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Cette pensée la ramena à sa mission, et elle fit de son mieux pour se reconcentrer. Elle redevint étoile filante, monta vers le firmament. Autour d’elle, le ciel s’assombrit encore. C’était une mer d’encre. Une mer qui n’avait plus ni haut, ni bas. Blanche refoula la panique qui menaçait de monter en elle. Son petit cœur de raijū battait comme un fou, envoyant des décharges dans tout son corps – il la forçait à continuer, à s’accrocher à son but. Loin au-dessus d’elle se déployaient des dizaines de constellations ; et encore derrière se tenait le soleil. Il devenait plus imposant à cette distance, une énorme boule de feu en suspension. Une petite silhouette brûlait sans fin près de lui, galopant dans le noir en tirant derrière elle ce mastodonte incandescent.

Allez ! s’encouragea Blanche dans un regain d’espoir. Je peux l’atteindre. Il faut juste continuer encore un peu… un tout petit peu.

Malgré la terreur que lui inspirait le néant, elle poursuivit bravement son chemin. Une traînée de feu blanc se déployait dans son sillage. Elle traversa une constellation d’étoiles ; on aurait dit une gigantesque toile d’araignée suspendue dans le vide. Des diamants scintillants, gros comme des voitures, en parsemaient les fils. La silhouette ardente du raijū se refléta sur toutes leurs facettes. Blanche crut même apercevoir une araignée perchée sur les bords de la toile, simple silhouette noire, à peine perceptible dans l’obscurité. Était-ce son imagination ? Ou les étoiles de la Strate étaient-elles vraiment entretenues par des araignées célestes ?

Elle commençait à comprendre à quel point la Vingt-Cinquième heure était différente et insensée – à quel point les boyards et les nivées qui vivaient en bas, tels des petites fourmis, ne pouvaient imaginer sa vraie nature. Ce monde était au-delà de toute compréhension.

Après avoir traversé trois autres toiles, elle distingua mieux le cheval solaire. Sa course effrénée semblait crever l’obscurité et y créer une brèche lumineuse : ses sabots laissaient une myriade de flammes derrière lui, et des filaments de lave en fusion le reliaient à l’astre.

Quand il aperçut Blanche, il caracola ; sa crinière de feu fouetta l’air.

Fille-raijū !

Blanche passa à travers les derniers filets d’étoiles pour se porter à sa hauteur. De si près, elle pouvait entendre les sons – les craquements des flammes, le grésillement des liens de lave qui le reliaient au soleil. Le coursier ne s’arrêta pas pour elle, et elle dut se maintenir à sa hauteur.

Euh, bonjour… On a besoin de vous, en bas. On a une petite faveur à vous demander…

L’étalon ne ralentit pas. Seule une oreille flamboyante se tourna vers elle, juste histoire de dire qu’il lui prêtait attention. Elle prit son courage à deux mains. Ce qu’elle allait dire n’allait certainement pas lui plaire.

Il va falloir que vous éteigniez la lumière.

***

– Est-ce que tout le monde est prêt ?

Aaron les fixait tous. Ils faisaient cercle autour de lui dans la moiteur étouffante de Manaos, entre les derniers camions du convoi. Pouet et Oupyre étaient là eux aussi. Dans ces circonstances particulières, ils faisaient partie de la bande. Dispersées autour d’eux, les autres nivées finissaient leur maigre repas.

Une dernière fois, ils revirent le plan point par point.

Blanche était restée dix minutes dans le ciel. Dix minutes qui avaient semblé une éternité à Cornélia. Pour une créature comme le raijū, trente secondes constituaient déjà beaucoup de temps. Dix minutes… Les soleils de la Strate étaient beaucoup plus éloignés que ce qu’ils avaient pensé. Elle avait dû parcourir des milliers de kilomètres, d’abord pour trouver le premier, ensuite le deuxième qui était passé sous l’horizon – puisque les deux chevaux se relayaient dans le ciel.

Au bout de tout ce temps, elle était revenue. Échevelée comme jamais, les pupilles dilatées. Une partie de son esprit était encore là-haut, dans le noir et les étoiles, près des astres brûlants. « C’est bon », avait-elle lancé. « Ils ont accepté. »

– Tu as choisi un signal avec Alsvinnr et Árvakr ? questionna Aaron.

Elle haussa les épaules.

– Je vais juste leur faire coucou. Ils me verront : ils voient tout, même de là-haut.

– Super, dit Cornélia entre ses dents. Très fiable et très discret.

Mais à sa grande surprise, Aaron ne râla pas. Il lança un regard à Blanche du coin de l’œil, l’air sombre. S’inquiétait-il pour elle ? Elle n’avait plus l’air tout à fait la même depuis qu’elle avait traversé le ciel. Cornélia la regarda s’approcher d’Aaron, qui était assis sur le capot du camion. Sans exprimer une seule hésitation, la blondinette repoussa son bras sur le côté et se hissa près de lui. Puis elle s’installa sur ses genoux, comme si c’était une chaise parfaite, comme si là avait toujours été sa place. Sur le moment, Aaron ne bougea pas ; tout le monde le fixa en s’attendant à un rebondissement quelconque. Mais après une seconde de flottement, il passa un bras autour de sa taille. Blanche se pelotonna contre lui.

Danaé regarda d’abord Beyaz, puis Cornélia, les yeux ronds comme ceux d’un mérou surpris. Le boyard haussa les épaules. Cornélia opta pour une moue dédaigneuse.

« Tu l’aimes vraiment, hein ? »

Bien sûr qu’ils s’aimaient. Mais pour la première fois, elle se demanda ce qui se passerait après. Que se passerait-il s’ils triomphaient ? Lorsqu’ils seraient tous revenus dans leur monde originel ?

Que se passerait-il pour Aaron, pour Iroël… et même pour elles ? Les deux garçons n’étaient pas humains, et elles, après l’avoir été si longtemps… Pourraient-elles rentrer de nouveau dans un moule si étroit ? Une cuisine, un salon. Les courses à faire. La fac. Les dossiers à remplir. Un futur gris et rectiligne, plat comme un trottoir de rue. D’un coup, Cornélia se sentit comme un chaton qui s’était changé en fauve : elle prenait beaucoup plus de place qu’avant, elle avait les griffes ô combien plus acérées. Comment allait-elle réussir à entrer dans une petite boîte si étriquée, si vide de sens ? Rien qu’à cette idée, une bouffée de panique lui vint. Elle se força à la ravaler.

Plus tard, se répéta-t-elle. Plus tard. Si tu es encore en vie à ce moment-là. Une chose à la fois !

– Et ensuite, on passe à l’attaque, acheva enfin Aaron.

Ses mots la ramenèrent au moment présent. Aaron souffla pour chasser les cheveux blonds qui venaient lui chatouiller le nez, puis il poussa carrément la tête de Blanche sur le côté. Elle se laissa faire en râlant, mais tous virent bien qu’elle était contente de partager ce petit moment complice avec lui.

– Je vous aiderai, promit Blanche.

Aaron leva les yeux au ciel.

– Non, toi, tu restes en arrière. Tu restes en vie. Et si tu vois qu’on revient pas, tu ramènes le convoi chez Epona. Il faut que les nivées aient quelqu’un sur qui compter.

Blanche détourna les yeux. Peut-être sans s’en rendre compte, elle posa les mains sur le bras halé du changelin.

– Mais vous allez revenir, de toute façon.

– On sait pas.

Il avait la voix tranchante.

– Mais si, rétorqua-t-elle.

Sa voix à elle était encore plus dure. Elle n’admettait aucune réplique.

– Par contre, vous devriez tester les masques avant. C’est une mauvaise idée d’y aller comme ça, directement.

– Pour la dixième fois : je suis d’accord, lança Cornélia.

Beyaz souffla par le nez, exaspéré.

– On en a déjà parlé. On serait beaucoup trop repérables. Les Aztèques nous verraient de loin et ça risquerait de tout flanquer par terre. Enfin, si Monsieur Corbeau a réussi son affaire.

« Monsieur Corbeau » était le seul absent. Iroël les avait abandonnés à leur plan foireux. Il avait plongé dans les cieux plusieurs heures auparavant et n’était toujours pas réapparu. Aucun d’eux ne pouvait lui en vouloir. Il leur avait déjà tout donné, il avait laissé une part de son humanité derrière lui. À présent, la suite dépendait d’eux, et d’eux seuls.

– Bien, fit Aaron. Si tout est bon, alors en place !

Il fit mine de se lever, mais Blanche ne bougea pas.

– Dégage, la naine, dit-il avec sa délicatesse habituelle.

Il la poussa gentiment, mais au lieu d’obéir, elle s’agrippa à lui de ses bras et de ses jambes comme un judoka en pleine prise.

– Si jamais vous revenez pas…

– Ah non ! la coupa Cornélia. Pas de blabla, pas de « Je t’ai toujours aimé malgré ton caractère de merde et j’irai mettre des bégonias sur ta tombe ». C’est bon, on sait ! On peut passer l’étape des adieux ! L’objectif c’est de survivre, pas de pleurnicher en pensant à tout ce qu’on a raté dans nos vies.

Tout le monde se tourna vers elle. Elle-même fut surprise de découvrir autant d’âpreté dans sa voix. Elle se souviendrait toujours des au-revoir qui avaient eu lieu avec Pouet et Oupyre, avant que le convoi ne se sépare en deux… et de la catastrophe qui s’était produite ensuite. Une part de superstition idiote, au fond d’elle, ne pouvait s’empêcher de croire à un lien.

Pas d’adieux, pas de sentiments ; pas de sentiments, pas de souffrance.

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