105 - Le rituel
Aaron fit le dos rond pour qu’Iroël puisse donner ses instructions à Blanche, en dessinant sur sa peau du bout du doigt.
– Ici, comme ça. Dur, acéré, un peu comme sur Beyaz. Ici, quelque chose qui ressemble à des flammes. Et ici, des motifs en forme d’écailles…
– Des écailles ? répéta Blanche. Mais c’est un crocotta. Il n’a pas d’écailles !
– Non, répondit Iroël avec une certaine douceur. Mais il y a son maître en lui.
Un éclat de douleur passa dans les yeux d’Aaron, vite ravalé. Blanche lui caressa doucement le dos. Puis elle leva le couteau.
– Ok, je vais le faire.
– Et pour Pouet et Oupyre ? demanda Cornélia. Qui va les préparer ?
Ils n’étaient pas loin. Oupyre s’était creusé un gîte dans la terre humide, où elle somnolait tranquillement, allongée de tout son long. Pouet montait la garde autour d’eux.
– Je pensais que vous alliez vous en charger, vous deux, fit Danaé d’un ton interrogateur. C’est vos bestioles, non ?
Cornélia baissa le regard vers ses mains. Elles se mirent à trembler dès l’instant où elle s’imagina faire du mal à Pouet et Oupyre.
– Moi ? s’exclama Blanche. Hors de question ! J’ai déjà cru mourir quand j’ai essayé de gaver les petits, avant Epona. J’peux pas faire un truc pareil !
Cornélia acquiesça, et Danaé poussa un soupir exaspéré.
– C’est pas vrai. Ce que vous êtes douillettes, vous deux !
– Je peux m’en charger, fit Beyaz. S’ils acceptent de rester tranquilles.
Oupyre leva une oreille télescopique dans leur direction. Elle entendait tout, bien sûr.
Moi, je veux ! Je veux !
Ni une ni deux, elle jaillit de son trou et vint se planter devant l’ex-braconnier. Cornélia serra les dents en imaginant Beyaz poser ses mains de mercenaire sur elle. Mais la réciproque était vraie aussi : Oupyre pouvait le tuer en un clin d’œil. La jeune femme échangea un regard résigné avec Blanche.
– Si vous êtes tous les deux consentants… et conscients des risques, surtout…
Oupyre secoua les oreilles d’un air grandiloquent :
Devenir plus forte ! Moi plus forte.
En guise de réponse, Beyaz éclata de rire.
– Tu es déjà la plus forte, microbe.
Microbe ! Microbe !
Il s’accroupit près d’elle, sortit un couteau de sa ceinture. Iroël vint à ses côtés pour le guider. Pouet s’approcha alors ; il n’avait pas perdu une miette de la scène. Il se posta au-dessus d’eux, les crocs dénudés, les yeux étrécis en deux fentes, en une posture ouvertement menaçante.
– Pouet, prévint Blanche sans oser ajouter quoi que ce soit. Tout va bien se passer. C’est Beyaz.
Beyaz, répéta Oupyre, guillerette.
Mais Beyaz avait participé à la mise à mort des kumiho, et même si Pouet le tolérait encore, personne n’était assez naïf pour croire qu’il se montrerait indulgent à son encontre.
Beyaz croisa son regard, lui fit un signe de la main très calme qui voulait dire : « Tout va bien se passer. Tu vas voir. » D’une main, il attrapa les oreilles d’Oupyre pour éviter qu’elles le gênent. Lorsque la lame du couteau incisa le flanc d’Oupyre en une fine ligne rouge, Pouet se contracta de tous ses muscles. Cornélia aussi. Mais la hase frémit à peine. Elle n’eut pas l’air inquiet le moins du monde. Quand elle essaya de se lécher les orteils, dans son obsession pour la propreté, Beyaz lui tira sur les oreilles pour la garder immobile.
– Bouge pas, bestiasse !
Bestiasse, répéta-t-elle. Beyaz. Bestiasse.
Elle obéit obligeamment, et le boyard continua son office. Des motifs semblables à des bois de cerf ou des branches d’arbre noueuses apparurent, un peu maladroits, guidés par Iroël lorsque Beyaz hésitait trop.
– Faut que j’évite les oreilles, grommelait le soldat pour lui-même. C’est l’organe le plus vascularisé, chez les lapins. C’est trop risqué.
Une curieuse émotion noua les tripes de Cornélia. Elle avait sous les yeux une créature qui valait son pesant d’or, la dernière de son espèce, vulnérable entre les mains d’un ex-braconnier – et celui-ci la manipulait avec des gestes d’une grande délicatesse. À cette vue, elle sentit quelque chose guérir en elle. Après tout ce qui avait eu lieu… Elle ne pensait plus jamais pouvoir assister à ce genre de scène. Pouet, au-dessus d’eux, avait rangé ses dents sous ses babines. Il les observait sans plus de menace, avec une sorte de petite fragilité dans son regard pourpre. Cornélia se demanda si en lui aussi, quelque chose était en train de guérir. Elle hésita un peu avant de dire :
– Je peux m’occuper de toi, Pouet. Si tu es d’accord.
La tarasque releva les yeux sur elle.
Oui. Je veux. Merci, Cornélia.
Lorsqu’elle alla chercher un couteau, ses mains avaient cessé de trembler.
***
– Est-ce que tout le monde est prêt ?
Aaron les fixait tous. Ils étaient prêts en effet. Ils faisaient cercle autour de lui, comme d’étranges diables tatoués de sang. Cornélia sentait une énergie différente fourmiller en elle, dans ses veines – mais peut-être n’était-ce que son imagination.
Une dernière fois, ils revirent le plan point par point.
– Tu as choisi un signal avec Alsvinnr et Árvakr ? demanda Aaron à Blanche.
Elle haussa les épaules.
– Je vais juste leur faire coucou. Ils me verront : ils voient tout, même de là-haut.
– Super, dit Cornélia entre ses dents. Très fiable et très discret.
Mais à sa grande surprise, Aaron ne râla pas. Il lança un regard à Blanche du coin de l’œil, l’air sombre. S’inquiétait-il pour elle ? Sans répondre, la blondinette s’approcha de lui et souleva son bras pour se glisser dessous. Elle se pelotonna contre son torse. Aaron leva les yeux au ciel, mais chacun put voir qu’il était content de partager ce petit moment complice avec elle. Il souffla pour chasser les cheveux blonds qui venaient lui chatouiller le nez, puis il poussa carrément la tête de Blanche sur le côté. Elle se laissa faire en râlant.
– Je vous aiderai, promit-elle après qu’il eut terminé de détailler le plan.
Aaron leva les yeux au ciel.
– Non, toi, tu restes en arrière. Tu restes en vie. Et si tu vois qu’on revient pas, tu ramènes le convoi chez Epona. Il faut que les nivées aient quelqu’un sur qui compter. J’espère qu’elle acceptera de les prendre sous son aile, malgré le bordel qu’on a foutu chez elle la dernière fois.
Blanche détourna les yeux.
– Mais vous allez revenir, de toute façon.
– On sait pas.
Il avait la voix tranchante.
– Mais si, rétorqua-t-elle.
Sa voix à elle était encore plus dure. Elle n’admettait aucune réplique.
– Par contre, vous devriez tester les masques avant. C’est une mauvaise idée d’y aller comme ça, directement.
– Pour la dixième fois : je suis d’accord, lança Cornélia.
Beyaz souffla par le nez, exaspéré.
– On en a déjà parlé. On serait beaucoup trop repérables. Les Aztèques nous verraient de loin et ça risquerait de tout flanquer par terre. Enfin, si Monsieur Corbeau a réussi son affaire.
Iroël hocha la tête, en retrait. À présent, la suite dépendait d’eux, et d’eux seuls.
– Bien, fit Aaron. Si tout est bon, alors en place !
Il poussa gentiment Blanche sur le côté.
– Dégage, la naine.
Au lieu d’obéir, elle s’agrippa à lui de ses bras et de ses jambes comme un judoka en pleine prise.
– Si jamais vous revenez pas…
– Ah non ! la coupa Cornélia. Pas de blabla, pas de « Je t’ai toujours aimé malgré ton caractère de merde et j’irai mettre des bégonias sur ta tombe ». C’est bon, on sait ! On peut passer l’étape des adieux ! L’objectif c’est de survivre, pas de pleurnicher en pensant à tout ce qu’on a raté dans nos vies.
Tout le monde se tourna vers elle. Elle-même fut surprise de découvrir autant d’âpreté dans sa voix. Elle se souviendrait toujours des au-revoir qui avaient eu lieu avec Pouet et Oupyre, avant que le convoi ne se sépare en deux… et de la catastrophe qui s’était produite ensuite.
Pas d’adieux, pas de sentiments ; pas de sentiments, pas de souffrance.
Blanche ne répliqua rien, le visage enfoui dans le cou d’Aaron. Cornélia prit le parti de l’ignorer. Elle alla chercher les nouveaux masques et les distribua à tout le monde. Elle montra les leurs à Pouet et Oupyre.
– Regardez. Ce sont les vôtres. Je vous les mettrai le moment venu. D’accord ?
Pouet la dévisagea comme pour dire « Arrête de me parler comme si j’avais cinq ans ». Il accorda à peine un regard au masque gigantesque qui semblait sculpté dans l’obscurité, hérissé d’écailles, de pointes et de dents. Oupyre, elle, fourra son nez dans le sien avec curiosité ; Cornélia fut obligée de vite le récupérer pour que la magie ne se déclenche pas. C’était celui d’une créature argentée aux dents proéminentes, couronnée de cornes multiples, et entourée de six longues oreilles qui formaient comme une crinière.
– Blanche, lâche-moi, dit la voix d’Aaron en fond sonore. Sinon, je te ligote à un arbre. Je rigole pas.
– Pff ! Tu m’énerves ! Moi, je voulais venir avec vous.
– Il nous fallait quelqu’un pour rester ici. On peut pas tous se jeter tête la première sur les Aztèques.
Il dit d’un ton bas, à peine perceptible par Cornélia :
– Et puis, je voulais pas que tu viennes.
– T’es qu’un salaud !
Il éclata d’un rire rugueux.
– C’est toi qui m’as choisi, j’te rappelle.
Cornélia ne se retourna pas quand elle entendit un petit bruit d’éclaboussures – les pieds de Blanche qui touchaient le sol. Elle était quasiment certaine qu’ils allaient s’embrasser, ce qui n’était jamais arrivé en public, et elle ne voulait pas voir ça, ni interférer avec ce moment. Danaé n’eut pas cette grâce. Elle n’en loupa pas une miette, et ses sourcils se haussèrent haut sur son front. Si haut que Cornélia se demanda s’ils avaient mis la langue.
Beurk ! N’y pense pas…
Lorsqu’elle se retourna, ils s’étaient séparés. Aaron avait visiblement instauré une distance de sécurité entre eux. Cornélia croisa son regard sombre et froid – déjà engagé dans l’affrontement à venir.
– On y va ? dit-elle.
Il hocha la tête.
– Tu veux bien te charger de prévenir Aegeus ?
Sa demande la choqua tellement qu’elle mit du temps à répondre. Il n’allait pas lui dire au revoir lui-même ? Elle contempla le visage anguleux d’Aaron, aux pommettes balafrées de cicatrices. Comme tout le monde, il s’était résigné à l’irrémédiable. Le voyage touchait à sa fin. Et son maître avec lui.
Elle attrapa son masque habituel.
– Je m’en charge. On se retrouve au point de rendez-vous.
***

Annotations
Versions