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Io avait l’air à peine vivante. Assise au pied d’un arbre tropical, elle émergeait des feuilles comme une antique statue de marbre. Le cœur de Cornélia se serra. Aaron avait à la fois raison et tort. Raison car Io était une immortelle et la femme chérie d’Argos : elle avait déjà l’aura d’une créature divine et savait jouer ce rôle.

Tort, car depuis la mort de son wolpertinger, elle faisait peine à voir.

Des mouches s’agglutinaient au coin de ses paupières closes ; elle ne levait même plus la main pour les chasser. Seules ses oreilles continuaient de battre l’air avec opiniâtreté, dans un réflexe bovin. De ses somptueux habits, il ne restait que des lambeaux usés. À cause de la chaleur, son pelage d’ivoire était mousseux de sueur.

– Que voulez-vous ? dit-elle doucement sans ouvrir les yeux.

Elle avait tout perdu avec ce convoi : son époux et protecteur, sa richesse, sa vie confortable, son animal chéri. Il ne lui restait que le vague espoir d’une vie meilleure, quelque part dans la jungle amazonienne, loin de la Strate agonisante. Une fois de plus, Cornélia se demanda pourquoi elle avait voulu tout abandonner derrière elle.

– On a besoin de quelqu’un qui puisse faire peur aux Aztèques, dit Aaron sans préambule.

Les oreilles de Io s’immobilisèrent, avant de reprendre leur ballet agacé.

– Pensez-vous que je puisse faire peur à qui que ce fût, dans l’état où vous me voyez ?

Aaron mit les mains dans ses poches.

– Il nous en faut peu. Parmi nous tous, vous êtes la seule qui s’approche d’une figure divine. Vous n’aurez pas grand-chose à faire. Une ligne de dialogue à dire, c’est tout. Après, vous vous cachez. Et on se charge du reste. C’est juste du théâtre.

Io ouvrit ses grands yeux de velours noir. Avec lenteur, elle les contempla tous. Aaron, Blanche et Cornélia, Danaé puis Iroël – elle ne montra aucune surprise face à sa métamorphose. Même Beyaz était là, en retrait, les bras toujours croisés pour bien montrer qu’il n’approuvait rien et qu’il boudait toujours. Mais il était là tout de même.

– C’est pour le convoi, reprit Aaron. C’est la seule solution qu’on a trouvée pour traverser Manaos et atteindre la porte.

Io tourna la tête dans un sens, puis dans l’autre pour disperser la nuée de mouches qui lui tournait autour. Comment pouvait-elle rester si calme ? Cornélia aurait voulu les chasser à coups de tapette pour lui offrir quelques minutes de tranquillité.

– Quelle ligne de dialogue ? demanda l’immortelle.

Aaron échangea un regard avec Blanche. Ils répondirent d’une même voix :

Je suis la maîtresse de ce monde, et votre temps est écoulé.

***


Blanche mit sa main en visière.

– Vous pensez vraiment que je peux le faire ?

Lorsqu’elle regarda vers les soleils – d’abord celui qui se tenait sur l’horizon, tout à l’ouest, puis celui qui brillait au-dessus de leurs têtes –, Aaron lui mit une tape sur la tête.

– Mais t’es bête ou quoi ? Tu veux te brûler les yeux ?

Il ronchonnait sans arrêt, mais Cornélia voyait bien qu’il était inquiet.

– T’es la seule qui peut aller jusque là-bas. Et Alsvinnr et Árvakr t’ont carrément à la bonne.

– Mouais, c’est toi qui le dis, bougonna Blanche. Ils ont failli me tuer la dernière fois. Alors que j’étais là pour les libérer !

Aaron haussa les épaules.

– On peut pas empêcher le feu de brûler, ou le soleil de briller.

– C’est bête de dire ça, fit Cornélia, vu ce qu’on s’apprête à faire.

Il roula des yeux.

– T’as très bien compris ce que je voulais dire.

Blanche hésitait toujours. Cornélia aussi, mais que pouvait-elle faire ? Elles étaient déjà passées par là. L’aînée ne pouvait que soutenir sa sœur, envers et contre tout.

– Mais si je ne peux pas respirer, là-haut ? demanda Blanche. Ils sont à quelle hauteur, ces soleils ?

– Déjà, ça respire, un raijū ? grommela Aaron.

– Je sais pas trop… Mais j’ai un cœur qui bat… alors…

Elle sembla si perdue, si minuscule que Cornélia fut presque tentée de la prendre dans ses bras. Aaron, lui, ne céda pas à l’émotion. Il toisait la blondinette, les bras croisés, l’air imperturbable. À sa façon, il lui transmettait de la force. S’il avait montré de l’inquiétude, elle aurait aussitôt paniqué. Cornélia aussi, peut-être. Par sa simple attitude, il les portait à bout de bras ; et le reste du convoi avec elles.

– Ça veut rien dire, un cœur, trancha-t-il. Toutes les nivées ont un cœur, ça veut pas dire qu’elles respirent, ni qu’elles ont le reste de la machinerie incluse. Le cœur, c’est juste là où tu as les émotions et le reste. Dans toutes les mythologies, c’est pareil. (Il marqua une pause, leva les yeux vers les soleils aveuglants.) On sait pas à quelle hauteur ils sont. J’pense même pas qu’il y ait une atmosphère. C’est la Mégastructure. Elle est plate, c’est pas une planète comme la Terre. Le ciel est artificiel comme le reste. Donc les soleils doivent pas être bien hauts. Rassurée ?

Blanche ne répondit pas. Elle se mordillait l’intérieur de la joue en observant le ciel. Plus ils parlaient, plus elle devenait pâle. C’était comme avant un plongeon ou un saut du haut d’un rocher : il ne fallait pas attendre trop longtemps. Il ne fallait surtout pas fixer l’eau noire pendant de longues minutes en imaginant l’impact. Cornélia comprit qu’elle était en train de se pétrifier, et Aaron le comprit aussi.

– Allez, vas-y maintenant !

Il lui mit une petite claque sur la fesse, comme à un cheval rétif. Cornélia grimaça ; Blanche poussa un cri d’indignation pure, puis se frotta le derrière en rougissant jusqu’au bout des oreilles.

– Tu vas voir quand c’est moi qui te claquerai les fesses ! menaça-t-elle en attrapant son masque.

– Ouais, ouais, j’ai hâte de voir ça, se moqua-t-il alors qu’elle disparaissait dans une nuée d’étincelles.

Il mit une main en visière pour la regarder monter vers les cieux. Cornélia fit de même.

Bien sûr, ils ne virent rien du tout. Ils se firent juste mal aux yeux comme deux imbéciles.

***


Aaron s’était trompé. La Strate n’était certes pas une grosse boule en suspension dans le vide, comme la Terre ; mais elle était pourtant habillée d’une stratosphère, d’une thermosphère et de toutes les autres couches en -sphère dont Blanche ne connaissait pas les noms.

Même si le raijū ne craignait ni le froid, ni la chaleur, elle sentait que l’air changeait – tout s’obscurcissait autour d’elle et la température baissait drastiquement, devenait coupante et incisive comme une lame de glace.

Au-dessus d’elle, au plus profond du ciel, brûlait l’un des deux soleils.

Alors qu’elle fonçait toujours plus haut, elle eut l’impression d’être une étoile filante perdue dans l’immensité bleue. Elle s’arrêta un instant, sous la forme d’un petit feu follet en apesanteur, et se pencha vers la Strate. Le chemin parcouru lui sembla vertigineux. Elle qui n’avait jamais craint les hauteurs, elle se sentit fragile et minuscule, prête à tomber en contrebas et se briser en mille morceaux. Un panorama sublime et terrifiant se déployait sous ses yeux, dans des lacis de jungle, de ruines, d’infrastructures et de buildings.

Aaron s’était encore trompé, et Blanche aussi : la Ving-Cinquième heure n’était pas plate. Elle enrobait la Terre. Elle ressemblait à une peau d’oignon qui, à certains endroits, perdait de son épaisseur et devenait translucide. À travers ces brèches, on apercevait des routes et des immeubles, ou bien une montagne couverte de pistes de ski. Au loin, posés sur l’horizon, quelques avions se déplaçaient dans le ciel. Par moments, ils s’effaçaient comme des mirages avant de réapparaître. Il n’y avait pas d’avions dans la Strate. Encore moins de montagnes enneigées. Et on ne voyait rien de tout cela depuis le sol ; ça n’existait pas vraiment, ça n’était pas tangible.

La Mégastructure s’étiolait.

Blanche se demanda si elle avait toujours eu ce genre de trous, ou si elle s’érodait et se fragilisait au fil du temps.

Peut-être Io avait-elle raison de tout laisser derrière elle, finalement. Peut-être qu’il y avait pire que l’inondation, que le manque d’eau potable et de nourriture…

Peut-être que tout va bientôt disparaître.

Une tristesse suffocante se déversa en elle lorsqu’elle songea à toutes les nivées, tous les gens qu’elle avait croisés dans ce monde.

Que deviendront-ils quand la Strate aura plus de trous que de matière ? Quand elle cessera totalement d’exister ?

Elle n’aurait sans doute jamais de réponse à cette question, et elle était impuissante. Cet univers terrible et fabuleux s’évanouirait un jour, sans bruit ni fracas, en avalant tous les souvenirs qui y étaient ancrés depuis des millénaires.

Les Aztèques ont raison : ce monde est voué à disparaître tôt ou tard.


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