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Cornélia parvint à l’église juste avant que la fête commence. Son chemin d’étoiles la mena au-dessus de la canopée luxuriante des arbres et des palmiers, droit vers le clocher blanc, vertigineux, qui griffait le ciel comme un obélisque. Une entrée en forme d’arche s’ouvrait là, tout en haut. Elle donnait sur le dernier étage. À l’intérieur se tenaient Beyaz, Danaé, Aaron, Pouet et Oupyre. Cette dernière se poussa un peu pour laisser Cornélia atterrir.
– T’en as mis du temps, gronda Beyaz tandis que Cornélia reprenait forme humaine.
Aaron lui jeta son nouveau masque. Avant qu’elle ait eu le temps de le ramasser, Oupyre se précipita. Elle le saisit entre ses dents et vint le lui apporter.
Masque, crut-elle bon de préciser. Masque tape fort.
Elle avait l’air si naïve qu’une fulgurante bouffée de terreur et de colère remonta en Cornélia. Elle détesta ce qu’elle allait devoir faire – ce qu’ils allaient tous devoir faire.
– Oui, Pypyre, dit-elle doucement. Il va taper très fort, celui-là.
Comme les autres, elle se tourna vers l’ouverture. Par derrière la pluie dense, elle vit à quel point les deux dieux s’étaient rapprochés. On discernait le serpent colossal qui émergeait de sa corolle de nuages, scintillant dans ses écailles d’émeraude, le corps déversant des cascades sans fin. Et le deuxième… un fauve d’une noirceur surnaturelle, dont la gueule de jaguar rougeoyait comme l’enfer. Il semblait couvert d’étoiles et enrobé de voiles de nuit. Tezcatlipoca, le dieu de la guerre. Tétanisée, Cornélia les regarda recouvrir la ville. Elle se tourna vers ses amis et dit très vite :
– Les Aztèques. D’après le matagot, on peut essayer de les affaiblir jusqu’à…
Mais avant qu’elle ait fini sa phrase, la lumière s’éteignit. Cornélia n’y vit plus rien du tout, plongée dans l’obscurité.
– Les gars ? fit la voix de Danaé. Vous êtes encore là ? C’est moi qui suis aveugle, ou bien ?
– C’est les dieux qui ont fait ça ? releva Beyaz.
– Bordel de cul, vous êtes bêtes ou quoi ? s’énerva Aaron. C’est Alsvinnr et Árvakr ! C’est Blanche qui a foiré un truc ! Elle a pas attendu notre signal !
À présent que leurs yeux s’accoutumaient à la pénombre, ils parvenaient à distinguer la ville. Un ciel de nuit très sombre s’étendait sur la Strate. Les soleils avaient complètement disparu. Cornélia inspira pour juguler sa panique. Elle avait oublié ce qu’était une vraie nuit, dense et obscure. Pour la première fois depuis des siècles ou des millénaires, la Vingt-Cinquième heure le redécouvrait aussi.
« Je vais juste leur faire coucou », avait dit Blanche. « Ils me verront : ils voient tout, même de là-haut. »
– Putain, on peut pas lui faire confiance à celle-là ! pesta Aaron. J’vais péter un câble !
Cornélia se pencha tout au bord du vide, au-dessus des brumes ; la pluie se déversa sur elle en grondant. Elle enfila son masque habituel. Puis, forte de la vision nocturne de la tzitzimitl, cent fois plus précise que celle d’un humain, elle observa Quetzalcóatl et Tezcatlipoca.
Ils paniquent, dit-elle. Ils ont jamais vu ça. Pas dans la Strate en tout cas.
Les dieux s’étaient figés dans leur lancée. Ils hissèrent leurs têtes monstrueuses vers les cieux ; les nuages s’écartèrent autour de Quetzalcóatl. Au-dessus, le ciel noir. Seules quelques constellations scintillaient de-ci de-là. Le serpent à plumes poussa un mugissement qui se propagea dans le sol et le ciel comme un séisme.
On improvise, ordonna Cornélia. Le plan marchera quand même !
Elle entendait les cœurs de ses amis battre tout autour d’elle, à grands coups sourds et effrénés. Ce bruit surnageait au milieu des autres. Ses pattes se mirent à trembler ; pourtant, elle n’avait plus peur. Elle n’était qu’adrénaline, toute entière plongée dans l’élan de la bataille à venir. Les scarifications brûlaient le long de sa peau, emplies d’un feu blanc. Ils étaient allés trop loin à présent. Ils s’étaient jetés dans la gueule du loup, un misérable couteau à la main, et ils allaient devoir s’en sortir ainsi. Il n’était plus temps d’avoir peur.
Elle avait bien changé depuis Orion.
Des éclairs claquèrent tout près du clocher. Puis, devant eux, dans l’ouverture qui se découpait sur le ciel, apparut l’œil immense de Quetzalcóatl. Son iris était d’un gris orageux veiné de lumière. Tout autour, ses écailles d’émeraude vomissaient des cascades et sifflaient des jets de brume, comme une étrange machinerie à vapeur.
– On y va ! cria Aaron.
Il posa son masque sien sur ses traits et, à travers les grandes orbites, lança un dernier regard à Cornélia.
N’oublie pas ta phrase !
Cornélia eut à peine le temps de voir la fourrure exploser à la surface de sa peau. Elle inspira à fond, serra son masque géant contre elle. En trois foulées, elle atteignit l’arche et se jeta droit dans le vide, tout près de l’œil de Quetzalcóatl ; elle sentit vaguement Oupyre la suivre. Le monument entier explosa derrière elles, dans le fracas du marbre éventré et le rugissement des créatures démentielles qui venaient d’y apparaître. Cornélia chuta comme une pierre, droit vers la ville en contrebas. Giflée par le vent et les mille cascades de Quetzalcóatl, elle enfila son masque.
Le pouvoir explosa dans ses veines, déchira ses muscles et réorganisa ses articulations. Rodé à la métamorphose, son corps changea en une fraction de secondes. Juste avant l’impact, elle vit le sol s’éloigner de nouveau. Non. C’était elle qui s’en éloignait. Ses pattes se posèrent sur la ville, broyant une maison entière, enfonçant le bitume sous leur poids. Des pattes faites de longs os entrelacés d’une blancheur aveuglante. Cornélia continuait d’enfler. Elle se déployait à travers toutes les couches de brume qui noyaient la ville, vers le ciel. Tous ses bijoux d’or et d’émeraude carillonnaient dans son sillage, jouant une mélodie funèbre au-dessus de Manaos.
Elle n’était plus la même tzitzimitl – elle était devenue une créature qui pouvait tutoyer Quetzalcóatl et Tezcatlipoca. Lorsqu’elle se retourna vers eux, dans un déplacement d’air qui créa des rafales de vent et déracina les arbres à ses pieds, elle ne les trouva plus si impressionnants. Ses mâchoires d’os claquèrent. Toutes les étoiles de son sang se mirent à scintiller dans ses veines.
JE SUIS LA MAÎTRESSE DE CE MONDE, ET VOTRE TEMPS EST ÉCOULÉ.
La pupille de Quetzalcóatl s’étrécit d’un coup, réduite à une ligne acérée comme la lame d’un poignard. Ses écailles cessèrent de produire des jets de vapeur. La pluie s’arrêta de tomber, figée en plein vol. Le silence recouvrit la scène.
QUELLE EST CETTE MASCARADE ? siffla le serpent à plumes.
Cornélia sentait ses os pulser et vibrer, chargés d’un pouvoir antique. Son cœur lui faisait mal, il lui semblait énorme et lourd, prêt à éclater. Une haine qui n’était pas la sienne déborda de son ventre et jaillit de sa gorge :
VOUS N’ÊTES PAS DES DIEUX ! AUJOURD’HUI, VOTRE IMPOSTURE PREND FIN.
Un sifflement strident échappa à Quetzalcóatl, comme s’il venait d’être piqué à mort. D’un coup, la pluie et le tonnerre se remirent à hurler. Quetzalcóatl avait rapetissé. Il avait perdu près de dix ou quinze mètres ; Cornélia en eut le souffle coupé.
Ça a marché.
Peut-être que sa taille gigantesque n’avait été que de l’esbroufe pour camoufler son apparence véritable. Dans tous les cas, ils étaient gagnants. Quetzalcóatl se retourna : derrière lui, un monstre blanc et noir se redressait lentement. Sa gueule ouverte en dents de scie était faite de quatre mâchoires superposées, et une crinière de fourrure hérissée de pointes auréolait son cou.
Aaron !
Près de lui, dans les restes d’une avenue réduite en miettes, se tenait une créature aux dents proéminentes et aux yeux immenses, couleur d’or liquide. Sa peau blanche brillait d’une lueur nacrée ; des bois de cerf irisés et scintillants se déployaient en ramure sur son front. Lorsqu’Oupyre pencha la tête en avant, dans un geste de défi, ses multiples oreilles se rabattirent en arrière. Elle était prête à mordre.
Lorsqu’elle se jeta sur Quetzalcóatl, le serpent géant l’esquiva avec adresse. Il se projeta vers le ciel dans une détonation de tonnerre, éparpillant les nuages sur son passage ; Oupyre recula, éclaboussée de plein fouet par les paquets d’eau qu’il laissa derrière lui.
Alors un rugissement de lion résonna sur la ville. Les arbres perdirent leurs feuilles, secoués par les vibrations. Une ombre noire se détacha au milieu de l’orage, nimbée d’éclairs. Lorsqu’elle en émergea, Quetzalcóatl lui-même parut interloqué. Le serpent à plumes choisit de fuir. Il se propulsa plus haut encore dans le ciel, laissant des écailles d’émeraude dans son sillage. Son adversaire rugit de nouveau, ébranlant Manaos.
Pouet…
On aurait dit un antique titan ramené d’une Préhistoire funeste et lointaine. Dans son faciès obscur, quatre yeux rougeoyaient. Toutes ses cicatrices s’étaient changées en or, fragmentant son visage à la façon d’une céramique brisée et mille fois recollée. Des dents de sabre jaillissaient de sa gueule. Il se retourna lourdement, la tête levée vers le ciel. Tout son corps exprimait la fureur.
REVIENS ! rugit-il à nouveau en un cri qui emplissait l’air, plein d’oscillations lancinantes comme le chant d’une baleine.
Quand une autre ombre surgit derrière lui, Cornélia s’attendit à voir émerger Beyaz, ou Danaé. Elle se pétrifia quand elle discerna des constellations d’étoiles autour de la silhouette.
C’était Tezcatlipoca.
En un élan dévastateur, il se jeta sur Pouet. Les deux colosses roulèrent sur la ville, écrasant un parc entier, détruisant un théâtre italien dont les colonnes roulèrent comme des brindilles. Cornélia bondit vers eux, mais les deux fauves se confondaient parfaitement dans leur étreinte obscure. L’un d’eux referma ses mâchoires sur la gorge de l’autre ; un mugissement de douleur échappa à Pouet. Électrifiée par ce cri, Cornélia cessa de tergiverser. Elle se jeta dans la mêlée, trouva Tezcatlipoca. Sa face de jaguar était rayée de deux bandes jaunes ; ses yeux y brillaient comme des fragments d’obsidienne. Cornélia parvint à y planter ses griffes. Elle les sentit éclater comme des fruits mûrs ; un frisson mêlant dégoût et pouvoir remonta le long de son dos. Tezcatlipoca s’évanouit dans un nuage d’un noir d’encre. Les étoiles qu’il laissa derrière lui dégringolèrent en pluie sur le sol, inertes comme des cailloux blancs.
Il n’était certainement pas vaincu.

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