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Dépêche-toi, Danaé ! s’énerva Cornélia.

C’est bon, j’arrive ! Grognasse ! répliqua la panthère d’eau en se coulant entre les feuilles et les arbustes.

Vigilante, Cornélia surveilla les alentours. Elles se déplaçaient le plus furtivement possible, comme deux ombres dans la végétation luxuriante. Elles avaient trouvé un pont pour traverser le fleuve et arpentaient le territoire des Aztèques depuis une bonne heure. Elles ne s’éloignaient jamais trop de ce pont : il fallait qu’elles puissent se replier rapidement en cas de confrontation.

Pour l’instant, tout était calme.

Cornélia se demanda où se cachaient les deux dieux. Est-ce qu’ils se reposaient quelque part ? Quand Blanche et Cornélia étaient venues en éclaireuses, Quetzalcóatl les avait gratifiées d’une démonstration de pouvoir spectaculaire. De telles métamorphoses avaient pu lui coûter beaucoup d’énergie, surtout s’il était au bout du rouleau comme l’avait expliqué Aaron.

, exprima Cornélia dans un frémissement.

Elle avait retrouvé le grand pont à haubans et surtout, le dieu rouge dont le cadavre pourrissait au fond de l’eau.

Wahou, commenta Danaé. Ça fait beaucoup de sang.

Elles descendirent dans sa direction, avec une prudence exacerbée ; mais devant elles fusa soudain une petite silhouette argentée, les cornes en avant, qui n’avait que faire du mot « prudence ».

Oupyre ! tempêta Cornélia. Reviens ici ! Fais un peu attention, sapristi !

Sapristi, sapristi, répéta Oupyre sans cesser de bondir partout comme un cabri. Elle avait tenu à les suivre, et aucune d’elles n’avait assez d’autorité pour l’en empêcher. Et puis, comme Danaé l’avait fait remarquer, une paire d’incisives capables d’entamer l’acier pouvaient s’avérer utile.

Elles souhaitaient récupérer des fragments d’os du dieu rouge. C’était le seul dieu Aztèque qu’elles avaient sous la main et qui était, a priori, assez mort pour les laisser faire.

« Ça marchera ? » avait demandé Cornélia à Beyaz, qui était promu au rang de spécialiste. « Si on prend l’essence de leur frère qui est mort ? »

Beyaz avait haussé les épaules.

« C’est un dieu, non ? On peut prendre l’essence de n’importe qui, tant que ça nous apporte du pouvoir. Le pire qu’il puisse arriver, c’est qu’on récolte aussi un de ses traits de caractère en plus de sa force. »

Personne dans le groupe n’avait très envie de prendre le caractère d’un dieu qui avait l’habitude de s’écorcher la peau. Mais comme il n’était pas envisageable de retourner se frotter à Quetzalcóatl, Danaé et Cornélia étaient parties en expédition.

Avec Oupyre, donc.

Odeur, commenta celle-ci en remuant son petit nez. Bonne odeur !

Elle avait les pattes dans l’eau boueuse, posées sans peur sur la carcasse du dieu. Cornélia se retint de dire que l’eau puait la mort et le sang macéré, et que ce n’était pas du tout une bonne odeur. Oupyre devait être postée sur une phalange. Une phalange immense qui creusait la berge de son poids démentiel, et qui semblait faite d’un os écarlate et poreux. La hase y donna un bon coup de dents. Cornélia vit distinctement des éclats sauter.

Il ne manquerait plus qu’il se réveille, songea-t-elle dans un bref éclat d’effroi. Et s’il dormait simplement ?

Danaé n’avait pas l’air sereine non plus.

Je vais faire des rondes plus en hauteur, pour avoir une vue d’ensemble !

C’est ça, abandonne-nous à notre sort, songea Cornélia en la regardant disparaître – tout en sachant qu’elle ne ferait jamais une chose pareille.

Dépêche, Pypyre ! lança-t-elle à Oupyre.

Celle-ci se mit à tailler dans le squelette du dieu avec l’entrain d’une menuisière sur un chantier.

Forte ! se réjouissait-elle sans cesse. Devenir plus forte !

L’idée d’être transformée en une version plus puissante d’elle-même l’enthousiasmait beaucoup. Cornélia, elle, évitait d’y penser. Ce qui se dessinait à l’horizon ne lui plaisait pas – le rituel certainement douloureux pour « forger » leurs corps, et surtout le fait que Pouet et Oupyre voulaient le subir avec eux.

C’est ça, grommela-t-elle. Devenir plus forte, oui.

Elle descendit à son niveau, puis se força à prendre tous les éclats d’os dans sa bouche pour les transporter. Le goût du vieux sang et de la vase lui souleva l’estomac.

C’est bon, Oupyre, stop ! dit-elle à la hase qui s’était mise à creuser un trou de lapin dans la phalange géante. On décampe, maintenant !

On décampe, on décampe ! répéta Oupyre en abandonnant aussitôt son terrier.

Elles sortirent de l’eau, couvertes d’écume sanglante jusqu’aux côtes. C’est à ce moment-là que Danaé déboula au grand galop :

Courez, les filles ! Courez vers la frontière !

Le cœur de Cornélia s’arrêta de battre une seconde. Derrière Danaé, une nappe de brouillard recouvrait les rues – et Cornélia, pour y avoir déjà assisté, savait ce que cela voulait dire. Elles détalèrent toutes les trois d’un même élan à travers un bout de forêt, avec l’énergie du désespoir. Les feuilles et les branches leur giflaient l’échine ; des nuages d’insectes leur rentraient dans les narines.

Qu’est-ce que t’as foutu pour attirer son attention comme ça ? feula Cornélia entre deux halètements.

Danaé la regarda de ses yeux de poisson. Puis, dans une mimique moqueuse, elle lui tira la langue. Cornélia vit briller une large écaille d’un vert émeraude, posée dessus. De surprise, elle faillit en avaler son propre larcin.

Une écaille de Quetzalcóatl ? Tu l’as trouvée où ?

Au pied du pont, répondit la panthère avec fierté. Là où tu m’as dit qu’il vous avait fait son petit spectacle quand tu étais avec Blanche. Je me suis dit que la pluie avait dû en faire tomber…

Danaé, tu gères !

Eh ouais, je sais.

Aux côtés d’Oupyre, elles galopèrent sur les routes défoncées et jonchées de plastique de Manaos, puis traversèrent le fleuve qui constituait la frontière.

Derrière elles, le tonnerre grondait, le brouillard étirait ses filaments blanchâtres ; mais c’était trop tard.

Elles étaient passées.

***

À leur retour au convoi, une ambiance étrange régnait. Toutes les nivées les attendaient en silence. Danaé et Cornélia reprirent leur véritable apparence, surprises de voir un tel rassemblement en leur honneur.

Aux côtés de Pouet, les nivées s’approchèrent et vinrent les accueillir l’une après l’autre.

Il fallut que le premier de la file – un bébé baku – dépose un petit tas de poussière dorée dans la paume de Cornélia pour qu’elle comprenne. C’était la poudre qui recouvrait la peau des bakus, légère et délicate comme celle des ailes de papillons.

« On peut prendre l’essence de n’importe qui », avait dit Beyaz.

Chacune de ces nivées venait leur confier un petit bout de son essence.

Ses yeux filèrent vers ceux de Pouet.

Tu leur as expliqué notre plan.

Il remua les moustaches, ce qui constituait un acquiescement. Avec beaucoup de soin, Cornélia transféra le cadeau dans les mains de Danaé, qui alla le porter à Iroël. Cornélia tapota la tête du bébé baku.

– Merci.

Après lui, la Mouche s’approcha à son tour. Il lui tendit un petit bout de l’une de ses défenses, qui était fendillée depuis bien longtemps.

– Merci…

Puis il y eut les zonures et Algarade, qui lui donnèrent une écaille chacun ; les basilics qui lui offrirent une petite plume zébrée de bleu ; l’arkan sonney qui vint en ronflotant comme un petit cochon pour lui remettre l’un de ses piquants d’or ; les jackalopes et leurs poils soyeux comme du velours ; et même Monsieur Plume-verte fit la queue pour lui donner – en boudant un peu – l’une de ses plumes de coq. Les coulobres observaient à distance, avec bienveillance. Elles n’avaient pas de cornes, de poils ni d’écailles à donner.

Les larmes commençaient à monter aux yeux de Cornélia, mais elle n’en laissait rien paraître.

Ils porteraient en eux l’essence du convoi entier, avec ses espoirs et ses peines, ses tendresses, et sa rage d’arriver au bout du voyage. Quand elle songea aux hydres et aux kumiho qui n’étaient plus là pour donner quelque chose d’elles-mêmes, sa gorge se noua.

Même les squonks firent la queue avec les autres. Eux qui craignaient tant de s’exposer en public, ils avaient dû se faire violence pour sortir du Berliet. Cornélia crut qu’ils allaient lui donner une de leurs larmes, mais ce fut une petite écaille irisée qu’ils lui tendirent. Cela la surprit : les squonks n’avaient pas d’écailles.

Squonks pas forts, dit timidement l’une des petites bêtes. Mais Aegeus très fort.

Cornélia crut avoir mal compris.

– Quoi ?

Aegeus, répéta un autre squonk. Il donne. Il dit : vouivres très fortes.

Cornélia leva les yeux vers la silhouette monumentale du Berliet. Elle caressa l’écaille d’un doigt : on aurait dit un fragment de nacre, pareillement lisse et changeante sous la lumière.

Alors toi aussi, tu veux nous donner quelque chose de toi ?

Cette idée la troublait, et elle se força à ne plus y penser. Le matagot arriva bientôt avec son air supérieur, en trottinant sur ses petites pattes maigres. Il lui donna un bout de son oreille, ce qu’elle trouva dégoûtant, mais il avait l’air si content de participer qu’elle pouvait difficilement refuser.

– Merci, messire matagot.

– Pff ! De rien, fillette ! Après tout, je suis un diable : elle repoussera !

Io s’avança ensuite. De sa main droite, elle lui donna un petit fragment de corne blanche ; de sa main gauche, elle lui confia une petite plume de paon, irisée de bleu et de vert émeraude. Pétrifiée par la surprise, Cornélia releva les yeux vers son visage.

– C’est… ?

– C’est tout ce qu’il me reste de mon époux, dit simplement Io. Il vous l’aurait donnée.

Elle s’en alla avant que Cornélia n’ait eu le temps de la remercier.

Blanche, pour finir, s’approcha à son tour. Elle était restée dix minutes dans le ciel. Pour une créature comme le raijū, trente secondes constituaient déjà beaucoup de temps. Dix minutes… Les soleils de la Strate étaient beaucoup plus éloignés que ce qu’ils avaient pensé. Elle avait dû parcourir des milliers de kilomètres, d’abord pour trouver le premier, ensuite le deuxième qui était passé sous l’horizon – puisque les deux chevaux se relayaient dans le ciel. Elle était échevelée, les pupilles dilatées. Une partie de son esprit était encore là-haut, dans le noir et les étoiles, près des astres brûlants.

Tiens, dit-elle à sa sœur. Ça vient d’Alsvinnr et Árvakr.

Elle lui tendit deux longs filaments lumineux, épais comme des crins de chevaux, qui éclairaient leurs visages d’une lueur dorée.

– Pour la rapidité et l’endurance, précisa-t-elle.

Cornélia hocha la tête. Sa sœur lui enroula les crins autour de son poignet, comme un bracelet de soleil. Puis l’aînée se tourna vers les nivées qui les observaient, attentives :

– Merci à vous tous. Je vous promets qu’on va faire de notre mieux pour… pour vous faire traverser. (Comme sa gorge serrée ne laissait plus passer grand-chose, elle acheva abruptement.) Merci de nous faire confiance…

Alors qu’elles allaient tourner les talons, Pouet s’approcha de son pas lourd. Les autres nivées le couvaient d’un regard où l’affection le disputait à la fierté. Il tendit sa grosse joue vers Cornélia et elle vit qu’une écaille noire saillait sur son pelage, à moitié détachée. Il avait dû se gratter jusqu’au sang pour en arriver là. Cornélia la récupéra avec mille précautions.

Tous ensemble, dit seulement Pouet.

– Oui, dit Cornélia en s’efforçant de ne pas pleurer. Tous ensemble.

Pouet se tourna vers Oupyre, qui se grattait l’oreille en observant la scène.

Et toi ?

Pour toute réponse, elle tapa du pied par terre et se mit à faire sa toilette avec agitation, l’air de dire « Vous ne voyez pas que je suis occupée ? ».

Le même sourire apparut sur les visages de Blanche et Cornélia.

***

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