! La haine envers ces putains d’immortels et surtout, la haine envers vous.
– Nous ?
L’humanité.
À force, elle avait presque oublié qu’elle était humaine.
Vous avez pourri notre monde, vous nous avez capturés, réduits en esclavage, utilisés, exterminés.
Une flamme s’alluma dans les yeux de glace d’Aegeus.
Je veux voir les miens survivre envers et contre vous. Je veux voir les nivées reprendre leur place dans leur monde d’origine, celui que vous nous avez volé ! Vous pensez en être les maîtres, vous avez piétiné nos terres et nos forêts, vous avez raclé les fonds des mers et vidé les lacs – j’en sais quelque chose. Je rêve de voir votre expression le jour où d’anciennes créatures, des créatures que vous avez chassées puis oubliées, déferleront hors de l’Amazonie pour vous remettre à votre place : celle des proies.
Il cracha par terre, ajoutant un peu de sang à celui qui constellait déjà le sol.
La haine, Cornélia ! C’est la seule chose qui me maintient en vie. Je veux voir le résultat de mes efforts, je veux poser le pied en Amazonie avec les autres, mais je suis prêt à sacrifier ça. Je suis prêt à me donner à Quetzalcóatl et Tezcatlipoca. S’il le faut, je suis prêt à brûler jusqu’aux os en sachant que les vouivres sont mortes, mais que d’autres continueront d’exister.
Cornélia détourna la tête. Répandus par terre, les grands masques difformes semblaient lui sourire de leurs dents acérées, aussi bouffis de rage qu’Aegeus.
« Tu crois que je fais tout ça pour quoi ? » avait-il dit, moqueur. « Par bonté d’âme ? Par amour de mes semblables ? » Ces concepts sonnaient si pathétiques dans sa bouche à lui.
Cornélia songea à Iroël qui avait tout sacrifié pour le convoi et qui gisait, inconscient, derrière elle. Elle songea à Blanche prête à tout pour aider les nivées, à Monsieur Plume-verte et à tous les orphelins qui l’entouraient. À Oupyre, cette sale bête carnivore qui était venue la sauver jusque dans la ménagerie d’Orion, alors que tout semblait perdu. Au bébé hydre qui les avait protégés au péril de sa vie. À Pouet qui n’aimait plus Blanche et Cornélia comme avant, et qui continuait pourtant de les protéger… Elle songea même aux deux kumiho qui avaient veillé l’une sur l’autre jusqu’à la fin – et qui avaient même veillé sur Oupyre, à leur façon.
– Tu crois que c’est toi qui nous as amenés jusqu’ici, dit-elle à voix basse. Mais personne n’aurait survécu si longtemps s’il n’y avait eu que toi et ta haine. On y est arrivés tous ensemble. On a appris à vivre côte à côte, on s’est protégés les uns les autres. Regarde tes boyards ! Même eux sont partis. Il en reste deux ! Il ne reste que nous. Que ceux qui ont une vraie raison d’être là, autre que l’argent ou la colère.
Elle leva le menton et le défia du regard.
– Tu te moques de l’amour et de la bonté d’âme, mais c’est l’amour qui nous a poussés jusque-là, et c’est grâce à lui qu’on arrivera au bout. (Il se gaussait silencieusement.) C’est ça, rigole ! Mais garde les yeux bien ouverts pour la suite. Regarde bien comment on va tous s’en sortir. Parce que moi, je refuse de sacrifier l’un des nôtres, même aussi pourri que toi.
Elle se leva, les poings serrés, et se pencha au-dessus de lui. Une telle menace se dégageait d’elle qu’Aegeus cessa de sourire. Il plissa les yeux. Peut-être percevait-il l’aura de la tzitzimitl dans ce visage aux os affûtés. Elle aussi le contemplait. Elle ne voyait plus un humain en lui, ni ce chef impitoyable qu’elle avait appris à craindre. Elle voyait une nivée brisée, maltraitée et seule, qui n’avait plus rien. Rien d’autre que ses vieilles vengeances. Cornélia se pencha plus près. Elle se mit à siffler à sa manière à lui.
– Malgré toutes tes saloperies, j’te donnerai pas aux Aztèques. T’arriveras au bout, comme tout le monde. Tu verras l’Amazonie. T’iras barboter dans un vieux marais qui pue et t’arrêteras enfin de nous faire chier !
C’était un vœu pieux, ils le savaient l’un comme l’autre. Il pourrait à peine poser un pied en Amazonie avant de succomber. Mais ce n’était pas l’important. L’important était qu’il succombe là-bas. Peut-être pourrait-il voir ce pour quoi il avait œuvré si longtemps : les nivées libres, de retour dans leur monde originel.
Peut-être Cornélia pouvait-elle au moins l’amener au bout de son voyage. Et l’aider à partir en paix…
Idiote ! feula-t-il.
– C’est ça, dit-elle en allant au chevet d’Iroël. Insulte-moi encore. Plus tu aboies, puis tu ressembles au petit chien de ma grand-mère : méchant et laid, mais trop pitoyable pour qu’on ose lui donner un coup de pied.
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