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Blanche ne répliqua rien, le visage enfoui dans le cou d’Aaron, peut-être choquée par son éclat de voix. Cornélia prit le parti de l’ignorer. En fulminant comme un bélier énervé, elle alla chercher la pile de masques et les distribua aux boyards. Il y en avait un pour Pouet et un pour Oupyre ; le ressentiment lui tordit les entrailles en les redécouvrant. Encore une chose qu’elle aurait tout donné pour éviter. Ils étaient assis bravement aux côtés de Beyaz, avec la même détermination gravée sur leurs traits. Même Oupyre, pour une fois, avait paru comprendre l’urgence de la situation. La mort dans l’âme, Cornélia alla les leur montrer.
– Regardez, dit-elle d’une voix qui tremblait un peu. Ce sont les vôtres. Je vous les mettrai le moment venu. D’accord ?
Pouet la dévisagea comme pour dire « Arrête de me parler comme si j’avais cinq ans ». Il accorda à peine un regard au masque gigantesque qui semblait sculpté dans l’obscurité, hérissé d’écailles, de pointes et de dents. Oupyre, elle, fourra son nez dans le sien avec curiosité ; Cornélia fut obligée de vite le récupérer pour que la magie ne se déclenche pas. C’était celui d’une créature argentée aux dents proéminentes, couronnée de cornes épineuses et entourée de six longues oreilles qui formaient comme une crinière.
– Blanche, lâche-moi, dit la voix d’Aaron en fond sonore. Sinon, je te ligote à un arbre. Je rigole pas.
– Pff ! Tu m’énerves ! Moi, je voulais venir avec vous.
– Il nous fallait quelqu’un pour rester ici. On peut pas tous se jeter tête la première sur les Aztèques.
Il dit d’un ton bas, à peine perceptible par Cornélia :
– Et puis, je voulais pas que tu viennes.
– T’es qu’un salaud !
Il éclata d’un rire rugueux.
– C’est toi qui m’a choisi, j’te rappelle.
Cornélia ne se retourna pas quand elle entendit un petit bruit d’éclaboussures – les pieds de Blanche qui touchaient le sol. Elle était quasiment certaine qu’ils allaient s’embrasser, ce qui n’était jamais arrivé en public, et elle ne voulait pas voir ça, ni interférer avec ce moment. Danaé n’eut pas cette grâce. Elle n’en loupa pas une miette, et ses sourcils se haussèrent haut sur son front. Si haut que Cornélia se demanda s’ils avaient mis la langue.
Beurk ! N’y pense pas…
Lorsqu’elle se retourna, ils s’étaient séparés. Aaron avait visiblement instauré une distance de sécurité entre eux. Cornélia croisa son regard sombre et froid – déjà engagé dans l’affrontement à venir.
– On y va ? dit-elle.
Il hocha la tête.
– Tu veux bien te charger d’Aegeus ?
Sa demande la choqua tellement qu’elle mit du temps à répondre. Il avait vraiment changé. Auparavant, jamais il n’aurait confié son maître à quelqu’un d’autre ; et jamais non plus il ne l’aurait laissé servir d’appât pour des ennemis de cette envergure. Mais désormais, le voyage touchait à sa fin. Et son maître avec lui. Cornélia contempla le visage anguleux d’Aaron, aux pommettes balafrées de cicatrices. Comme tout le monde, il s’était résigné à l’irrémédiable.
Elle attrapa son masque de tzitzimitl.
– Je m’en charge. On se retrouve au point de rendez-vous.
***
Aegeus avait l’air aussi frais qu’un poisson mort. Pour s’assurer qu’il était encore en vie, Cornélia dut pousser son hamac jusqu’à ce qu’il se réveille. Sous ses paupières translucides et veinées de bleu, il toisa la tzitzimitl qui osait le déranger.
On ne peut même plus mourir tranquille !
Cornélia fit claquer ses mâchoires d’os.
Tu mourras plus tard. On a besoin d’un appât sur notre hameçon à dieux, et tu feras l’affaire, même si tu pues le vieux hareng.
Aegeus leva les yeux vers la bâche du camion, l’air d’envoyer des imprécations au destin qui l’avait mis là.
Dire que ce jour-là, tu étais prête à te mettre en danger pour me sauver. Tu as bien changé, Corny.
Ce jour-là… quand elle l’avait trouvé dans une petite rue de Lyon, recroquevillé devant l’auberge, avec un bras en moins. Une bouffée de mélancolie remonta en Cornélia. Elle claqua de nouveau des mâchoires – cette fois pour exprimer un rire moqueur.
C’est un peu tard pour t’en soucier. C’est toi qui as fait de moi ce que je suis, je te rappelle. Bien fait pour toi !
Elle se plaça parallèlement au hamac, lui présentant son dos squelettique.
Monte et accroche-toi bien.
Aegeus se redressa avec effort.
Et si je refuse ?
Alors je t’attrape par la nuque et je t’embarque de force. T’as perdu assez de poids pour que je puisse te trimballer toute seule.
Il soupira, puis posa un regard dubitatif sur les vertèbres qui émergeaient de la chair transparente de la tzitzimitl.
Ça va piquer. Vous n’avez vraiment pas trouvé mieux ? J’aurais préféré Aaron.
Cornélia hésita. L’inconfort n’était qu’une excuse, elle en était certaine. Aegeus était attaché à Aaron. Et pour la première fois en situation de crise, il montrait qu’il avait besoin de lui. Elle répondit un peu sèchement :
Tu sais qu’il aime pas se transformer. Et puis arrête de m’emmerder avec tes caprices, tu sentiras rien de toute façon. T’as la peau dure avec tes écailles !
Fatiguée par ses tergiversations, elle referma ses mâchoires sur son épaule et le jeta à moitié contre elle. Il grogna. Quand elle sentit ses mains s’agripper à sa coiffe aztèque et qu’il l’enfourcha enfin, elle se rendit compte qu’il était plus léger que ce à quoi elle s’attendait.
Il a vraiment perdu tant de poids que ça ?
Fais gaffe, dit-il. J’aime pas la pitié. Et toi, tu devrais pas en avoir pour tes ennemis.
Elle bondit entre les hamacs puis grimpa l’échelle sans douceur, histoire de le secouer un peu. Il manqua de tomber, s’accrocha à elle de toutes ses forces ; des jurons espagnols et occitans lui échappèrent, sifflant dans sa langue de serpent à peine enrobée d’un reste de voix humaine. Lorsqu’ils émergèrent à l’air libre, sous la pluie diluvienne qui venait de s’abattre sur Manaos, Cornélia dit enfin la vérité.
Tu n’es pas mon ennemi.
Il ne répondit rien.
C’est comme ça que tu nous vois, Blanche et moi ? Comme des ennemies ?
Elle attendit longtemps la réponse. Dehors, le calme régnait ; seule la rumeur de l’averse emplissait l’air et noyait la ville entière. Les autres étaient déjà partis au point de rendez-vous. Seule Blanche restait là, assise en tailleur près des nivées, les yeux dans le vague, occupée à se tordre les mains. Un bébé zonure dormait sur ses genoux, roulé en boule, écailleux comme une pomme de pin.
Tout n’est qu’ennemis, répondit enfin Aegeus. Rien d’autre. La haine, Cornélia. Je te l’ai déjà dit.
Cette fois, ce fut elle qui ne répondit pas.
Blanche releva la tête sur leur passage. Elle ne bougea pas, mais les nivées, elles, s’approchèrent. En silence, les trompes des petits bakus se levèrent pour effleurer l’épaule de la tzitzimitl. Les coulobres posèrent leurs pattes noires sur le mollet d’Aegeus, en un contact très court, plein de sympathie. L’hippalectryon vint souffler sur son crâne chauve bosselé d’écailles, puis sur le front osseux de Cornélia, comme pour les baptiser – ou les reconnaître une dernière fois et graver leur odeur dans sa mémoire. Même les basilics étaient là, malgré leur cécité. Cornélia eut envie de passer une main dans les plumes ébouriffées des bébés, comme elle le faisait en leur donnant le bain ; mais la tzitzimitl n’avait pas de main, et rien n’était doux en elle, rien n’était tendre.
Au revoir, exprima-t-elle. À bientôt, je l’espère…
La tzitzimitl n’avait pas non plus de larmes. Il lui sembla que le chagrin l’étouffait de l’intérieur, incapable de sortir. Des yeux, elle chercha Blanche. Celle-ci se leva. Elle resta à distance, mais tout son regard et son corps vibrèrent d’une unique pensée :
Vous allez revenir.
On aurait dit une petite Pythie des temps modernes, vêtue de ses longs cheveux blonds, auréolée par l’éclat brumeux de la pluie. Cornélia ne répondit rien. Elle se glissa dans la jungle de Manaos, emportant avec elle le souvenir de sa sœur.
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