107 -

4 minutes de lecture

Elle n’était plus la même tzitzimitl – elle était devenue une créature qui pouvait tutoyer Quetzalcóatl et Tezcatlipoca. Lorsqu’elle se retourna vers eux, dans un déplacement d’air qui créa des rafales de vent et déracina les arbres à ses pieds, elle ne les trouva plus si impressionnants. Un peu plus loin, un monstre blanc et noir se redressait lentement. Il avait une double gueule d’alligator, faite de quatre mâchoires superposées, et un collier de fourrure hérissé de pointes qui formait comme une crinière.

Aaron !

Près de lui, dans les restes d’une avenue réduite en miettes, se tenait une créature au museau étroit et aux yeux immenses, couleur d’or liquide. Des bois de cerf géants s’érigeaient sur son front, semblables à deux séquoias dont la ramure griffait les nuages. Lorsqu’elle pencha la tête en avant, dans un geste de défi, ses multiples oreilles se rabattirent en arrière. Elle était prête à mordre.

Oupyre.

Lorsqu’elle se jeta sur Quetzalcóatl, le serpent géant l’esquiva avec adresse. Il se projeta vers le ciel dans une détonation de tonnerre, éparpillant les nuages sur son passage ; Oupyre recula, éclaboussée de plein fouet par les paquets d’eau qu’il laissa derrière lui.

Alors un rugissement de lion résonna sur la ville. Les arbres perdirent leurs feuilles, secoués par les vibrations. Une ombre noire se détacha au milieu de l’orage, nimbée d’éclairs. Lorsqu’elle en émergea, Quetzalcóatl lui-même parut interloqué. Le serpent à plumes choisit de fuir. Il se propulsa plus haut encore dans le ciel, laissant des écailles d’émeraude dans son sillage. Son adversaire rugit de nouveau, ébranlant Manaos.

Pouet…

On aurait dit un antique titan ramené d’une Préhistoire funeste et lointaine. Dans son faciès obscur, quatre yeux rougeoyaient. Toutes ses cicatrices s’étaient changées en or, fragmentant son visage à la façon d’une céramique brisée et mille fois recollée. Des dents de sabre jaillissaient de sa gueule. Il se retourna lourdement, la tête levée vers le ciel. Tout son corps exprimait la fureur.

REVIENS ! rugit-il à nouveau en un cri qui transperçait l’air, empli d’oscillations lancinantes comme le chant d’une baleine.

Quand une autre ombre surgit derrière lui, Cornélia s’attendit à voir émerger Beyaz, ou Danaé. Elle se pétrifia quand elle discerna des constellations d’étoiles autour de la silhouette.

C’était Tezcatlipoca.

En un élan dévastateur, il se jeta sur Pouet. Les deux colosses roulèrent sur la ville, écrasant un parc entier, détruisant un théâtre italien dont les colonnes roulèrent comme des brindilles. Cornélia bondit vers eux, mais les deux fauves se confondaient parfaitement dans leur étreinte obscure. L’un d’eux referma ses mâchoires sur la gorge de l’autre et un mugissement de douleur échappa à Pouet. Électrifiée par ce cri, Cornélia cessa de tergiverser. Elle se jeta dans la mêlée, se focalisa sur Tezcatlipoca. Sa face de jaguar était rayée de deux bandes jaunes ; ses yeux y brillaient comme des fragments d’obsidienne. Cornélia parvint à y planter ses griffes. Elle les sentit éclater comme des fruits mûrs ; un frisson mêlant dégoût et pouvoir remonta le long de son dos. Tezcatlipoca s’évanouit dans un nuage d’un noir d’encre. Les étoiles qu’il laissa derrière lui dégringolèrent en pluie sur le sol, inertes comme des cailloux blancs.

Il n’était certainement pas vaincu.

Cornélia et Pouet se redressèrent avec effort, tanguant sous leurs propre poids. Sans échanger un regard, sans avoir besoin de parler, ils se placèrent dos à dos. Leurs regards vigilants couvrirent toute la ville. Non loin se tenaient Oupyre et Aaron, et encore derrière, la panthère d’eau de Danaé surplombait les buildings, hérissée de dards, de nageoires et d’épines venimeuses. Où était Beyaz ?

Quand Cornélia entendit un grondement d’ours résonner au loin, elle ne réfléchit pas. Elle fonça. Des gerbes de béton jaillirent sous ses pas. Pouet la suivit aussitôt.

Beyaz avait roulé dans le lit du Rio Negro, près du pont. Les eaux noires s’agitaient autour de lui, prêtes à l’avaler, noyant son pelage piqueté d’incandescences. Autour de lui, enroulant ses anneaux d’émeraude tel un python monstrueux, Quetzalcóatl l’étranglait de toute sa force.

Cornélia et Pouet se précipitèrent pour le défendre, les mâchoires ouvertes, mais une lance leur barra le passage, immense et noire. Ils relevèrent les yeux à l’unisson.

Tezcatlipoca.

Il avait gardé son visage noir barré de tigrures jaunes, mais ce n’était plus un jaguar. Cornélia faillit reculer ; pour la première fois, la peur s’insinua en elle. Le faux dieu vibrait d’une aura obscure. Tout en lui était indistinct – un trou noir ayant pris forme humaine, prêt à avaler ce qui passerait à sa portée. Seule sa cage thoracique émergeait, blafarde et immaculée comme un plastron d’os. Une immense structure de métal ensanglantée lui hérissait le crâne. Une auréole déformée.

Cette auréole, cette lance, cette aura terrifièrent Cornélia. Il était Orion. Il était son reflet sombre, cruel et divin, aveuglant de noirceur. Malgré elle, la tzitzimitl courba l’échine. Au fond de sa tête résonna le son de la lance, crépitante, prête à s’abattre sur elle.

« Allez ! Bats-toi, stupide tzitzimitl ! »

Elle se recroquevilla.

« Plus vite que ça ! Bats-toi ! BATS-TOI ! »

Puis vint la voix d’Aegeus.

Ni dieu ni maître. N’oublie pas.

Ses mots se frayèrent un chemin en elle. Elle perçut de nouveau le souffle de Pouet, à ses côtés ; elle reprit conscience de la lutte désespérée de Beyaz qui commençait à mourir, cerné par le fleuve et étranglé par le serpent monstrueux. Elle se souvint du convoi dont il ne restait presque rien, de toutes ces nivées maltraitées qui avaient foi en elle.

Elle releva la tête – cette tête lourde, hérissée de dents, de bijoux et de clous d’or, capable de vaincre un dieu.

Tu en es capable. Tu ne crains personne. Ni Aegeus. Ni Orion. Ni aucun autre tyran. Personne !

Tezcatlipoca fit tournoyer sa lance, fendant l’air et le pont, dont tous les haubans claquèrent comme des fouets. La structure s’écroula lentement, tranchée en deux, engloutie par le fleuve dans des bouillonnements sombres.

C’était un geste sans équivoque. Un geste qui disait : Venez. Je vous attends. Dans sa face rayée de jaune, ses yeux crevés pleuraient des larmes de sang. Cornélia le vit tel qu’il était vraiment. Moins grand que le jaguar qui s’était battu contre Pouet. Moins impressionnant. Il avait perdu en taille.

Occupe-toi de Beyaz ! lança-t-elle à Pouet.

Puis elle se jeta sur le faux dieu.

Il était temps de voir à quel point elle avait changé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0