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Ce soir-là, Iroël passa plusieurs heures à retravailler ses masques de géants.

Il lui fallait deux fois plus de temps qu’à l’ordinaire pour faire la moindre manipulation. Il eut besoin de l’aide de Cornélia à plusieurs reprises, pour lui tenir les masques ou l’aider à manier ses outils. Elle était presque aussi maladroite que lui – sans avoir l’excuse d’être à moitié oiseau – et tout le monde finit par les laisser seuls dans le Berliet, lassé de les entendre rouspéter et se chamailler. Iroël lui fit découper les offrandes des nivées en petits fragments, qu’il stocka soigneusement. Une partie alla agrémenter chaque masque : Cornélia l’aida à faire fondre le plastique pour pouvoir y incorporer les ingrédients directement. Iroël avait l’instinct de celui qui se dédie à son art et la rigueur d’un maître d’ouvrage ; chaque élément devait être placé judicieusement, au millimètre près. Cornélia n’était pas du tout de ce genre-là, et loin d’avoir le compas dans l’œil. À plusieurs reprises, tout le convoi l’entendit tempêter : « Artiste à la con ! », ce à quoi le rire d’Iroël répondait aussitôt.

Et puis, finalement, on n’entendit plus rien du tout. Les deux semblaient s’être calmés.

Ils finirent par émerger, appuyés l’un sur l’autre, les yeux douloureux d’avoir veillé si longtemps, le bout des doigts coupés par les morceaux de plastique.

– C’est bon, dirent-ils simplement.

Ils partagèrent tous un maigre repas, assis en cercle aux côtés des nivées. Ils discutèrent et plaisantèrent comme si de rien n’était, une dernière fois, comme si tout allait encore bien – comme si le convoi était encore prospère, mené par un chef bien portant, encadré par des boyards fiables. Comme si l’affaire des kumiho n’avait jamais eu lieu.

Comme s’ils ne risquaient pas de tous mourir le lendemain, et de précipiter les nivées dans leur chute.

Ils dormirent quelques heures et, le lendemain, ils s’attelèrent au rituel de Beyaz.

**coupure chapitre**

– Comme ça ? demanda Blanche.

Cornélia ne pouvait pas la voir, mais elle devinait son expression angoissée rien qu’à sa voix. Assis en face d’elle, Beyaz hocha la tête d’un air rassurant. Iroël, juste à côté, jeta un coup d’œil sur le dos de Cornélia.

– Ça a l’air très bien.

– Je ne sais pas ce que je fais, gémit Blanche. Vous êtes sûrs que c’est bien, là ?

– C’est parfait, Blanche, grommela Beyaz. Et c’est bien que tu t’occupes de ta sœur. Plus la personne qui opère est proche, puis la magie peut prendre racine.

– Qui t’a opéré, toi ? questionna Cornélia.

Beyaz eut une grimace infime. Peut-être en rapport à sa question, ou peut-être car Danaé lui charcutait le dos avec application.

– Des collègues braconniers. Je n’avais personne de proche.

Cornélia sut, à son ton sans réplique, qu’il ne voulait pas d’autres questions.

Ils s’étaient assis dans la moiteur étouffante de Manaos, entre les derniers camions du convoi. Pouet et Oupyre étaient là eux aussi. Dans ces circonstances particulières, ils faisaient partie de la bande. Toutes les nivées les entouraient ; la plupart étaient allongées à l’ombre des arbres, dans le vrombissement des insectes, mais certaines montaient la garde autour du convoi, comme la Mouche, Algarade et les zonures. Ils avaient inversé les rôles, protégeant les boyards pendant qu’ils étaient vulnérables.

– Aïe ! fit Cornélia.

– Oh non ! paniqua Blanche. Je suis désolée !

– T’inquiète, continue. C’est pas pire que l’épilation ou les règles !

Beyaz ébaucha l’un de ses rares sourires.

– Voilà pourquoi certains immortels n’embauchent que des femmes.

Cornélia tâchait de ne pas trop grimacer alors que Blanche lui gravait des motifs à même la peau. Beyaz avait fait une distribution de couteaux – il possédait l’équivalent d’une armurerie, Cornélia ne savait même pas où il cachait tout ça. L’avantage, c’est qu’ils étaient si bien affutés que la douleur restait supportable. À chaque trait, Blanche s’arrêtait pour tremper la lame du couteau dans un petit sac de poudre broyée : les essences de toutes les nivées et de Quetzalcóatl et Tezcatlipoca. Elles devaient se mélanger au sang de Cornélia.

Iroël avait choisi lui-même les motifs à représenter sur leur peau, en lien avec leur masque et leur nature. Pour Cornélia, c’était simple : elle devait simplement rendre sa peau translucide comme celle de la tzitzimitl, pour que Blanche puisse voir ses os et en suivre le tracé.

– Arrête de pleurnicher, la naine, lança Aaron qui se désaltérait non loin. Parce qu’après, ce sera moi. Et t’as intérêt à savoir faire !

Au ton de Blanche, Cornélia devina qu’elle brandissait le couteau vers lui :

– Toi, la ramène pas ! Si tu m’agaces, tu te débrouilleras tout seul !

– C’est ça, oui !

Blanche termina de tracer les vertèbres en bas du dos de Cornélia, puis passa sur son bras. La jeune femme soupira. Ça allait être long.

– J’espère que ça ne va pas s’infecter, dit-elle distraitement – après avoir survécu à tant de choses, l‘infection d’une blessure lui semblait sans importance.

– C’est ce qu’on veut, d’une certaine façon, répliqua Beyaz. On veut être contaminés. On veut prendre tout ça en nous. C’est ce qu’il faut. Et il n’y a pas de place pour la peur dans le processus.

– Et bah moi, j’ai peur, grogna Blanche en charcutant le biceps de Cornélia.

– Alors que tu ne vas même pas participer !

– Gna gna gna ! répliqua-t-elle avec une maturité rare. J’ai peur quand même !

Bientôt, elle eut terminé les deux bras de Cornélia. Celle-ci observa les tatouages ensanglantés inscrits sur sa peau. Rêvait-elle ? Ou son sang se teintait-il de bleu et de blanc iridescent par endroits ? Elle croisa le regard d’Iroël ; il avait l’air si calme que cela la détendit.

– Ce sera réversible, lui dit-il. Je te le jure. Quand vous mettez les masques, ça se déclenche. Quand vous les enlevez, c’est fini.

– Je te fais confiance.

Blanche lavait le couteau en silence. Elle finit par dire d’une voix hésitante :

– Beyaz… Tu n’as vraiment pas peur de… de changer ? De rester un géant, ou un dieu… ou un monstre ?

– Je suis déjà un monstre, répondit-il tranquillement. On l’est tous.

Blanche désigna sa haute stature et son torse musculeux.

– Mais celui que tu étais avant tout ça… il ne te manque jamais ?

Le grand soldat prit le temps de réfléchir.

– Si, bien sûr. Des fois. Mais il faut changer, c’est dans l’ordre des choses. On peut pas vivre sans changer. Ni sans regretter le changement. C’est comme ça.

D’un geste discret, Blanche essuya une larme sur sa joue – Cornélia l’aperçut du coin de l’œil, et une alarme sonna à l’intérieur de sa tête.

– Blanche ? dit-elle en même temps qu’Aaron. Ça va ?

– Je… Chez Arachné, quand elle m’a montré le miroir, je ne me suis pas reconnue. J’ai eu du mal à me souvenir que j’étais humaine… (Elle regarda sa main qui tenait le couteau.) J’aime être un raijū, mais… ce n’est pas ce que je suis. Ni ce que je veux être. Vous comprenez ?

Cornélia ne dit rien. Ses mots faisaient surgir des réflexions qu’elle aurait préféré ignorer. Blanche savait ce qu’elle voulait être ? Vraiment ? Cela devait être bien de pouvoir se reposer sur une conviction si intime.

– Tu peux être les deux à la fois, non ? releva Danaé. Moi, j’aime bien passer de l’un à l’autre. Je suis faunesse et panthère d’eau, maintenant.

– Mais je ne sais pas si j’ai envie d’être les deux, souffla Blanche. Le raijū, c’est… c’est comme une porte de sortie, et il m’a fait beaucoup de bien, mais j’en ai assez maintenant. J’en ai marre de fuir mon vrai corps.

Sa réponse étonna Cornélia.

– Mais c’est bien, d’être les deux. Tu ne te sens pas… enfermée quand tu dois rester humaine ? Enfermée à l’intérieur de toi-même ?

Sa sœur la regarda timidement.

– Ben non.

Beyaz les observait avec attention. Son sourire un peu tordu se dessina de nouveau sur son visage balafré.

– Et alors ? Vous pouvez choisir.

Il désigna son torse, sur lequel Danaé était en train de tracer des motifs en dents de scie, agressifs comme des mâchoires d’ours.

– Pas besoin de vous justifier. L’important, c’est juste que vous choisissiez. Pas les autres autour. Eux, ils savent pas qui vous êtes à l’intérieur, ils sauront jamais.

– Arrête de bouger ! le coupa Danaé.

– Je respire, c’est tout !

– Eh bien arrête de respirer !

– Maudite biquette…

Aaron observait les deux sœurs. Ses yeux noirs brillaient comme deux fragments d’ardoise.

– Tu sais qui tu es, Blanche ?

Blanche s’avança vers lui.

– Oui, je… je crois.

– Tu crois ? répéta-t-il d’un air moqueur.

– Et toi, s’énerva-t-elle soudain, tu sais parfaitement qui tu es, peut-être ?

Il parut hésiter. Puis il la regarda droit dans les yeux :

– Oui, je sais. Et je sais qui toi, tu es.

Blanche rougit jusqu’à la racine des cheveux.

– Je veux juste être humaine.

Leurs regards s’effleurèrent de nouveau. Aaron dit simplement :

– Tu l’es déjà.

Lorsqu’elle passa près de lui, il passa un bras autour de sa taille et l’attira contre lui. Danaé ouvrit des yeux ronds comme ceux d’un mérou surpris. Il était très rare qu’ils se livrent à des gestes d’affection en public. Cornélia, elle, opta pour une moue.

« Tu l’aimes vraiment, hein ? »

Bien sûr qu’ils s’aimaient. Mais pour la première fois, elle se demanda ce qui se passerait après. Que se passerait-il s’ils triomphaient ? Lorsqu’ils seraient tous revenus dans leur monde originel ?

Que se passerait-il pour Aaron, pour Iroël… et même pour elles ? Les deux garçons n’étaient pas humains, et elles, après l’avoir été si longtemps… Pourraient-elles rentrer de nouveau dans un moule si étroit ? Une cuisine, un salon. Les courses à faire. La fac. Les dossiers à remplir. Un futur gris et rectiligne, plat comme un trottoir de rue. D’un coup, Cornélia se sentit comme un chaton qui s’était changé en fauve : elle prenait beaucoup plus de place qu’avant, elle avait les griffes ô combien plus acérées. Comment allait-elle réussir à entrer dans une petite boîte si étriquée, si vide de sens ? Rien qu’à cette idée, une bouffée de panique lui vint. Elle se força à la ravaler.

Plus tard, se répéta-t-elle. Plus tard. Si tu es encore en vie à ce moment-là. Une chose à la fois !

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J'ai un doute sur cette scène, notamment sur le dialogue Blanche -Beyaz - Cornélia. Je voulais aborder ce sujet-là de nouveau, et rappeler le passage du miroir chez Arachné, mais au final, je ne sais pas trop si c'est utile. Ou bien c'est peut-être trop long... J'ai l'impression de brasser de l'air. Vous en pensez quoi ?

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