101 -

8 minutes de lecture

– Quoi ? enragea Danaé. Cornélia ! Regarde ce que ce salopard a fait à Iroël !

Celui-ci releva la tête, l’air éperdu de voir qu’ils l’englobaient dans le groupe – et qu’ils étaient prêts à prendre les armes pour le venger. Son émotion toucha Cornélia.

– Ce connard mérite de brûler en Enfer ! tempêta Danaé.

C’est là qu’il a prévu d’aller de toute façon, songea Cornélia en pensant au matagot.

– Mais c’est… c’est aussi une nivée.

C’était la voix fragile de Blanche. Ses doigts crispés laissaient des empreintes blanches sur le biceps d’Aaron.

– Il a réagi sous le coup de la fureur. Il a été trahi, et il va mourir de toute façon…

– Suffit, gamine ! jeta Beyaz.

Il était très rare que le mercenaire hausse la voix. Blanche se tassa un peu, écrasée par la colère dans son timbre de baryton.

– C’est fini, ces excuses, ça marche plus. « C’est une nivée comme les autres, il souffre » ! J’t’en foutrai, de la souffrance, moi ! J’te garantis qu’il a pas assez souffert encore. (Il se tourna vers Cornélia, plissa ses yeux anthracite.) Non mais vous croyez quoi, les filles ? Vous croyez que si les rôles étaient échangés, il serait en train de tergiverser comme vous, là ? Vous croyez qu’il aurait hésité un seul instant à nous livrer aux Aztèques ? On est déjà passés par là. On sait tous ce qu’il aurait fait !

Blanche se tassa de plus belle. Cornélia se redressa au contraire.

– Je ne suis pas Aegeus ! Et je ne vais pas lui ressembler !

Sa vision flamboya, ses ongles s’allongèrent en griffes blanches. Ses yeux jetèrent des éclairs pâles lorsqu’elle les posa sur le grand soldat.

– Je ne vais pas agir comme lui. C’est hors de question ! Il fait partie du convoi comme toutes les autres nivées. S’il y en a un d’entre vous qui ose le livrer aux Aztèques, je vous jure que je lui arrache les yeux !

Elle s’avança brusquement vers Beyaz. Celui-ci recula par réflexe, avant de s’en rendre compte et d’écarquiller les yeux. Danaé le dévisagea, sidérée que ses cent dix kilos de muscles aient abdiqué devant Cornélia. Mais quand cette dernière s’approcha d’elle, toujours drapée dans sa fureur, elle recula elle aussi.

– C’est ça ! Reculez ! Vous voulez livrer Aegeus, vraiment ? Alors que vous n’avez même pas le cran de me faire face, à moi !

Dans le silence, on entendit le petit ricanement sifflant d’Aegeus dans son coin. Il entendait tout. Il les laissait débattre de son sort, tranquillement, et agissait encore comme si c’était lui qui tirait les ficelles. Un tic nerveux agita la paupière de Beyaz, seule trace de la rage qu’il cachait en lui.

– C’est bon, Cornélia, dit Blanche avec précaution. Ils ont compris, je crois. On va garder Aegeus.

« Range tes os », aurait-elle voulu lui dire. « Range tout ton apparat de tzitzimitl. » Mais elle n’en eut pas besoin. Cornélia reprit sa maîtrise d’elle-même, rengaina ses griffes et les angles inhumains de son visage. Elle devenait imbattable à ce jeu-là. Beyaz lâcha une imprécation dans sa barbe, avant de se détourner. Il flanqua un coup de pied dans un sac qui traînait.

– Vous me faites chier, putain ! Quelle merde…

Aegeus dit alors :

Il vous faut l’essence de Quetzalcóatl et Tezcatlipoca. Et elle doit pénétrer en vous. Les masques ne suffiront jamais.

Dans un bel ensemble, tous se tournèrent vers lui.

– L’essence, répéta Cornélia. Encore ce mot. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Il lui lança un regard incisif par-dessous ses paupières veineuses.

Leur identité. Leur aura. Ce qui les constitue au plus profond d’eux-mêmes. Si vous devez les vaincre, vous devez vous construire à leur image. C’est ce que faisaient les braconniers et les chasseurs, il y a bien longtemps. Ils se procuraient une plume ou une écaille d’une nivée bien plus forte qu’eux. Une gouttelette de sang, un fragment de sabot.

Plus il parlait, plus les expressions de Danaé et Beyaz changeaient. La première s’assombrissait à vue d’œil ; Cornélia se demanda si cela la renvoyait à d’anciens souvenirs. Le soldat musculeux, quant à lui, hochait la tête avec ce regard qu’il avait eu devant les kumiho. Celui du chasseur. Il savait de quoi parlait Aegeus.

Une écaille de zonure pour avoir la peau dure, poursuivit Aegeus. Une défense d’éale pour copier sa force et son agressivité. Une larme de baku pour pouvoir lire dans l’esprit de son ennemi… Certains les mangeaient. D’autres se scarifiaient et les incorporaient à leurs blessures.

Penchée à l’oreille d’Aaron, Blanche lui traduisait les dires de son chef en chuchotant. Aegeus les transperça du regard.

Je ne sais pas si tous ces moyens se valent. Mais une chose est sûre : l’essence doit être incorporée aux corps. Elle doit vous forger.

– Les scarifications se font pas n’importe comment, fit Beyaz. Elles doivent suivre un motif qui évoque la bête qu’on veut devenir. Ou les bêtes.

Sous les regards choqués qui se tournèrent vers lui, il ébaucha un sourire sans joie.

– C’est évident. C’est ce qu’il nous faut. J’aurais dû y penser bien avant.

Cornélia suivit des yeux les cicatrices qui s’entrecroisaient sur ses biceps épais, remontaient le long de ses côtes et jusque sur ses pectoraux.

– Tu l’as déjà fait ? lança Danaé d’une voix où transpirait un certain dégoût.

Il lui fit un clin d’œil cynique.

– Beaucoup de fois. Tu crois que je suis né comme ça ? Deux mètres de haut, cent-dix kilos de muscles ? L’odorat fin comme celui d’un loup ? La force d’un éale, le calme d’un cobra ?

Danaé fit un pas en arrière comme s’il s’était changé en scorpion venimeux. Blanche bégaya :

– Beyaz… Tu… tu veux dire que ça t’a changé ? En profondeur ?

Il acquiesça.

– Un corps, ça se forge. C’est à nous de choisir ce qu’il devient.

Cornélia l’observa de haut en bas. Elle tenta d’imaginer un Beyaz à taille humaine, peut-être maigrichon et faible, en train de ramasser les vertèbres d’un cobra, ou de tuer un éale pour lui dérober ses défenses. Une colère fatiguée lui rongea les tripes, avant de disparaître. Elle savait déjà qu’il avait été braconnier. Il ne servait à rien de revenir là-dessus.

– Et… c’est irréversible ? risqua Blanche.

De nouveau, il hocha la tête.

– Peut-être pas, intervint Iroël.

Une lueur bien connue était apparue dans ses yeux. La détermination de l’artisan qui refuse de s’avouer vaincu.

– Je peux relier ça aux masques. Oui. J’en suis sûr. (Il se mit à faire les cent pas, en boitant lourdement, mais sans paraître s’en rendre compte.) Si on trouve ce qu’il faut, je peux incorporer ça aux masques. Et il vous faudra aussi une préparation sur le corps, comme disait Beyaz. Mais je peux faire en sorte que ça disparaisse une fois le masque enlevé... Je pense.

– Tu penses ou t’es sûr ? releva Danaé, l’air suspicieux.

– On n’a pas d’autres options pour l’instant, répliqua Beyaz. Au pire, il se passera quoi ? On restera des dieux. Qui va s’en plaindre ? Pas moi.

Blanche et Cornélia échangèrent un regard rapide comme un battement d’ailes de papillon. Ce fut suffisant pour qu’elles voient le reflet de leur propre peur en l’autre. Elles avaient déjà de plus en plus de mal à savoir qui elles étaient, ou ce qu’elles étaient ; que deviendraient-elles après une telle métamorphose ?

Aaron se racla la gorge. Alors ils se rendirent compte qu’il n’avait rien dit depuis un long moment.

– Mais est-ce que tu vas arriver à retravailler sur les masques ? dit-il à l’intention d’Iroël. Avec… tout ça ?

D’un geste, il désigna les quatre mètres de voilure de corbeau qu’Iroël avait malhabilement replié autour de lui. On aurait dit un ange noir aux ailes de velours, légèrement hirsute comme un oisillon mal couvé. Le cœur de Cornélia fondit un peu en le voyant ainsi. Pensif, il fit bouger les doigts qui lui restaient encore.

– Je peux encore attraper des choses. J’ai mes pouces.

Il ajouta farouchement, d’une voix que la détermination rendait plus grave :

– Je vais y arriver.

Cornélia eut la sensation que c’était ce dont il avait besoin – un challenge qui allait le forcer à apprivoiser ce nouveau corps, qui lui rappellerait qui il était et ce dont il était capable.

– Bon, fit Aaron. Alors concentrez-vous, les nazes. Si on part sur cette idée foireuse – une de plus, une de moins, j’ai envie de dire –, on a du pain sur la planche.

Il se mit à faire les cent pas comme Iroël, mais dans l’autre sens, ce qui donna le tournis à Cornélia.

– Déjà, il faut qu’on contacte Alsvinnr et Árvakr. Une partie du plan dépend d’eux. En parallèle, il faut qu’on aille dénicher des écailles ou d’autres trucs qui contiennent l’essence des Aztèques.

– Et ensuite, il nous faudra quelqu’un qui puisse jouer le rôle d’un dieu ! lança Blanche.

Elle ramassa l’un des masques tombés par terre. Celui de Beyaz. On aurait dit un ours démoniaque, la mâchoire découpée en angles proéminents, les yeux fendus, le front nimbé d’éclats en plastique rouge qui formaient comme une crinière enflammé.

– Pas moi, grogna Cornélia. J’ai zéro charisme.

– Pas moi non plus, dit aussitôt Danaé en levant les mains.

– Ni moi, dit Beyaz. Je suis un soldat. J’suis pas là pour faire du théâtre.

Aaron soupira.

– Au pire, c’est facultatif, non ?

– C’est important ! insista Blanche. Aegeus et Iroël ont dit qu’il fallait jouer sur les croyances des Aztèques… si on veut vraiment leur faire peur, il faut…

Cornélia leva les yeux au ciel.

– Blanche, regarde-nous ! Personne ici n’aura assez de prestance pour jouer le rôle d’un dieu créateur de monde ! Même si on change d’apparence…

– Il y a juste une phrase à dire ! s’énerva la cadette. N’importe qui peut le faire. Toi, par exemple, tu feras ça très bien ! Tu es la plus… colérique du groupe.

Danaé flanqua une petite tape sur l’épaule de Cornélia :

– C’est vrai ça, tu as de la colère à revendre, et plus de charisme que tu en as l’air. Tu ressembles à un phasme, mais un phasme qui fait peur à tout le monde ! Même à Beyaz. Et ça, c’est assez fou.

Cornélia se demanda un bref instant s’il était acceptable d’étrangler Danaé, avant de se rappeler qu’ils auraient besoin de tout le monde pour mener à bien leur plan suicidaire.

– Fais ça pour les nivées et le convoi, renchérit Blanche.

– Allez, c’est réglé, conclut Aaron. Le phasme fera ça très bien.

Que pouvait-elle répondre à ça ? Elle aurait fait n’importe quoi pour les nivées, et ils le savaient bien.

– Au nom du Ciel ! tempêta-t-elle. Si ça peut vous faire plaisir ! C’est quoi, cette foutue réplique que je dois dire ?

Aaron échangea un regard avec Blanche. Ils répondirent d’une même voix :

Je suis la maîtresse de ce monde, et votre temps est écoulé.

Ainsi, à l’unanimité, le plan foireux fut adopté.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0