100 - Le Valraven
***
– C’est pas possible, répétait Blanche. C’est pas possible…
Sa voix était aussi blafarde que son prénom. Avec le reste des boyards, elle faisait cercle autour d’Iroël. Une odeur fauve imprégnait leurs sinus. Dans le balancement des ombres des hamacs, le garçon ressemblait à une créature de cauchemar, roulée en boule contre le sol.
–Mais pourquoi Aeg a fait ça ? gémit Blanche.
Accroupie près d’Iroël, Cornélia terminait de ramasser les dernières plumes.
– Il sait, pour l’orbe, dit-elle seulement. Iroël lui a dit.
Le plumage de cette créature était doux et soyeux comme du velours. Elle en avait récolté toute une brassée. Danaé s’accroupit à son tour. Avec beaucoup de douceur, elle glissa une main sous le menton d’Iroël et étudia son visage ; il se laissa faire, les yeux mi-clos, comme un animal craintif. Un duvet noir, si fin qu’il était difficile de dire s’il s’agissait de plumes ou de poils, recouvrait la moitié de sa figure. Son œil droit y brillait, jaune comme un éclat de tourmaline. Une oreille de loup dépassait de ses cheveux ; l’autre oreille était humaine.
– Et il peut pas l’enlever ? questionna Beyaz d’une voix un peu rude. T’es sûre ?
Cornélia lui fit les gros yeux.
– Oui, Beyaz, je suis sûre. J’ai un peu failli lui arracher la joue en essayant !
– Bon.
Danaé tâtonna dans les cheveux d’Iroël, mêlés à de longues plumes hirsutes qui lui donnaient un air d’oisillon mal réveillé.
– Hum… étrange…
Elle attrapa un de ses bras et déploya son aile, sans prévoir son envergure qui bouscula plusieurs hamacs.
– Wahou ! Ça en fait, de la voilure !
Iroël cligna des yeux. Pour la première fois, il sembla touché par quelque chose – la curiosité de la faunesse, ou son admiration ? Comme tout le monde, il contempla son aile, avec une sorte de détachement hébété comme si elle ne lui appartenait pas. Danaé en tenait les plus longues rémiges à bout de bras et les mesurait des yeux. Trois doigts humains émergeaient de son articulation, qui avait été un poignet par le passé. Sur l’autre bras, il n’’avait plus que deux doigts. Ils semblaient ridiculement petits en comparaison du reste.
– Parle, pour voir ? fit Danaé.
Iroël se racla la gorge.
– Je dois dire quoi ?
Le même soupir de soulagement traversa toutes leurs poitrines.
– Dieu soit loué, commenta Cornélia. Tu parles encore.
Danaé était déjà passée à autre chose. Elle caressait le collier de plumes noires, légèrement irisées, qui recouvrait une bonne partie du torse d’Iroël. Il recula un peu, gêné. Les yeux de la faunesse brillaient d’émerveillement.
– Wahou ! C’est tout doux !
Elle l’attrapa d’un coup et le serra fort contre elle, enfonçant son nez dans les plumes. Les yeux de sa victime s’exorbitèrent. Visiblement, il manquait d’air.
– Oh là là ! C’est un vrai coussin ! J’adore !
Consternée, Cornélia observait la scène, sans savoir si elle devait intervenir. Danaé était bien la seule à montrer autant d’enthousiasme. Mais après tout, elle avait des sabots de chèvre, des oreilles tombantes et des yeux barrés d’une pupille carrée. Un garçon-corbeau ne la choquait certainement pas. Elle entreprit d’enlever l’une des chaussures d’Iroël, dévoilant un pied tout à fait humain ; mais elle dut inciser l’autre avec son couteau pour en dégager la patte d’oiseau, garnie de serres acérées, qui avait poussé à travers. Le cœur de Cornélia se tordit. Iroël était devenu comme Panurge ou Orphée : un entre-deux, un hybride maudit.
– Il parle, mais est-ce qu’il marche ? marmonna Danaé dans sa barbe.
– C’est quoi comme bestiole ? demanda Aaron en même temps.
En se retournant vers lui, Cornélia vit que Blanche s’était réfugiée à ses côtés. Il avait passé un bras autour de sa taille, comme pour la protéger du sort sinistre qui s’était acharné sur Iroël. Une bouffée d’amertume monta entre les côtes de Cornélia. Depuis quand sa sœur allait-elle quémander ce genre de contacts auprès d’Aaron ? Puis vint la culpabilité. Blanche en avait totalement le droit. Elle le méritait, même. Elle méritait quelqu’un de loyal et de protecteur, qui tenait à elle – malgré son caractère de cochon et sa grande gueule de blaireau. Ce n’était pas parce que Cornélia ne voulait pas toucher quelqu’un de cette manière qu’elle devait en empêcher sa sœur.
– Valraven, articula Iroël de sa voix rauque.
Beyaz lâcha un long sifflement. Cornélia ne parvint pas à savoir s’il s’agissait d’admiration ou d’effroi.
– Rien que ça. On avait déjà un wolpertinger, hein, on aurait pu s’arrêter là pour les prédateurs qui bouffent de la viande humaine.
Danaé lui jeta un regard agacé.
– C’est juste des charognards. Vous leur avez fait une mauvaise réputation depuis des siècles, vous les avez traqués jusqu’au dernier, mais il ne faisaient que nettoyer ce que vous laissiez derrière vous. Les guerres, les villages massacrés… Ils ne faisaient que suivre vos armées.
– Ça reste de la chair humaine, bougonna Beyaz en se détournant.
Danaé attrapa le coude d’Iroël et, tout en légèreté, l’aida à se relever. Il tituba comme un homme ivre. Son oreille de loup s’orientait vers le moindre bruit, aux aguets. Après quelques pas, il devint clair que la marche ne serait plus jamais son moyen de déplacement optimal. Il n’était sans doute même plus capable de courir. Cornélia serra les dents. Derrière eux, terré au fond de son hamac, Aegeus devait se réjouir de l’avoir détruit à ce point. Dans le silence consterné qui régnait, Aaron fut le seul à poser la question qui tournait dans leurs têtes.
– C’est irréversible ?
Iroël se tourna vers lui. Il leva ce qui restait de sa main gauche vers son visage, et tous se rendirent compte qu’il avait les bras trop longs à présent, plus qu’un être humain ; et encore, cette aile-là était légèrement plus courte que l’autre. Avec lenteur, il toucha son visage. Sa joue noire et soyeuse. Comme Cornélia l’avait fait, il chercha la bordure du masque. Elle affleurait par endroits, disparaissait à d’autres, entremêlée à la chair.
– Je sais pas, finit-il par dire dans un souffle de voix douloureux.
Aaron plissa les paupières.
– Ça c’est jamais produit avec tes masques ?
Il s’approcha d’un pas. Une once de respect se faufila en Cornélia. Ces deux-là ne s’étaient jamais aimés ; Aaron aurait pu tourner les talons et disparaître, les laissant se débrouiller avec Iroël. Mais non. Il était là, sérieux, concerné. Au fond de lui, se sentait-il coupable des actes de son maître ?
– Jamais, répondit Iroël. Un demi-masque comme ça… et… arraché pendant le changement… jamais.
Il agita ses doigts qui émergeaient, pâles et faibles, au milieu du plumage noir irisé.
– Je ne peux plus… travailler. Pas comme ça.
Une ombre de douleur passa dans ses yeux mi-or, mi-nuit. Ses mots les frappèrent à retardement. Il ne pouvait plus rien faire. Il ne pouvait plus avoir une vie normale, pas même porter des vêtements, et serait à jamais incapable de se dédier à son art. Il n’avait même plus de pouce opposable ! La pitié traversa les yeux de Danaé ; pour la première fois, son enthousiasme retomba. Elle l’enlaça, sans le priver de son air cette fois.
– Ça va aller. T’inquiète pas. Tu peux voler, au moins. Non ?
Le menton sur son épaule, Iroël leva les yeux vers la bâche. Ses ailes frémirent. Cornélia mit les mains sur les hanches :
– Ah non. Pas cette fois, hein ! Ça se voit que c’est pas toi qui a couru après cette foutue bâche pendant une heure, la dernière fois ! Si tu veux tester, c’est dehors !
Elle avait l’air si revêche à cet instant qu’un mince sourire apparut sur les traits du garçon-corbeau. Puis sur les visages des autres. Cornélia finit par perdre sa mauvaise humeur quand elle se rendit compte que tout le monde souriait autour d’elle, même ce blaireau d’Aaron.
Elle inspira.
Malgré tout ce qui se liguait contre eux, ils restaient ensemble.
– Par contre, maintenant, plus d’excuses, gronda Beyaz.
De la pointe de son couteau, il désigna le fond de la benne, entre les hamacs. Aegeus.
– On laisse tomber le plan B. C’était super de vouloir foutre des beignes à des dieux, mais moi, le plan A me va mieux. Et il est plus safe pour tout le monde.
Danaé approuva. La gorge de Cornélia se serra.
– Non. Pas question.
Et d’un coup, si vite, leur belle unité explosa en mille fragments de verre.
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