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– Quoi ? enragea Danaé. Cornélia ! (Elle mit les poings sur les hanches, furieuse.) Regarde ce que ce salopard a fait à Iroël !
Celui-ci releva la tête, l’air éperdu de voir qu’ils l’englobaient dans le groupe – et qu’ils étaient prêts à prendre les armes pour le venger. Son émotion toucha Cornélia.
– Ce connard mérite de brûler en Enfer ! tempêta Danaé.
C’est là qu’il a prévu d’aller de toute façon, songea Cornélia en pensant au matagot.
– Mais c’est… c’est aussi une nivée.
C’était la voix fragile de Blanche. Ses doigts crispés laissaient des empreintes blanches sur le biceps d’Aaron.
– Il a réagi sous le coup de la fureur. Il a été trahi, et il va mourir de toute façon…
– Suffit, gamine ! jeta Beyaz.
Il était très rare que le mercenaire hausse la voix. Blanche se tassa un peu, écrasée par la colère dans son timbre de baryton.
– C’est fini, ces excuses, ça marche plus. « C’est une nivée comme les autres, il souffre » ! J’t’en foutrai, de la souffrance, moi ! J’te garantis qu’il a pas assez souffert encore. (Il se tourna vers Cornélia, plissa ses yeux anthracite.) Non mais vous croyez quoi, les filles ? Vous croyez que si les rôles étaient échangés, il serait en train de tergiverser comme vous, là ? Vous croyez qu’il aurait hésité un seul instant à nous livrer aux Aztèques ? On est déjà passés par là. On sait tous ce qu’il aurait fait !
Blanche se tassa de plus belle. Cornélia se redressa au contraire.
– Je ne suis pas Aegeus ! Et je ne vais pas lui ressembler !
Sa vision flamboya, ses ongles s’allongèrent en griffes blanches. Ses yeux jetèrent des éclairs pâles lorsqu’elle les posa sur le grand soldat.
– Je ne vais pas agir comme lui. C’est hors de question ! Il fait partie du convoi comme toutes les autres nivées. S’il y en a un d’entre vous qui ose le livrer aux Aztèques, je vous jure que je lui arrache les yeux !
Elle s’avança brusquement vers Beyaz. Celui-ci recula par réflexe, avant de s’en rendre compte et d’écarquiller les yeux. Danaé le dévisagea, sidérée que ses cent dix kilos de muscles aient abdiqué devant Cornélia. Mais quand cette dernière s’approcha d’elle, toujours drapée dans sa fureur, elle recula elle aussi.
– C’est ça ! Reculez ! Vous voulez livrer Aegeus, vraiment ? Alors que vous n’avez même pas le cran de me faire face, à moi !
Ils baissèrent les yeux devant elle. Dans le silence, on entendit le petit ricanement sifflant d’Aegeus dans son coin. Il entendait tout. Il les laissait débattre de son sort, tranquillement, et agissait encore comme si c’était lui qui tirait les ficelles. Un tic nerveux agita la paupière de Beyaz, seule trace de la rage qu’il cachait en lui.
– C’est bon, Cornélia, dit Blanche avec précaution. Ils ont compris, je crois. On va garder Aegeus.
« Range tes os », aurait-elle voulu lui dire. « Range tout ton apparat de tzitzimitl. » Mais elle n’en eut pas besoin. Cornélia reprit sa maîtrise d’elle-même, rengaina ses griffes et les angles inhumains de son visage. Elle devenait imbattable à ce jeu-là. Beyaz lâcha une imprécation dans sa barbe, avant de se détourner. Il flanqua un coup de pied dans un sac qui traînait.
– Vous me faites chier, putain ! Quelle merde…
Cornélia le fit taire d’un regard. Elle se baissa pour s’emparer de la planche échouée par terre, puis reconstitua l’établi d’Iroël.
– Iroël a terminé sa part du boulot. Faut qu’on finisse de tout préparer, maintenant.
Blanche se précipita pour l’aider à ramasser les nouveaux masques. Par ce geste, elle voulait simplement apporter du soutien à sa sœur, faire en sorte qu’elle ne semble pas trop seule aux yeux des autres. Alors qu’elles achevaient leur mise en place, Cornélia sentit quelque chose lui toucher le coude. Iroël. Il la fixait.
– Tu es une vraie tzitzimitl. J’avais raison avec ce masque.
Et, avec la langue sans mots, il lui rappela ce qu’il lui avait dit longtemps auparavant :
Les tzitzimime, c’est des gardiennes. Elles attaquent très fort pour protéger les choses qu’elles aiment. Ou les gens.
Elle se dégagea brusquement.
– J’aime pas Aegeus. J’ai juste un minimum de morale.
Un reniflement cynique, du côté de Beyaz, lui fit comprendre où est-ce qu’elle pouvait se mettre cette morale malvenue.
– Bon.
Aaron posa les mains bien à plat sur l’établi et les toisa tous de son regard sombre.
– Concentrez-vous, les nazes. Il faut qu’on contacte Alsvinnr et Árvakr. Une partie du plan dépend d’eux. Le plan B, je précise. Au cas où certains s’imagineraient encore autre chose.
Beyaz croisa les bras, mais ne répliqua rien. Se dresser contre Cornélia, c’était effrayant, s’opposer à Aaron, c’était dangereux ; lutter contre les deux à la fois, c’était carrément du suicide. Cornélia glissa un regard de gratitude au changelin. Si on lui avait dit qu’un jour Aaron prendrait son parti !
– Et il nous faut quelqu’un qui puisse jouer le rôle d’un dieu ! lança Blanche.
Elle ramassa le dernier masque par terre. Celui de Beyaz. On aurait dit un ours démoniaque, la mâchoire découpée en angles proéminents, les yeux fendus, le front nimbé d’éclats en plastique rouge qui formaient comme une crinière enflammé.
– On n’a personne qui puisse imiter un dieu, grogna Cornélia. On en a déjà parlé. C’est facultatif, on peut s’en passer.
– C’est important ! insista sa sœur. Aegeus et Iroël ont dit qu’il fallait jouer sur les croyances des Aztèques… si on veut vraiment leur faire peur, il faut…
Cornélia leva les yeux au ciel.
– Blanche, regarde-nous ! On ressemble tous à des humains crasseux, à des faunes ou à des nivées tout ce qu’il y a de plus normal. Personne ici n’a une tronche de dieu créateur de monde !
D’un coup, Aaron releva la tête.
– Si. On a quelqu’un. J’y ai un peu réfléchi.
Elles le dévisagèrent, surprises par sa détermination. Dès le début, il avait bien fait comprendre à Blanche que ce plan était le plus foireux qu’il avait jamais entendu. Qu’il s’y investisse vraiment relevait du miracle. Blanche rougit de fierté ; son sourire monta jusqu’à ses oreilles. Aaron se justifia aussitôt :
– Calme-toi, la naine. Ce plan, c’est vraiment trop de la merde. J’essaie juste de le rendre un peu moins naze, histoire qu’on ait une chance de survivre.
– Oui oui, bref, fit Cornélia. Tu veux envoyer qui dans le rôle du dieu ?
Il plissa les paupières.
– Io. Elle sera parfaite.
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