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Cornélia et Pouet se redressèrent avec effort, tanguant sous leur propre poids. Sans échanger un regard, sans avoir besoin de parler, ils se placèrent dos à dos. Cornélia aurait voulu lui demander si lui aussi sentait sa peau brûler, ses os vibrer, ses organes peser aussi lourd que des rochers dans son ventre ; mais ils ne devaient laisser paraître aucune faiblesse. Leurs regards vigilants couvrirent toute la ville. Non loin se tenaient Oupyre et Aaron, et encore derrière, Danaé surplombait les buildings, splendide panthère hérissée de dards, de nageoires et d’épines venimeuses. Où était Beyaz ?
Quand Cornélia entendit un grondement d’ours résonner au loin, elle ne réfléchit pas. Elle fonça. Des gerbes de béton jaillirent sous ses pas. Pouet la suivit aussitôt.
Les tzitzimime les attaquèrent à ce moment-là.
Minuscules comme des guêpes blanches, elles étaient des dizaines, peut-être des centaines ; elles plongèrent du haut des cieux, droit vers eux, et déployèrent leurs chemins de lumière partout autour d’eux. Pouet rugit de colère, son énorme tête couverte de tzitzimime qui s’agglutinaient à lui comme des insectes. La peur envahit Cornélia. Puis la fureur. Une cruauté nouvelle lui inonda l’esprit, un besoin de sang et de sacrifices ; la folie lui obscurcit l’esprit et un instant, elle eut envie de s’écorcher vive pour se débarrasser de sa peau. Le cri de Pouet la ramena à la réalité. Elle se jeta contre lui sans maîtriser sa force, les expédiant tous les deux au sol. Tout un quartier de la ville s’écroula sous leur poids. Les tzitzimime s’envolèrent comme un essaim d’’abeilles, prêtes à piquer encore. Elles étaient bien plus vives qu’eux ; leur taille monumentale les rendait si lents ! Pouet chassa Cornélia d’un brutal coup de griffes, rendu à moitié fou par la douleur. De multiples plaies zébraient son visage, et l’un de ses yeux pleurait du sang.
Maudites tzitzimime ! songea Cornélia alors qu’une nouvelle nuée atterrissaient sur elle, sur son dos, sur son crâne. Des morsures microscopiques lui picotèrent tout le corps ; elle se débattit lourdement, sa queue battant l’air et déchirant les nuages autour d’elle. Quand elle sentit quelque chose lui piquer le coin de l’œil, pointu et aigu comme une aiguille, elle paniqua.
Elle ne vit pas venir Quetzalcóatl.
Son armée de tzitzimime n’avait été qu’une diversion, elle le comprit à l’instant où il enroula son long corps autour d’elle, aussi puissant qu’un python monstrueux. Elle sentit sa cage thoracique trembler et craquer, soumise à la pression monumentale. L’ai commença à lui manquer. D’un brusque coup de tête désordonné, elle tenta de chasser les tzitzimime toujours agrippées à son visage.
COMMENT OSEZ-VOUS NOUS MENACER ? tonna le serpent à plumes. SUR NOTRE PROPRE TERRITOIRE !
Le sol trembla soudain, deux fois, trois fois – et Cornélia, quelque part derrière sa douleur, reconnut ce schéma rythmique qu’elle connaissait par cœur.
C’étaient des bonds de lapin.
Laisse Cornélia !
Un sifflement suraigu échappa soudain à Quetzalcóatl ; lorsqu’il lâcha Cornélia et disparut en direction des cieux, elle vit une partie de sa queue de serpent qui se tortillait au sol, aussi large qu’une rue. Les yeux d’or d’Oupyre cherchèrent les siens.
Bon ?
Elle n’attendit même pas sa réponse et se précipita au chevet de Pouet, qui s’était recroquevillé en boule, tourmenté par l’armée de tzitzimime. Oupyre était la seule à avoir gardé toute sa vivacité malgré sa masse ; Cornélia décida qu’ils sauraient s’en sortir tous seuls. Elle se détourna, leva sa lourde tête pour observer les décombres de Manaos. Elle voulait trouver les deux Aztèques et les éventrer, leur retirer tous leurs os un à un, puis dévorer leur chair encore vive – elle le voulait si fort que son ventre lui faisait mal. Quelque chose coulait de ses yeux, et elle se demanda s’il s’agissait de larmes. Mais les tzitzimime ne pleuraient pas. Ce devait être du sang.
Elle les repéra très vite.
Beyaz avait roulé dans le lit du Rio Negro, près du pont. Les eaux noires s’agitaient autour de lui, prêtes à l’avaler, noyant son pelage piqueté d’incandescences. Lové autour de lui, Quetzalcóatl l’étranglait de toute sa force de ses anneaux d’émeraude. Aaron avait refermé ses mâchoires en dents de scie sur le corps du serpent, et essayait de l’arracher de sa proie.
Cornélia se précipita, déjà alléchée par le sang et la mort, mais une lance lui barra le passage, immense et noire. Elle releva les yeux.
Tezcatlipoca.
Il avait gardé son visage noir barré de tigrures jaunes, mais ce n’était plus un jaguar. Cornélia faillit reculer. Pour la première fois, la peur s’insinua en elle. Le faux dieu vibrait d’une aura obscure. Tout en lui était indistinct – un trou noir ayant pris forme humaine, prêt à avaler ce qui passerait à sa portée. Seule sa cage thoracique émergeait du néant, blafarde et immaculée comme un plastron d’os. Une immense structure de métal ensanglantée lui hérissait le crâne. Une auréole déformée.
Cette auréole, cette lance, cette aura terrifièrent Cornélia. Il était Orion. Il était son reflet sombre, cruel et divin, aveuglant de noirceur. Malgré elle, la tzitzimitl courba l’échine. Au fond de sa tête résonna le son de la lance, crépitante, prête à s’abattre sur elle.
« Allez ! Bats-toi, stupide tzitzimitl ! »
Elle se recroquevilla.
« Plus vite que ça ! Bats-toi ! BATS-TOI ! »
Puis vint la voix d’Aegeus.
« Ni dieu ni maître. N’oublie pas. »
Ses mots se frayèrent un chemin en elle. Elle reprit conscience de la lutte désespérée d’Aaron et Beyaz ; celui-ci commençait à mourir, cerné par le fleuve, étranglé par le serpent à plumes. Elle se souvint du convoi dont il ne restait presque rien, de toutes ces nivées maltraitées qui avaient foi en elle.
Elle releva la tête – cette tête lourde, hérissée de dents, de bijoux et de clous d’or, capable de vaincre un dieu.
Tu en es capable. Tu ne crains personne. Ni Aegeus. Ni Orion. Ni aucun autre tyran. Personne !
Tezcatlipoca fit tournoyer sa lance, fendant l’air et le pont avec lui, dont tous les haubans claquèrent comme des fouets. La structure s’écroula lentement, tranchée en deux, engloutie par le fleuve dans des bouillonnements sombres.
C’était un geste sans équivoque. Un geste qui disait : Viens. Je t’attends. Dans sa face rayée de jaune, ses yeux crevés pleuraient des larmes de sang. Cornélia le vit tel qu’il était vraiment. Moins grand que lorsqu’il s’était battu contre Pouet. Moins impressionnant. Il avait perdu en taille.
Occupe-toi de Beyaz ! lança-t-elle à Danaé qui arrivait derrière elle.
Puis elle se jeta sur le faux dieu.
Il était temps de voir à quel point elle avait changé.

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