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De ce combat-là, Cornélia garderait peu de souvenirs. Perfusé à l’adrénaline, son corps ne lui répondait plus ; il agissait seul. Cornélia ne pouvait que le regarder faire. La tzitzimitl avait pris le contrôle.
Non, pas la tzitzimitl. Elle.
Ce jour-là, elle dut enfin admettre ce qui était la vérité, ce qu’Iroël avait toujours su : elle était cette tzitzimitl. Il y avait cette part de rage et d’agressivité en elle, depuis toujours, qui ne voulait rien d’autre que sortir les crocs et se battre. Il avait seulement fallu l’exhumer. Et, enfin, l’accepter entièrement.
De ce combat-là, elle garderait des bribes brûlantes dans sa mémoire, des images dans lesquelles les odeurs et les sons se confondaient, dans laquelle toutes les nuances de sa vision extraordinaire formaient un arc-en-ciel de noir. Le noir de la lance qui tranchait l’air et perçait le ciel, qui l’obligeait à esquiver, à bondir et battre en retraite ; le noir de la silhouette de Tezcatlipoca qui vibrait comme un essaim de frelons, prêt à la dévorer, à l’absorber et à ne laisser rien d’elle, pas même un os. Le noir du fleuve, en contrebas, qui se muait en vagues et en fracas, et qui les giflait de son eau froide.
Tezcatlipoca changeait de forme à chaque feinte, à chaque coup ou presque. Ce n’était ni un jaguar, ni un homme, ni le sombre reflet d’un archange ; il était multiple. Mais chaque fois que Cornélia parvenait à planter ses crocs en lui, à briser des fragments de cette auréole maudite, à fêler son plastron d’os, il perdait de sa force et de sa taille. Sa vibration de frelons s’amenuisait, se confondait dans le son de la pluie torrentielle. Petit à petit, sa voix tonitruante cessait de faire vibrer la ville.
Des vermisseaux, se répétait Cornélia. Pas des géants.
Chaque fois qu’elle s’écroulait, qu’un fragment de sa coiffe lui était arraché, que sa chair transparente perdait son sang et ses constellations, chaque fois qu’elle se pensait perdue, elle se raccrochait à la rage. À la sauvagerie et la puissance de son masque géant, instillée dans ses veines. C’était le pouvoir d’un être ancien et bestial, qui lui laissait un goût de fer entre les dents. Il n’aurait pas pu être contenu dans une enveloppe humaine ; par moments, elle sentit même les contours de son esprit se fendiller, prêts à rompre, à répandre sa conscience partout autour d’elle.
Elle ne voyait plus la ville. Elle avait oublié Beyaz et tous les autres. Seul restait son adversaire, contre lequel elle jetait toute sa force en espérant qu’il se brise avant elle.
Vint le moment où ils furent tous deux épuisés.
Pendant quelques instants, une trêve s’imposa ; ils se fixèrent, silencieux et calmes dans l’œil du cyclone. Ils se virent tels qu’ils étaient vraiment. Affaiblis, décharnés, racornis sur leurs blessures. Tezcatlipoca n’était plus que l’ombre de lui-même. Il sembla minuscule à Cornélia. Comme un chaton qui a tenté de jouer avec plus fort que lui. D’un coup, elle se souvint de son objectif réel. Elle se souvint qu’elle n’était ni un colosse, ni un dieu vengeur.
Abandonne, cracha-t-elle dans un jet de salive et de sang étoilé. Fuis avec ton frère. On veut juste passer. On veut juste sortir de la Strate.
Elle ne le vouvoyait plus. On ne vouvoyait pas quelqu’un avec qui on s’était battu si longtemps. Ce n’était plus un dieu. Même pas un diable, comme le matagot. Juste une pauvre créature à bout de forces.
Sur le faciès obscur de Tezcatlipoca apparut un sourire garni de crocs.
Avec mon frère… ?
De ses blessures à lui aussi coulaient des myriades d’étoiles, qui s’envolaient dans le ciel pour s’y disperser.
Mon pire… ennemi… Plutôt mourir…
Cornélia le dévisagea. Ils haletaient tous les deux ; leurs souffles démentiels s’entendaient fort sous l’orage. La pluie s’était calmée.
Par le passé, j’ai déjà cru que ma sœur était ma pire ennemie… En réalité, elle était ma force. Mais je ne m’en suis rendue compte… que quand… je l’ai retrouvée. J’étais faible sans elle… si faible.
Un relent de fureur lui monta soudain des entrailles. Une flambée subite, violente, provoquée par le masque, qui voulait la jeter dans la bataille. Sans vraiment se rendre compte de son geste, elle posa ses griffes acérées sur Tezcatlipoca, l’écrasa au sol. Il était si petit à présent ! Quelque chose ricana en elle devant sa faiblesse misérable. Elle se pencha vers lui, saisit son auréole entre ses mâchoires.
Lorsqu’elle la lui arracha d’un geste sec, tout le corps de Tezcatlipoca se délita. Ses voiles de nuit se déchirèrent ; ses constellations tombèrent au sol, semant un champ d’étoiles dans les rues détruites de Manaos. Tout son manteau de ténèbres cessa d’exister.
Sous les griffes géantes de la tzitzimitl, piégé comme derrière les barreaux d’une cage, restait un tout petit chat sauvage. Il était sombre, tacheté comme un ocelot.
NON ! tonna une voix démentielle derrière Cornélia.
D’un seul coup, elle se souvint de Quetzalcóatl. Elle se retourna, lentement, bien trop lentement. Le serpent d’émeraude la heurta de plein fouet, aussi puissant et lourd qu’une montagne. Il s’était affaibli lui aussi, perclus de plaies et de blessures. De ses écailles, il ne restait que quelques fragments disséminés ; toutes ses brumes et sa corolle de nuages, toutes ses pluies s’étaient évaporées. Il n’était guère plus haut qu’une maison et pourtant, son attaque fit valser Cornélia. Elle s’écroula en arrière, détruisant une avenue entière dans son sillage. Le choc la rendit aveugle un instant. Elle avait perdu trop de forces. Elle se sentait fragile, cassante comme si ses os étaient faits de verre.
TEZCATLIPOCA ! mugit Quetzalcóatl.
Il enroula ses anneaux autour d’une ruine de maison ; Cornélia vit alors le petit chat tacheté qui y était tapi. Quetzalcóatl allait-il le broyer ? Comment avaient-ils pu survivre ensemble si longtemps, dans leur manteau de puissance, s’ils se haïssaient à ce point ?
Beyaz et Aaron firent irruption à cet instant. Dans une cavalcade qui ébranla la terre et le ciel, ils bondirent sur le serpent géant. En un instant, sa coiffe de plumes fut arrachée et jetée au loin ; un hurlement strident lui échappa, sifflant comme celui d’une bouilloire sur le point d’exploser. Il rapetissa de plusieurs mètres. Aaron referma ses énormes mâchoires sur sa queue. Le crocotta était couvert de blessures, son pelage arraché et brûlé par plaques. Oupyre et Pouet apparurent à ses côtés ; ils piétinèrent Quetzalcóatl, faisant leur possible pour tenir à distance sa gueule et son venin. Le reste du groupe fit cercle autour du serpent géant. Danaé et Beyaz. Cornélia les regarda planter leurs crocs dans le corps de Quetzalcóatl, cherchant à l’épuiser. La créature ne ressemblait déjà plus à un dieu. Elle crachait et se débattait, ondulant sur le sol comme n’importe quel serpent terrifié. Et pourtant, elle gardait une partie d’elle toujours enroulée autour des ruines – autour de son frère. Quand l’énorme patte de Beyaz faillit écraser le petit chat, Quetzalcóatl poussa un cri furieux et repoussa ses griffes ardentes d’un revers de queue.
Il ne cherche pas du tout à le tuer, réalisa Cornélia.
Elle ne s’était jamais sentie si stupide.
Il veut simplement le protéger…
Voilà pourquoi ils avaient survécu si longtemps. Pourquoi ils n’avaient pas épuisé leurs forces jusqu’à présent, pourquoi ils n’avaient jamais détruit leurs puissantes enveloppes d’étoiles et de pluie…
Sous ses yeux, Aaron trancha net la queue de Quetzalcóatl. Alors le faux dieu perdit tout ce qu’il lui restait de puissance. Sa peau se dessécha ; il sembla se racornir tout entier. Lorsqu’il glissa doucement sur le sol, il ressemblait à une mue abandonnée. Cornélia crut qu’il était mort sur le coup. Les autres le crurent certainement aussi. Mais bientôt, tous purent apercevoir un faible mouvement sous la peau, comme un insecte qui se déplaçait. Puis un tout petit serpent – à peine une couleuvre ou une vipère – s’extirpa de la gueule ouverte de Quetzalcóatl. Il sinua dans l’eau, parmi les ruines, en direction de son frère. Aaron essaya aussitôt de l’écraser. Mais il était bien trop lent, du fait de sa masse. Soudain enragé, il défonça les ruines d’un coup de patte, envoyant valser le serpent dans les airs. L’ocelot se terra dans un coin comme une petite boule tachetée. Il était aveugle. Personne ne l’avait vu, sauf Cornélia. Personne ne lui prêtait attention. Ulcéré, Aaron claqua des mâchoires ; il détruisit une maison supplémentaire pour en chasser le serpent. Beyaz se joignit à lui pour tenter de l’écraser.
Laissez-le, dit Cornélia.
Ses acolytes se tournèrent vers elle en rugissant.
Tu es folle ? éructa Beyaz.
Au lieu d’effrayer Cornélia, son agressivité pénétra en elle. Elle infusa dans ses veines, jeta de l’huile sur le feu. Avant de s’en être rendu compte, elle s’était campée sur ses pattes, prête à combattre.
Ils ne sont plus une menace. Laissez-les partir ! On a gagné. On peut faire passer le convoi !
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