105 - L'hameçon à dieux
C’est tout ? fit Aegeus.
Il se rencogna contre le tronc d’un arbre, là où Cornélia venait littéralement de le jeter. Ils n’étaient pas en territoire aztèque. Ils se tenaient juste à la limite, sur la rive des deux fleuves mêlés.
Moi qui m’attendais… (Il haletait.) À du sang et des larmes.
Ça arrivera après, rétorqua-t-elle. Toi, t’es pas en état pour faire quoi que ce soit d’autre. T’es juste un hameçon, souviens-toi.
Elle enleva son masque, étira son dos ankylosé par le poids d’Aegeus. Celui-ci l’observait sous ses paupières mi-closes. Il faisait le fier, mais elle avait l’ouïe bien assez fine pour entendre son cœur erratique, son souffle difficile. Cette simple petite chevauchée l’avait laissé à moitié mort. Elle ne craignait même plus qu’il tente de la séduire ou de la dévorer. Sans rien dire, elle l’attrapa par le bras et fit de son mieux pour le hisser sur ses jambes.
Oh là, doucement ! se plaignit-il.
Il s’appuya sur son épaule. Elle était si faible sous forme humaine qu’il lui sembla aussi lourd qu’un roc. Mais un roc n’était pas si visqueux. Sa peau glissait sur celle de Cornélia, gluante comme celle d’une carpe.
Essaie d’être présentable, au nom du Ciel ! tempêta-t-elle. Fais comme si tu étais encore capable de tromper des immortels et des dieux.
Pour toute réponse, il lui vomit un filet de sang et de bile sur les pieds. Accompagné d’un petit os. Cornélia, dégoûtée, le regarda sombrer dans l’Amazone. On aurait dit une phalange ou un fragment de griffe.
Et évite de me cracher tous tes organes internes dessus.
Il rit en s’essuyant la bouche.
Chacun son tour.
Cornélia sentit sa nuque se hérisser en songeant au moment, chez Homère, où il l’avait humiliée devant tous les boyards alors qu’elle avait vomi sur sa botte. Elle eut encore moins de scrupules à le traîner dans l’eau. Ils s’enfoncèrent jusqu’à la taille dans le courant boueux du fleuve. Aegeus tenait à peine sur ses jambes ; les flots se jetaient contre eux avec une fureur renouvelée, comme s’ils exprimaient la rage des dieux aztèques eux-mêmes. Cornélia n’arrêtait pas de fulminer. Entre deux jurons, elle chercha une haute silhouette blanche de l’autre côté de la rive, entre les rideaux de pluie et les bâtisses. Elle la trouva enfin. Une église gigantesque, froidement verticale, qui s’étirait vers les cieux comme une flèche de marbre. Elle avait déjà noté sa présence lors de sa précédente visite. À son faîte, on distinguait l’éclat doré d’une statue. C’était là que Io devait faire son apparition. Les autres devaient être en train de l’amener au sommet.
– Maintenant, on attend que Quetzalcóatl et Tezcatlipoca se pointent, fit-elle, la bouche sèche. Ils vont bien sentir ta présence ou une connerie du genre, non ?
Aegeus ne répondit pas. Du coin de l’œil, elle le vit fixer les eaux, comme fasciné par les remous bruns et dorés. Et d’un seul coup, il se laissa emporter. Il disparut dans une gerbe d’éclaboussures. Cornélia parvint à le retenir in extremis.
– Mais bon sang !
Elle s’arc-bouta contre la force du fleuve. Aegeus avait complètement cessé de lutter.
– Tu fais chier, Aeg ! s’énerva-t-elle. Tiens-toi un peu ! C’est pas possible, ça !
Les écailles luisantes de la vouivre glissaient entre ses doigts. C’était comme essayer de retenir une anguille. En hurlant sa colère, Cornélia passa son autre bras autour de lui, lui coinça la tête au creux de son coude et le força à relever le menton. Chaque fois qu’elle ouvrait les lèvres, des trombes de pluie s’engouffraient dans sa bouche.
– Tu te noieras après ! Quand on aura fini ce qu’on a à faire !
Le regard d’Aegeus était devenu fixe. Ses narines palpitaient, pas pour inspirer de l’air, mais pour chercher l’eau. Il était irrésistiblement attiré par le fleuve.
– Bas-toi, Aeg !
Les pupilles fendues d’Aegeus se tournèrent vers elle. Effrayée par ce regard, elle lui flanqua une gifle. La plus grosse gifle qu’elle avait jamais mise à quelqu’un. La vouivre sursauta. Une lueur humaine réapparut dans ses yeux. Il ouvrit grand la bouche, aspira une goulée d’air. Un soulagement immense déferla en Cornélia. Elle le sentit reprendre pied ; il n’était plus un poids mort à traîner. Il la fixa, la joue un peu rouge, l’air complètement à côté de ses pompes.
– C’est bon, t’as fini ta crise ? Ou je t’en mets une deuxième pour faire bonne mesure ?
Il eut un bref mouvement de tête, moitié serpent à sonnettes, moitié homme. Ce n’était pas la langue sans mots, mais elle traduisit tout de même par « Non ». Puis, toujours en silence, il leva le bras et pointa Manaos, de l’autre côté du fleuve. Cornélia se retourna. Son cœur lui remonta dans la gorge.
Les Aztèques avaient effectivement senti sa présence.
Une fournée de nuages d’orages glissait sur la ville comme un tsunami sombre. Deux formes gigantesques s’en détachaient. L’une brillait comme l’émeraude, auréolée de brume et de cumulonimbus ; la seconde était plus noire que le pétrole, drapée d’un manteau d’étoiles.
« Tezcatlipoca est aussi associé à la couleur noire. Tu le savais ? Il incarne la nuit et la guerre. »
À mesure qu’ils se rapprochaient, leurs ombres s’étendaient sur la ville.
– Bon, fit Cornélia avec un calme qui la surprit elle-même. C’est l’heure.
La voix du matagot s’éleva derrière elle :
– Oh, j’arrive pile au bon moment. Tout cela promet du spectacle !
Cornélia sursauta à peine. Sans prendre la peine de lui répondre, elle ramena Aegeus sur la rive, puis elle le poussa sur plusieurs mètres, histoire de l’éloigner de l’eau le plus possible.
– Faut que j’y aille. Toi, reste bien du côté d’Epona !
Il cligna des paupières. Voyant qu’il n’était toujours pas redevenu lui-même, elle se tourna vers le matagot.
– Veillez sur lui, vous voulez bien ?
– C’est une demande quelque peu ironique, fillette, répondit-il d’un air hautain. Mais si cela peut te rassurer, je resterai ici jusqu’à pouvoir lui extirper son âme par l’oreille.
– Merveilleux !
Elle mit ses mains en porte-voix et hurla dans la direction du convoi :
– Blanche ! Viens chercher Aegeus ! Traîne-le par l’oreille, s’il le faut !
Puis, sans perdre de temps, elle mit son masque. Elle bondit dans les airs et son chemin d’étoiles prit forme aussitôt sous ses pas. Mais alors qu’elle allait s’élancer à travers le fleuve, la voix du matagot la retint.
– Sache, fillette, que Quetzalcóatl et Tezcatlipoca ne sont pas des dieux. La plupart des légendes qui les entourent sont fausses. Et chez nous, dans les terres impies de Satan, l’on raconte qu’ils ne sont pas non plus des géants...
Elle se tourna vers lui.
Bon, si vous avez un truc à me dire, c’est maintenant. Après, il sera trop tard !
Contre toute attente, ce fut Aegeus qui leva les yeux vers elle. Il exprima, dans une langue sans mots encore hésitante :
Une rumeur dit… qu’au départ, ils n’étaient guère plus que des vermisseaux... Et qu’ensuite, pendant des siècles… ils ont tiré leur énergie de leur empire et de leurs sacrifices. Si vous les affaiblissez assez… peut-être…
Un sourire machiavélique s’afficha sur la figure du matagot.
– Peut-être que vous pourriez les forcer à reprendre leur véritable apparence. Ma foi, je serais curieux de voir ça.
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