110 - L'aube après l'orage
Coucou les filles ! Je ne sais pas si vous la sentez... la fin qui arrive à grands pas.
Il vous reste encore quelques épisodes... et après, il faudra dire au revoir à Cornélia, Blanche et tous les autres :']
***
Blanche les trouva étalés par terre, tous en rang d’oignon dans la lumière du petit matin.
D’abord, elle crut qu’ils étaient morts ; une grande terreur descendit sur elle. On aurait dit quatre momies. Toutes leurs plaies avaient été bandées, et ils ne bougeaient pas. Leurs masques géants gisaient près d’eux. Quelqu’un les avait déchirés en deux. Ils ne pourraient plus jamais être utilisés.
Puis elle vit que les momies respiraient. Ils dormaient seulement, épuisés. Alors elle les réveilla à grands cris. Elle se jeta sur sa sœur, qui ne voyait rien du tout avec son gros bandage sur la tête, puis sur Aaron, qui faillit en mourir puisqu’il avait deux côtes cassées – elle lui en fêla une troisième. Il hurla de douleur, ce qui acheva de réveiller les autres.
– Oups, renifla Blanche. Désolée…
– Blanche… dit-il dans un râle d’agonie. Je t’avais dit… de rester là-bas…
Elle leva les yeux au ciel.
– Pouet et Oupyre sont venus me chercher. Et je suis un raijū, figure-toi ! Je peux quadriller tout le secteur sans que personne me voie.
Elle le toisa, enveloppé dans ses bandelettes, et baissa d’un ton.
– On vous a attendus, mais vous reveniez pas…. On vous a aperçus de loin… Et puis l’orage, les séismes qui ont détruit la ville… J’ai cru…
Ses yeux s’empirent de larmes.
– J’ai cru que vous alliez jamais revenir.
Elle s’essuya les joues frénétiquement. Aaron leva une main devant son visage pour se protéger de la pluie qui lui dégringolait dessus.
– Arrête de pleurer au-dessus de moi… râla-t-il. Chaque fois… c’est pareil…
Blanche l’embrassa avant qu’il ait eu le temps de finir sa phrase.
Les autres se redressèrent lentement, dans la douleur de leurs plaies et de leurs os fêlés. Malgré ses mains engourdies, Cornélia réussit à soulever le bandage qui lui barrait la vue. Ils se fixèrent. S’observèrent. Un reste de colère tournoya entre eux, un dernier vestige des masques qu’ils avaient portés. Avant de s’évanouir. Au même instant, ils exprimèrent en silence :
On l’a fait.
Et le même sourire parut sur leurs visages.
– C’est quoi, ça ? fit Blanche en fronçant les sourcils.
Elle désigna le carton posé en évidence sur un muret de béton, près de Cornélia et Danaé.
– Encore un putain de carton ? jura Aaron. J’pensais qu’on en avait terminé avec ces conneries !
Cornélia se leva – dans un festival de souffrance – pour réussir à s’en approcher. Quand elle ouvrit la boîte, la tête de Blanche se pencha près de la sienne.
Au fond du carton, un petit chat sauvage les fixait. Il était très sombre, tacheté comme un ocelot. Autour de lui s’était lové un serpent vert émeraude.
La tête de Danaé rejoignit celles des deux filles. Le chat écarquilla les yeux, tremblant de peur.
– Oh ! fit la faunesse en comprenant soudain.
– Ils sortent d’où, ceux-là ? demanda Blanche en plissant le front. On dirait pas des nivées. Ils ont l’air bizarrement… normaux.
La tête d’Aaron poussa la sienne pour se faire une place.
– Pfff ! C’est ces saloperies d’Aztèques qui essaient de se faire plaindre ! (Sa voix baissa.) Je vous avais dit de les achever.
Blanche lui flanqua une petite claque à bout portant.
– Mais ça va pas, la naine ? s’énerva-t-il.
– C’est toi qui va pas bien ! Ça se voit qu’ils sont inoffensifs ! rétorqua-t-elle en mettant les poings sur les hanches.
Danaé et Cornélia échangèrent un regard entendu. Au moins une qui est d’accord avec nous.
– On n’en sait rien ! gronda Aaron, la main sur la joue. S’ils étaient vraiment comme ça à la base, comment ils ont grossi autant, à ton avis ? Si ça se trouve, ils ont murmuré des conneries à l’oreille d’un pauvre mec à l’époque, pour qu’il commence à tuer des gens en leur honneur ! Puis tout le pays s’y est mis, ça leur a donné du pouvoir, ça les a changés et ça a duré des décennies et des siècles, jusqu’à ce qu’ils deviennent des dieux !
Il pointa un index vengeur vers les petites créatures.
– On peut pas les remettre en liberté. C’est un trop gros risque !
Cornélia contempla les deux frères. Une fois devenus dieux, s’étaient-ils laissés emporter par leur propre puissance, comme eux-mêmes avec leurs masques géants ? Elle se demanda fugacement à quoi ressemblait le reste de la fratrie. Ce dieu rouge sang, mort dans le Rio Negro, avait-il été un lézard, une souris ou un petit moineau ?
– On n’est pas obligés de les remettre en liberté, dit-elle.
Elle échangea un regard avec Blanche. La cadette souriait. Cornélia acheva :
– On n’a qu’à les prendre avec nous.
– Dans le convoi ? s’étrangla Beyaz à l’arrière-plan.
Cornélia attrapa le petit chat. Il était maigre comme un clou et se débattait dans le vide ; ses griffes minuscules se plantèrent dans ses bandages sans lui faire de mal. Elle le fit tourner devant ses yeux, à la recherche d’une bizarrerie, d’un dard venimeux ou d’une écaille de dragon. Mais il n’y avait rien. Rien qui indiquait qu’il avait été le dieu de la guerre et de la nuit, drapé d’étoiles.
– Non, dit-elle enfin. Pas dans le convoi.
Blanche souriait toujours, par-dessus le bras d’Aaron qui l’avait enlacée et plaquée contre lui sans perdre son expression revêche. Cornélia se tourna vers elle.
– Un grand terrarium, ça devrait convenir, non ? Et un enclos ?
Aaron leva les yeux au ciel si fort qu’elle se demanda s’il ne s’était pas foulé le nerf optique.
– Vous êtes vraiment dingues, vous deux.
Cornélia rangea le chat, referma le carton.
– Ouais. C’est grâce à ça qu’on a survécu jusque-là.
Elle sentit un grignotement au niveau du bandage de sa cheville. En baissant les yeux, elle trouva Oupyre. Celle-ci secoua ses oreilles balafrées, dont il manquait quelques morceaux. Des traces de dents y avaient fait des trous.
Cornélia ! annonça Oupyre. Gagné bagarre ! Nous trop fortes.
Elle remua les moustaches d’un air pensif. Et, pour la toute première fois – depuis ce jour lointain où Cornélia avait ouvert ce maudit carton dans le placard à balai –, elle vint se frotter contre sa jambe avec affection. Cornélia retint son souffle. Son pelage était doux comme la soie.
Nous trop fortes.
– Oui, murmura Cornélia en contenant son émotion. Nous trop fortes.
Elle se tourna vers l’horizon.
– Allons-y. Epona nous attend.
Ils se mirent en marche parmi les ruines, les arbres abattus, les troncs brisés nets. On aurait dit qu’un cyclone avait dévasté Manaos.
– Merci pour les bandages, Blanchounette, fit Danaé.
– C’est pas moi… Je vous ai trouvés comme ça en arrivant. Et j’ai vu personne… C’est vraiment bizarre.
Cornélia ne dit rien. Aaron fronça les sourcils.
– Moi, j’ai été recousu. Avec une aiguille et du fil. (Il désigna le carton que Blanche portait dans les bras.) Et il a bien fallu quelqu’un pour mettre ces deux-là en boîte. Je pensais à Iroël, mais il est incapable de se servir d’une aiguille, maintenant. Alors, qui ?
Cornélia sourit pour elle-même, mais ne dit rien. Elle leva les yeux vers le ciel. Il était clair et serein, lavé de toute sa colère.
Bon vent, Mitaine.
Elle le dirait à Blanche, un jour. Plus tard.
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